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May 31, 2018 | Author: Anonymous | Category: N/A
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Missionnaires dominicains * Philippe de Beaumont, André Chevillard, Mathias Du Puis & Pierre Pélican.

Corpus Antillais - Vol. 5 Collection de sources sur les Indiens caraïbes Directeur de la collection : Bernard Grunberg. Éditeurs scientiiques : Bernard Grunberg, Benoît Roux & Josiane Grunberg. Avec la collaboration de Zoé Dubois, Joël Hanry, Éric Roulet. Mise en page et maquette : Benoît Roux. Couverture - Détail de  : Rochefort, Charles de. Histoire naturelle et morale des îles Antilles de l’Amérique. Rotterdam : Arnould Leers, 1658, livre II, chap. XIV, p. 429. - Détail de  : Archives nationales d’outre-mer [ANOM, Aix-en-Provence], COL, C8B1, n°4, Traité conclu entre Charles Houel, gouverneur de la Guadeloupe, et les Caraïbes, Guadeloupe, 31/03/1660. [Copie certiiée conforme en 1722]. - Détail de : ANOM, Dépôt des Fortiications des Colonies, 13 DFC 65B, Feuille 6, Caylus, Jean-Baptiste de. Plan du fort Saint-Pierre de la Martinique et des ouvrages proposez à y ajouter pour le mettre hors d’insulte, Martinique, 15/03/1693, 78×41,5 cm.

Quatrième de couverture - Détail de : ANOM, COL, C8B1, n°20, Carte de la Martinique par l’ingénieur Blondel, Martinique, ca 1665.

Conception graphique : Benoît Roux.

Publié avec le soutien de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR)

© L’HARMATTAN, 2016 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris www.harmattan.com [email protected] ISBN : 978-2-343-09627-8 EAN : 9782343096278

Collection sous la direction de Bernard GRUNBERG

Missionnaires dominicains * Philippe de Beaumont, André Chevillard, Mathias Du Puis & Pierre Pélican.

Édition critique de Bernard GRUNBERG, Benoît ROUX & Josiane GRUNBERG

L’Harmattan

Corpus Antillais Collection de sources sur les Indiens caraïbes TOMES 1 & 2 : Charles de Rochefort. Histoire naturelle et morale des îles Antilles (Édition comparée 1658, 1665, 166, 1681), Le tableau de l’île de Tabago (1665) et Relation de l’île de Tabago (1666). TOME 3 : Missionnaires capucins et carmes. Brieve relation de Paciique de Provins (1646) ; Voyages de Maurile de St Michel (Édition comparée 1652, 1653). TOME 4 : Voyageurs anonymes. Relation d’un voyage infortuné dite de l’Anonyme de Carpentras (ca 1620) ; Relatione delle Isole Americane dite du Gentilhomme écossais (1659) ; L’Histoire de l’île de la Grenade dite de l’Anonyme de Grenade (ca 1659) ; Relation des isles de Sainct Christole, Gardelouppe et la Martinicque dite de l’Anonyme de Saint-Christophe (ca 1640) ; Description de l’Isle de St Vincent dite de l’Anonyme de SaintVincent (ca 1700). TOME 5 : Missionnaires dominicains (I). Lettre de Philippe de Beaumont (1668) ; Les desseins de son éminence de Richelieu pour l’Amérique d’André Chevillard (1659) ; Relation de Mathias Du Puis (1652) ; Coppie d’une lettre de Pierre Pélican (1635).

(à paraître) TOME 6 : Voyageurs étrangers. Letter to the Earl of Carlisle d’Henry Ashton (1646) ; Giornale o memoria (1659), Relation, Relazione (1660) et Information succincte (1661) de Cosimo Brunetti ; Relazione d’Urbano Cerri (1678) ; Carta d’Álvarez Chanca (1494) ; Relación del Segundo Viaje de Cristóbal Colón ; (1493 - p. 235254) ; Historia del Almirante de Hernando Colón (chap. 44-46) ; De Novitatibus insularum de Miguel de Cúneo (1495 - f°24-46) ; A new Survey of the West-Indies de homas Gage (éd. comparée 1648, 1655 - chap. III-IV) ; Itinerario d’Alexandri Geraldini (ca 1522) ; Nieuwe wereldt, ofte Beschrijvinghe van West-Indien de Johannes de Laet (éd. comparée 1625, 1630 - chap. XX-XXI) ; De orbe novo de Pierre Martyr Anghiera (décades I et II, février 1494) ; An Houre Glasse of Indian Newes de John Nicholl (1607) ; Missión a las Indias de Gerónymo Pallas (1620 - livre II, chap. 4) ; Islario general de Alfonso de Santa-Cruz (1560 - part. 4) ; he general historie of Virginia de John Smith (1624 - chap. 25-27) ; De insulis meridiani de Nicolaus Scyllacius/Guillaume de Coma (1494) ; Carta de Simone del Verde (1494). TOME 7 : Missionnaires jésuites. Lettre d’Antoine Boislevert (ca 1662) ; Relation de Jacques Bouton (1640) ; Voyage d’Étienne de La Pierre (1668) ; Relation de Jean Hallay (1657) ; De insulis Karaybicis relationes manuscriptæ d’Adrien Le Breton (ca 1722) ; Relation (1655) et Narratio missionum (ca 1653) de Pierre-Ignace Pelleprat. TOME 8 : Voyageurs français et textes divers. Histoire nouvelle de Caillé de Castres (1694) ; Histoire et voyage de Guillaume Coppier (1645) ; Les exploits et logements des François dans l’isle de Gardeloupe dans la Gazette (1639) ; Relation du sieur de La Borde (1674) ; Relation (1644) et Lettre de Léonore La Fayolle (1644) ; Voyage de Daniel Le Hirbec (ca 1644) ; Récit du voyage et de l’arrivée aux Antilles du commandeur de Poincy dans le Mercure françois (1640). TOME 9 : Missionnaires dominicains (II). Raymond Breton. Relation de l’île de Guadeloupe (ca 1647), Brevis Relatio (1654), Seconde version de la Brevis Relatio (ca 1654), Fragments de la Brevis Relatio (s.d.), Relatio B (1656), Brevis Narratio (1657). TOMES 10-12 : Missionnaires dominicains (III). Jean-Baptiste Du Tertre. Histoire générale des isles (Édition comparée 1654 avec les manuscrits de la Bibliothèque nationale de France et de la Bibliothèque Mazarine) et Histoire générale des Antilles (1667-1670).

INTRODUCTION

L

es dominicains sont de grands chroniqueurs. Arrivés dans le Nouveau Monde dès 1510, les dominicains espagnols ont rédigé de nombreux ouvrages, à l’exemple de Bartolomé de Las Casas, de Diego Durán, d’Antonio de Remesal, d’Agustín Dávila Padilla, Francisco de Burgoa, etc.1. Les dominicains français ne sont cependant pas en reste. Ils ont beaucoup écrit sur les Petites Antilles où ils se sont rendus comme missionnaires au XVIIe siècle. Chacun a eu soin d’insister sur un aspect ou l’autre de la colonisation. Le père Pierre Pélican a donné ses premières impressions dans une longue lettre adressée au père JeanBaptiste Barré, supérieur du noviciat de Paris, à peine arrivé à la Guadeloupe. Raymond Breton a rédigé plusieurs relations tout au long des vingt ans qu’il a passés aux îles. Mathias Dupuis a raconté ses nombreux déboires avec le gouverneur de la Guadeloupe, Charles Houël. André Chevillard s’est extasié devant les fruits de la colonisation avant que Jean-Baptiste Dutertre ne livre sa grande fresque sur les établissements français des Petites Antilles en 1667. À la in du XVIIe siècle, une autre plume dominicaine fameuse se livrera à nouveau à cet exercice, poursuivant la tradition de l’ordre mais avec davantage de truculence, celle de Jean-Baptiste Labat. Les témoignages des dominicains français sont ainsi un précieux outil pour saisir la colonisation française des îles au XVIIe siècle. Les premiers dominicains français arrivent aux Antilles avec Jean du Plessis et Charles Liénart qui entreprennent de conquérir une île nouvelle au nom de la Compagnie des îles de l’Amérique et du roi2. Ils sont quatre, spécialement choisis par Jean-Baptiste Carré : Pierre Pélican, le supérieur de la mission, Nicolas Breschet, Raymond Breton et Pierre Grifon de la Croix3. La mission est approuvée par la Propagande de la Foi. Le pape Urbain VIII concède, le 12 juillet 1635, les privilèges pour dix ans aux quatre dominicains4. C’est le cardinal de Richelieu 1. Medina, Miguel Angel. Los dominicos en América. Presencia y actuación de los dominicos en la América colonial española de los siglos XVI-XIX. Madrid  : Mapfre, 1992. Fernandez Rodriguez, Pedro. Los dominicos en la primera evangelización de México (1526-1550). Salamanque  : San Esteban, 1994. Castañeda Delgado, Paulino[coord.]. Tercer Congreso Internacional sobre Dominicos y Nuevo Mundo : actas. Madrid : Deimos, 1991. 2. Rennard, J. Histoire religieuse des Antilles françaises des origines à 1914 d’après des documents inédits. Paris : Librairie Larose, 1954, 3. BNF, ms fr. 15466, Lettre de p. Pélican à J.-B. Carré, Guadeloupe, 28/05/1635, f° 88r ; Breton, Raymond. Relatio A, dans Relations de l’île de la Guadeloupe. Basse-Terre : Société d’Histoire de la Guadeloupe, 1978, p. 138 ; Breton, R. Relation française, dans Relations de l’île de la Guadeloupe, op. cit., p. 85 ; Du Tertre, Jean-Baptiste. Histoire générale des Antilles habitées par les François [1667-1670]. Paris : Éditions E. Kolodziej, 1978, t. 1, p. 94. 4. Archives de la Propagande de la Foi [APF], Congressi, America Antille I, Décret de la Propagande de la Foi, Rome, 19/06/1634, f° 150v-151r ; Bulla missionis. Facultates concessae a Sanctissimo 5

les missionnaires dominicains

qui les a invités dans cette aventure car il avait de bonnes relations avec le frère J.-B. Carré et avait vivement soutenu le mouvement de réforme de l’ordre. Jean-Baptiste Carré, qui a reçu du pouvoir la conduite de la colonisation, obtient de la Compagnie des îles de l’Amérique de nombreux privilèges et promesses. Mais, apprenant les conditions déplorables dans lesquelles les pères doivent exercer leur ministère, il les rappelle. Seul demeure dans les îles Raymond Breton. Les directeurs de la Compagnie ont bien du mal à obtenir de nouveaux missionnaires. Ils doivent faire appel à d’autres congrégations dominicaines et à d’autres ordres religieux pour satisfaire l’encadrement des colons, des Indiens et des esclaves1. Les dominicains s’établissent tout d’abord de façon exclusive à la Guadeloupe, où ils ont deux maisons et des habitations données gracieusement par la Compagnie. Ils font construire entre la Petite Rivière et la rivière de la Pointe-des-Galions une église sous l’invocation de Notre-Dame-du-Rosaire. À Cabesterre, ils bâtissent leur maison et l’église Saint-Hyacinthe2. Les actions des dominicains sont nombreuses et variées. Ils sont tour à tour médecins, interprètes, intermédiaires dans tous types d’afaires. Leur volonté missionnaire est un peu freinée par le nécessaire encadrement des colons. Ils administrent les paroisses, comme les autres ordres, et en l’absence de tout clergé séculier. Mais les pères sont peu nombreux. Les relations entre les dominicains et les diférents capitaines de la Guadeloupe (L’Olive, Houël) ne sont pas bonnes. Les dominicains critiquent vivement la guerre entreprise par L’Olive contre les Indiens de la Guadeloupe3 et prennent le parti du lieutenant général Aubert contre Houël. Ce dernier joue alors les ordres les uns contre les autres et fait venir à la Guadeloupe les capucins chassés de Saint-Christophe par Philippe Lonvilliers de Poincy, puis les carmes, les augustins et les jésuites. Il remet en cause les droits des dominicains et leur retire leurs propriétés. Les directeurs de la Compagnie des îles de l’Amérique rappellent Houël à l’ordre à plusieurs reprises ain qu’il les favorise et fasse en sorte que les habitants pourvoient à leurs nécessités4. La vente de la Guadeloupe par la Compagnie, en 1649, à Charles Houël et à son beau-frère Jean de Boisseret renforce son pouvoir et les dominicains en font en grande partie les frais. Plusieurs pères rentrent en

1. 2. 3. 4.

Domino Nostro, Domino Urbano, Rome, 12/07/1635, dans Breton, R. Relation française, op. cit., p. 85-86 ; Chevillard, André. Les desseins de son Éminence de Richelieu pour l’Amérique. Basse-Terre : Société d’Histoire de la Guadeloupe, 1973, p. 19. La mission est conirmée et ses privilèges sont accrus le 4 mars 1644 par le pape Urbain VIII (APF, Congressi, AA I, Lettre des dominicains à la Propagande de la Foi, Guadeloupe, 11/09/1646, f° 152r-153v ; APF, Congressi, AA I, Copie des facultés données à Armand de La Paix, Guadeloupe, 12/01/1647, f° 154r-155v). Breton, R. Relatio B, dans Relations de l’île de la Guadeloupe, op. cit., p. 208. De 1648 à 1656, il n’y a que trois dominicains du noviciat à œuvrer aux îles. Contrat de donation des terres aux religieux de l’ordre de frères prêcheurs, 26/01/1637, dans Breton, R. Relation française, op. cit., p. 94 ; Du Tertre, J.-B. Histoire générale des Antilles habitées par les François, op. cit., t. 1, p. 112-113. Breton, R. Relation française, op. cit., p. 90-91 et Relatio B, op. cit., p. 166 ; Du Tertre, J.-B. Histoire générale des Antilles habitées par les François, op. cit., t. 1, p. 106. ANOM, F2A13, Délibération de la Compagnie, Paris, 2/02/1646, p. 500. 6

introduction

France1. La monarchie doit intervenir en 1652 auprès de Houël pour lui rappeler l’importance de l’œuvre accomplie par les frères prêcheurs dans les îles2. La donation de terres sur laquelle une grande partie du conlit se focalise est conirmée3. Mais cela n’empêche pas Houël de continuer à la contester. Le litige sera tranché par un arrêt du Conseil en 1662 en faveur des dominicains4. La in du régime des seigneurs propriétaires avec la création de la Compagnie des Indes occidentales par Colbert en 1664 permet d’apaiser les relations. La vie des dominicains n’en demeure pas moins agitée. Ils sont traversés par des conlits internes, les supérieurs ne reçoivent pas l’adhésion de tous, et sont partagés sur le rattachement de la mission antillaise au noviciat. Ils entrent aussi en rivalité avec les jésuites à propos de la Confrérie du Rosaire5. Les dominicains fondent bientôt des missions dans toutes les îles françaises. Ils reçoivent du gouverneur de la Martinique Jacques Dyel du Parquet le fonds Saint-Jacques. Ils y établissent une sucrerie et un moulin. Ils y font travailler des esclaves6. Ils s’implantent ensuite à Sainte-Croix en 1660. Charles de Sales leur octroie des terres et 5000 livres de tabac de rente annuelle7. Ils sont aussi à SaintChristophe, à la Grenade, et à Saint-Martin. Si les missions sont nombreuses (on en compte six en 1665), elles sont peu pourvues. Elles ne sont bien souvent animées que par un seul religieux, parfois aidé d’un frère lai. Philippe de Beaumont mentionne sept religieux en tout en 1665. L’état des missions des dominicains des années 1666-1667 parle de onze dominicains dans l’ensemble des îles. La mission de la Dominique est un peu particulière car l’île est restée sous le contrôle des Indiens. Elle a été animée de façon intermittente par Raymond Breton puis dans les années 1660 par Philippe de Beaumont8.

1. Breton, R. Relatio A, op. cit., p. 150 et Relatio B, op. cit., p. 190. 2. ANOM, F3221, Lettre du roi à Houël, 20/09/1652, f° 277 ; ANOM, F3221, Lettre de la reine à Houël, 20/09/1652, f° 279. 3. ANOM, F3221, Lettres patentes, mai 1654, f° 281-286 4. Du Tertre, J.-B. Histoire générale des Antilles habitées par les François, op. cit., t. 1, p. 113 5. Sur cette question voir Pizzorusso, G. Una controversia sul rosario. Domenicani e Gesuiti nelle Antille francesi (1659-1688). Dimensioni e problemi della ricerca storica, 1994, fasc.  2, p. 202-215. 6. Du Tertre, J.-B. Histoire générale des Antilles habitées par les François, op. cit., t.  2, p.  435  ; Labat, Jean-Baptiste. Voyage aux Isles, Paris, Phébus, 1993, p. 48-49. 7. APF, Congressi, AA I, Contrat entre Charles de Sales et Philippe de Beaumont, 15/10/1660, f° 201r202v. 8. APF, Congressi, AA I, Lettre de Ph. de Beaumont à Giovanni Battista de Marinis, Guadeloupe, 24/01/1665, f° 114r-115v ; APF, Congressi, AA I, État des missions, 1666-1667, f° 11r-12v. 7

Liste des dominicains à la Guadeloupe et/ou à la Martinique (1535-1660) Beaumont, Philippe de Boulongne, Jean de Breton, Raymond Brossard, Joseph Bruchet de Saint Dominique, Nicolas (Nicolas Saintal, Nicolas de Saint-Dominique) Chevillard, André Coliard, Pierre Des Martyrs, Jacques (Jacques Le Gendre) Dubois, Jacques Du Puis, Mathias Dutertre, Jean-Baptiste Feuillet, Jean Baptiste Fontaine, Pierre Grifon de la Croix, Pierre

Guibert, Hyacinthe L’Assomption, Étienne de (Étienne Fouquet) La Mare, Nicolas de Laforcade, Pierre La Paix, Armand de (Armand Jacquinot) Michel Michel, Vincent Pélican, Pierre Plançon, Louis Roussel, Joseph Dominique de Saint Gilles (Dominique Picart) Saint-Paul, Jean de (Jean Dujean) Saint-Raymond, Charles de (Charles Pouzet) Vincent

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LES AUTEURS Philippe de Beaumont (1620-1680) Né à Paris en 1620, Philippe de Beaumont prend l’habit dominicain, à l’âge de dix-sept ans, au couvent de l’Annonciation, dans sa ville natale. En 1638, il y fait profession avant d’être envoyé, la même année, par la congrégation SaintLouis, faire sa philosophie à Rodez. Il retourne dans son couvent dès 16401. C’est neuf années plus tard que sa destinée antillaise commence. Il part avec plusieurs autres religieux à l’appel du général de l’ordre, Tommasso Turco, et débarque à la Guadeloupe en 16492. On le retrouve curé de Capesterre en 16513. Devenu vice-supérieur de la mission des îles (31 mai 1654), il remplit de nombreuses missions à la Guadeloupe, tant spirituelles que temporelles, et oicie de façon intermittente à Capesterre en 1657 et en 16594. En 1658, il obtient du gouverneur de la Guadeloupe, Charles Houel, un terrain situé entre la rivière SaintLouis et le Baillif pour la mission, avec 26 esclaves noirs pour faire fonctionner un moulin à sucre, ainsi qu’une exemption des taxes et des droits de pêche5. Il est l’un des neuf arbitres désignés pour résoudre le conlit entre Houel et ses parents qui aboutit au partage de l’île en 16596. Il participe avec le père jésuite Duvivier aux pourparlers de paix entre les Français et les Caraïbes de Saint-Vincent et de la Dominique, qui aboutiront au traité de Basse-Terre (31 mars 1660) mettant in à la guerre dans les îles 7. Beaumont ressent douloureusement les diicultés de sa tâche. La question de la conduite de la mission est posée. Les dominicains sont en particulier divisés sur la question de son rattachement au noviciat. Beaumont propose dans une lettre adressée au général de lier la mission avec la congrégation de Saint-Louis. Il demande aussi une augmentation du nombre de missionnaires et se prononce pour l’élection du préfet pour les Indes occidentales, qui sera ensuite approuvée par le général8. Beaumont, qui est devenu le nouveau supérieur depuis la mort de Pierre 1. David, Bernard. Dictionnaire biographique de la Martinique. Tome 1 : Le clergé 1635-1715. Fortde-France : S. H. M., 1984, t. 1, p. 14-16. 2. Breton, R. Relatio B, op. cit., p. 184. Dans une autre relation, R. Breton dit qu’ils sont arrivés en 1651 (Breton, R. Relatio A, op. cit., p. 150). 3. David, B. op. cit., t. 1, p. 14-16 ; Du Tertre, J.-B. Histoire générale des Antilles, op. cit., 1978, t. 2, p. 433. 4. David, B. Dictionnaire biographique de la Martinique, op. cit., t. 1, p. 14-16. 5. APF, Congressi, AA I, Copie du contrat fait à la Guadeloupe le 3/07/1658, Paris, 20/06/1659, f° 192r-193v. 6. Du Tertre, J.-B. Histoire générale des Antilles, op. cit., t. 1, t. 1, p. 526. 7. Ibidem, p. 537-538. 8. APF, Rome, Congressi, America Antille, 1, Lettre de Pierre la Forcade a Bernard Bosside, Martinique, le 2-13/07/1660, f° 197r-198v ; APF, Congressi, AA, I, Lettre de Beaumont, Bresson, Cuet et Le Clerc a Giovanni Battista de Marinis, Guadeloupe, 21/07/1660, f° 199-200v. 9

les missionnaires dominicains

Fontaine, s’entend avec le gouverneur de Saint-Christophe, monsieur de Sales, pour l’établissement d’une mission à Sainte-Croix (octobre 1660). De Sales ofre 5.000 livres de pétuns par an et 10 esclaves noirs1. C’est à cette époque qu’aurait eu lieu le premier séjour de Beaumont chez les Indiens de la Dominique2. Beaumont rentre en France dans le courant de l’année 1663. Mais il ne reste pas longtemps en métropole car il embarque en février 1664 à La Rochelle, comme aumônier d’Alexandre Prouville, marquis de Tracy, lieutenant du roi en Amérique, à destination de la Guyane, pour reprendre Cayenne aux Hollandais. Arrivé à Cayenne en mai, Beaumont assiste à la capitulation des Hollandais et repart bientôt. Il arrive à la Martinique le 1er juin avant de s’installer à nouveau à la Dominique3. En 1665, Beaumont signe avec des habitants de la Montagne Saint-Louis un compromis à propos d’un terrain donné aux dominicains par le gouverneur de L’Olive en 1635, sur lequel son successeur, Charles Houël, les avait installés4. Au début de l’année 1666, Beaumont est à la Dominique5. Puis il passe à BasseTerre, en Guadeloupe, où il assiste à la défaite des Anglais, le 20 avril 1666, et à la dispersion de leur lotte le 4 août en raison d’un fort ouragan6. Il est chargé au mois de juin d’assurer les Indiens de l’amitié des Français7. Il passe à SaintChristophe pour signer, aux côtés des pères La Forcade, Dubois et Boulogne, un contrat avec le lieutenant général du roi, Lefebvre de La Barre, et le représentant de la Compagnie des Indes occidentales, Anne de Chambré, pour établir une mission des dominicains dans la partie anglaise de l’île, qui vient d’être conquise8. Beaumont suit les armées françaises, participe à l’expédition menée par le capitaine Bourdet sur la Dominique pour capturer l’Anglais Warner. Il assiste à la prise d’Antigua, puis à celle de Montserrat9. Il donne l’absolution aux soldats et s’occupe des milices des habitants quand les Anglais arrivent avec une lotte pour reprendre l’île mais ces derniers sont défaits (juin 1668) et lui-même échappe de 1. APF, Congressi, AA, I, Extrait de la minute du contrat passé le 15/10/1660, Sainte-Croix, 19/07/1662, f° 201-202v ; Convention faite entre M. de Sales et les religieux dominicains, Saint-Christophe, octobre 1660, dans Du Tertre, J.-B. Histoire générale des Antilles, op. cit., t. 3, p. 366-369. 2. David, B. Dictionnaire biographique de la Martinique, op. cit., t. 1, p. 15. 3. Du Tertre, J.-B. Histoire générale des Antilles, op. cit., t. 3, p. 51-55, 62-63 et 100 ; David, B. Dictionnaire biographique de la Martinique, op. cit., t. 1, p. 15. 4. APF, Congressi, AA, I, Copie de l’acte notarié du 30/04/1665, Guadeloupe, 19/12/1668, f° 23-26v. 5. APF, Congressi, AA, I, État de la mission des dominicains (1666-1667), f° 11-12v. 6. Lettre du révérend père Philippe de Beaumont, de l’Ordre des Frères Prescheurs, ancien missionnaire apostolique dans les Indes Occidentales écrite à Monsieur C.A.L., Escuyer Seigneur de C.F.M. et demeurant à Auxerre, où il est parlé des grands services rendus aux François habitans des Isles, Antisles, par les Sauvages, Caraibes et Insulaires de la Dominique, Poitiers, Jean Fleuriau, 1668, p. 5. 7. Du Tertre, J.-B. Histoire générale des Antilles, op. cit., t. 4, p. 106. 8. APF, Congressi, AA, I, Contrat, Saint-Christophe, 20/11/1666, f° 214r-217v ; Lettre du révérend père Philippe de Beaumont, p. 13. 9. Lettre du révérend père Philippe de Beaumont, p. 12, 15 et 17-18 ; Du Tertre, J.-B. Histoire générale des Antilles, op. cit., t. 4, p. 94. 10

introduction

peu à la mort, alors qu’il suit les troupes1. Il compte se rendre auprès des Indiens de la Dominique en 1668, quand il apprend que la guerre est inie. Il est à la Dominique au début de l’année 16692. Mais son action est critiquée par ses confrères, notamment par La Forcade, qui non seulement ne partage pas ses points de vue sur la question de l’union de la mission et de la congrégation de Bretagne, souligne que Philippe de Beaumont est la source de nombreux désordres dans les îles et souhaite le retour de ce dernier en France3. Il est cependant vraisemblable, comme le note Bernard David, que La Forcade craint la renommée de Beaumont et qu’il ne l’éclipse à la tête de la mission4. Beaumont devient supérieur de la mission le 30 septembre 1673, puis préfet apostolique à la mort de La Forcade. À sa demande, il est relevé de ses fonctions le 26 juillet 1679 en raison de ses inirmités. Il meurt en Guadeloupe au début de l’année suivante5. André Chevillard († 1682) Nous ne connaissons ni la date de naissance d’André Chevillard ni son nom de baptême. Nous pouvons cependant penser qu’il est né en Bretagne, dans les années 16206. Il est entré au couvent réformé de Bonne-Nouvelle de Rennes, où il est novice en avril 16407. Il efectue son premier voyage aux Antilles entre 1656 et 1657-1658. Il a desservi la paroisse de Capesterre à la Guadeloupe (1656) et était très vraisemblablement logé dans la résidence des dominicains, dite du Rosaire. En 1657, il était à Saint-Christophe probablement pour s’embarquer ain de rentrer en France8. En 1658, il écrit les Desseins de son éminence de Richelieu pour l’Amérique, ouvrage qui sera publié à Rennes, en 1659. Après son retour des Antilles, il vit au Portugal9, bien qu’il ne soit possible de connaître ni la date, ni la durée de son séjour. En 1664, il demande au maître général de l’ordre d’accompagner l’expédition de Candie, lors de la guerre turco-vénitienne. Essuyant un refus, il propose de se rendre une nouvelle fois aux Antilles. 1. Ibidem, p. 19. 2. Ibidem, p. 23 ; APF, Congressi, AA, I, Lettre de La Forcade au dominicain Jacques Barelier, Martinique, 13/02/1669, f° 257-260v. 3. APF, Congressi, AA, I, Lettre de La Forcade au dominicain Jacques Barelier, Martinique, 13/02/1669, f° 257-260v. 4. David, B., op. cit., t. 1, p. 14-16. 5. Ibidem, p. 14-16 ; Fabre C. Dans le sillage des caravelles : annales de l’Église en Guadeloupe 16351970, [s. l.], [s. n.], 1976, p. 29. 6. Quetif Jacques, Echard Jacques. Scriptores ordinis prædicatorum recensiti notis historicis et criticis illustrati auctoribus. Paris : J.-B. Christophorum Ballard et Nicolaum Simart, 1719-1723, tome 2, p 695 : “Gallus Armoricus patriaque”. Et non pas à Redon comme l’indique Dampierre, Jacques de. Essai sur les sources de l’histoire des Antilles françaises (1492-1664). Paris, 1904, p 136 . 7. David, B., op. cit., p. 57 : “André Chevillard était encore novice au couvent de la Bonne Nouvelle […] en avril 1640”. 8. Chevillard, André. Les desseins de son Éminence de Richelieu pour l’Amérique. Rennes : J. Durand, 1659, p. 82. 9. David, B. op. cit., p. 57. 11

les missionnaires dominicains

En avril 1669, Chevillard est à La Rochelle, attendant peut-être de s’embarquer pour les îles1. On le retrouve à Capesterre à la in de 1674. Il est élu supérieur de Sainte-Croix en 1675. En 1680, il réapparaît à la Martinique, où il est devenu prêtre itinérant, desservant les paroisses du Marigot et de Grande-Anse2. Ce rôle de prêtre itinérant n’a rien de surprenant, il est même fréquent aux Antilles françaises dans les premiers temps de l’installation car les paroisses manquent de personnel venu de métropole, et les cures sont régulièrement vacantes. Chevillard reste aux Antilles jusqu’à la in de sa vie, le 25 ou 26 mai 16823. La vision négative de J. de Dampierre a largement contribué à la mise de côté de l’œuvre du missionnaire4. Bien que la page du titre ne mentionne pas clairement de date d’édition, plusieurs indices permettent d’airmer que Les desseins de son Éminence a été composé dès le retour du premier voyage de Chevillard. Le manuscrit, aujourd’hui disparu, a probablement été rédigé en grande partie pendant son voyage, puis rapidement mis en forme au cours de 1658. En efet, la licence du père général de l’ordre des frères prêcheurs, datée du 24 août 1658, implique qu’à cette date l’ouvrage était terminé et parvenu à Rome. Les approbations délivrées par des dominicains bretons entre janvier et juin 1659 permettent d’assurer que Les desseins de son Éminence a été édité en 1659, à Rennes, chez Jean Durand. L’éditeur choisi exerce à Rennes de 1644 à 1670, en qualité d’imprimeur de l’évêché de Rennes, lui donnant ainsi le monopole des publications épiscopales5. Ce détail explique probablement le choix de Chevillard. Le titre de l’œuvre se réfère au cardinal de Richelieu, bien que décédé dixsept ans auparavant. Ce choix n’est donc forcément pas neutre. Symbole fort de l’entreprise coloniale antillaise puisqu’il en est le promoteur, le cardinal-ministre a également choisi l’ordre des frères prêcheurs comme premiers missionnaires dans les îles. Chevillard précise que la réalisation de la mission n’a été possible que grâce à Richelieu6. Dans son titre intégral, Les desseins de son Éminence de Richelieu pour l’Amérique ; ce qui s’y est passé de plus remarquable depuis l’établissement des colonies. Et un ample traité du naturel, religion & mœurs des Indiens insulaires et de la Terre Ferme est une chronique d’un auteur dit “de passage” puisqu’elle est parue au terme d’un 1. David, B. op. cit., p. 58. 2. Cf. les registres paroissiaux du Marigot. ANOM, DPPC, BMS, 5 Mi 554, fol. 9 et DPPC, BMS, 5 Mi 603, f° 1. 3. Quetif J., Echard J., op. cit., tome 2, p. 695 : “ibidemque etiam mortuus anno MDCLXXXII die XXV aut XXVI maii”. 4. Dampierre, J. de, op. cit., p 135 : “la personnalité [de Chevillard] n’est guère plus intéressante que son œuvre qui l’est peu”. 5. Lepreux, Georges. Gallia typographicaou répertoire biographique et chronologique de tous les imprimeurs de France depuis les origines de l’imprimerie jusqu’à la Révolution. Série départementale. Tome IV, Province de Bretagne. Paris : H. Champion, 1914, notice “Durand”, p. 51-52. 6. Chevillard, A., op. cit., p. 19 : “à la demande de monseigneur le cardinal il [Urbain VIII] déclare nos religieux premiers missionnaires dans les îles, sous la protection des lys de France”. 12

introduction

voyage d’environ un an aux îles. Le père Chevillard n’a donc ni vécu, ni appréhendé tout ce qu’il rapporte. Il s’agit d’un ouvrage croisant de nombreuses sources qui est plus intéressant pour ce qu’il nous laisse entrevoir de la mentalité et de la perception de cette colonisation par un dominicain que pour les informations factuelles qu’il nous livre sur celle-ci. Trois types de sources ont essentiellement servi pour la rédaction de cette chronique : les sources écrites, orales et la propre expérience de Chevillard. L’auteur mentionne l’emprunt à d’autres écrits missionnaires1. Il recopie également des documents d’archives de la mission dominicaine, comme certaines correspondances entre le gouverneur Houël et le supérieur de la mission Armand de la Paix. De par sa formation intellectuelle et culturelle, il s’appuie à de nombreuses reprises sur des références bibliques et théologiques. Ses informateurs sont mentionnés quelquefois2, et il indique parfois son ressenti quant au travail missionnaire3. En tant qu’ouvrage de missionnaire, il appréhende tous les événements sous l’angle divin et les rapporte à la mission. En efet, cet ouvrage relate le potentiel missionnaire des Antilles. Un certain nombre de conversions de Caraïbes et de protestants ainsi que le contenu du catéchisme pour les autochtones et les esclaves noirs sont décrits. Tout le récit de Chevillard s’organise autour de l’idée de prouver la légitimité de la mission dominicaine aux Antilles. Pour cela, notre dominicain met en place un argumentaire visible dans la structure de son récit. Tout d’abord, il écrit un historique de la mission dominicaine depuis le choix des religieux par le cardinal de Richelieu jusqu’aux diicultés rencontrées comme la guerre contre les populations caraïbes et la famine. Ces deux facteurs sont les excuses assez classiques invoquées par les religieux ain d’expliquer le début tardif de la mission auprès des Caraïbes4. Puis l’auteur met en avant le manque de missionnaires, ce qui ralentit considérablement l’efort missionnaire puisqu’il faut d’abord s’occuper des Français. Lorsqu’enin la mission auprès des Sauvages semble commencer5, d’autres obstacles surviennent d’après l’auteur, comme la mort du supérieur de la Marre et la guerre civile “des années 1646, 1647 et 1648 [qui ont apporté] de grands maux dans les îles ; et que les rébellions domestiques de la Guadeloupe y causèrent des désordres non pareils, d’étranges calamités et des misères presque inconcevables”6. Néanmoins, malgré toutes ces diicultés, Chevillard nous fait part de conversions exemplaires montrant qu’un réel travail de mission est possible. Il ne manque pas non plus d’insérer une comptabilité 1. Ibidem, p. 49-50 : référence à Jean-Baptiste Du Tertre ; p 195 : référence à Pelleprat. 2. Ibidem, p. 45 : “comme tous les anciens habitants m’ont assuré par serment” ; p. 85 : “le sieur PierreRoche bordelais de nation, homme d’esprit et de cœur, et aide-major en ce temps-là, m’a témoigné avec les plus anciens habitants de la colonie”. 3. Ibidem, p. 130 : “s’il m’est permis de dire mon sentiment, il faut que j’avoue que je regarde ce Sauvage converti si afectionné au service de Dieu” ; p. 146 : “il me souvient qu’un soir le père Beaumont instruisant plusieurs Nègres…” ; p. 193 : “j’en parle par expérience” 4. Ibidem, p. 32 : “une guerre si déplorable, qu’elle a été un fort obstacle à la conversion des Indiens de ces terres”. 5. Ibidem, chapitre VIII, p. 51-59. 6. Ibidem, p. 76. 13

les missionnaires dominicains

des conversions protestantes, permettant ainsi de rivaliser avec celle qu’établit le jésuite Pelleprat dans sa Relation1. La seconde partie du livre de Chevillard tente de démontrer les erreurs du protestantisme. Enin sa dernière partie est consacrée à la description “ du naturel, religion, mœurs, et funérailles des Sauvages ”2. L’essentiel semble emprunté à la Relation de l’île de la Guadeloupe de son coreligionnaire Raymond Breton. Les mêmes thèmes sont exploités, chapitre après chapitre, mais aussi des similitudes dans l’écriture semblent assez troublantes. À travers le portrait des Caraïbes, Chevillard cherche à plaire à son lectorat par le biais d’anecdotes exotiques, mais également à l’édiier. À l’instar des missionnaires qui l’ont précédé, Chevillard dépeint un portrait équivoque des Caraïbes, tantôt innocents et simples, tantôt inhumains, cannibales, violents et rebelles. Ces descriptions paradoxales et ambivalentes traduisent bien l’incompréhension des religieux face aux populations indigènes. Si le texte du père Chevillard se clôt sur un chapitre consacré aux esclaves noirs, ce n’est certainement pas un hasard. En 1659, le mythe de la conversion des Indiens caraïbes s’est déjà largement consumé, et ce sont sur ces populations d’origine africaine, dociles et très nombreuses, que se sont transférés les espoirs missionnaires. Mathias Du Puis († 1656) Mathias Du Puis est d’origine picarde3. Il entre dans l’ordre dominicain au couvent de Soriano et devient Mathias de Saint-Jean4. Il est profès du noviciat de Paris en mars 16415. Il quitte le noviciat pour les îles avec un autre père dominicain en 1644 mais ce dernier, malade, redescend à terre et Du Puis poursuit son voyage seul6. Il arrive en novembre 1644 à la Guadeloupe et apporte avec lui le décret du maître général Tommaso Turco, daté du 7 juin 1644, approuvant la mission des dominicains dans les îles7. La tension est alors à son comble dans les Antilles. Le nouveau lieutenant général du roi, Patrocles de hoisy, n’est pas accepté par tous les gouverneurs. Ses directives ne sont toujours pas appréciées par les religieux. Du Puis intervient auprès de lui en 1646 à propos de l’ordonnance qui empêche les religieux de quitter

1. Ibidem, p. 149 : “je trouve d’ailleurs sur le livre de nos registres […] depuis l’an 1624 jusqu’à l’année 1657 le nombre de trois mille soixante-neuf hérétiques réduits sous l’autorité du Saint-Siège”. Pelleprat, Pierre-Ignace. Relation des missions des pères de la Compagnie de Jésus dans les îles et dans la terre ferme de l’Amérique méridionale. Texte établi par R. Ouellet. Québec, P.U.L., 2009, p. 81 : “on en gagne souvent trente et quarante dans un mois, et si j’en voulais faire le dénombrement il se trouverait qu’il s’en est converti plus de douze ou treize cents depuis notre établissement dans les îles”. 2. Chevillard, A., op. cit., p. 170. 3. Quetif J., Echard J., op. cit, t. 2, p. 564. 4. Breton R. op. cit., p. 121 5. Quetif J., Echard J., op. cit, t. 2, p. 564 ; Breton, R. op. cit., p. 121. 6. Du Puis, Mathias. Relation de l’establissement d’une colonie française dans la Guadeloupe, isle de l’Amérique, et des mœurs des Sauvages. Caen : Marin Yvon, 1652, p. 183. 7. Breton, R. op. cit., p. 121. Les lettres approuveraient aussi la concession de terrains à l’ordre (idem, p. 146). 14

introduction

son île1. Puis il participe à la prise des Saintes en novembre 1648 et il y plante une croix2. Ses relations avec le gouverneur de la Guadeloupe, Charles Houël, ne sont pas bonnes, et le gouverneur veut chasser les dominicains de son île mais le bateau prévu à cet efet n’arrive pas et les dominicains restent dans l’île3. La mission manque cruellement de pères. Mathias Du Puis demande des renforts qui arrivent en octobre 1649 avec Pierre Coliard, Philippe de Beaumont, Hyacinthe Guibert et Giraut. Du Puis, gravement malade, explique au père Coliard les diicultés qu’il rencontre avec Houël, mais celui-ci ne le croit pas et préfère s’en remettre à Houël ce qui motive son refus de signer la commission de Coliard4. Mais les conlits avec Houël perdurant, Du Puis ne supporte plus la situation et obtient de Coliard l’autorisation de rentrer en France. Il embarque à Saint-Christophe et aborde en France en août 16505. Mathias Du Puis s’établit à Caen6. Il y publie sa relation de voyage, Relation de l’establissement d’une colonie française dans la Guadeloupe, en 1652, dédié à la princesse Marie Léonor de Rohan, abbesse de l’abbaye royale de Caen. Il bénéicie pour rédiger son ouvrage d’une composition en latin que lui a remise le père Raymond Breton, parlant pour sa part de mémoires donnés par le dominicain7. Il meurt en 16568. Pierre Pélican (1592-1682) Pierre Pélican est né à Blois en juin 1592. Il prononce ses vœux chez les dominicains en 1607 et réside au couvent de Chartres. Après avoir étudié le latin et le grec au gymnase Saint-Jacques, il est ordonné prêtre et reprend ensuite ses études à la Sorbonne en 1626 et 1627, où il obtient sa licence puis son doctorat. Il passe au noviciat de Paris en 16389. Il appartient à la première mission des dominicains10, envoyée par le prieur du noviciat, Jean-Baptiste Carré, dans l’expédition de Charles Liénard de L’Olive et de Jean du Plessis, qui doit s’établir dans une des îles des Petites Antilles. Pélican, le supérieur de la mission, est accompagné de Nicolas Breschet, Raymond Breton

1. Du Puis, M. Relation de l’establissement, op. cit., p. 79. 2. Breton, Raymond. Dictionnaire caraïbe françois meslé de quantité de remarques pour l’éclaircissement de la langue [1665]. Paris : Karthala, 1999, p. 204. 3. Du Puis, M. Relation de l’establissement, op. cit., p. XI et 147. 4. Du Tertre, J.-B. t. 1, p. 404 ; Du Puis, M. Relation de l’establissement, op. cit., p. 159 et 161. 5. Breton, R. op. cit., p. 150 et 186 ; Du Puis, M. Relation de l’establissement, op. cit., p. 167-168. 6. Quetif J., Echard J. Scriptores ordinis prædicatorum, op. cit., t. 2, p. 564. 7. Breton, R. Dictionnaire, op. cit.,p. VI ; Du Puis, M. Relation de l’establissement, op. cit., p. X. 8. Quetif J., Echard J. Scriptores ordinis prædicatorum, op. cit., t. 2, p. 585. 9. Breton, R. op. cit., p. 138. 10. Cette mission a été approuvée par la Propagande de la foi, cf. APF, Congressi, America Antille, 1, Lettre de la Propagande de Foi, Rome, le 19/06/1634, f° 150v-151r. Pierre Pélican a reçu ses pouvoirs du pape Urbain VIII, Cf. Facultates concessae, le 12/07/1635, dans Breton, R. op. cit., p. 85-86 ; Chevillard, A. op. cit., p. 19. 15

les missionnaires dominicains

et Pierre Grifon de la Croix1. Les dominicains quittent Paris pour Dieppe d’où ils embarquent en mai 1635 et, in juin, ils abordent l’île de la Martinique 2, où Pierre Pélican et Pierre de la Croix attachent une croix à un arbre en entonnant le Te Deum laudamus3. Mais l’île ne satisfait ni L’Olive ni du Plessis et l’expédition reprend la mer et aborde la Guadeloupe. Le 29 juin, Pélican célèbre la première messe sur l’île. Les dominicains érigent deux chapelles à proximité des résidences des deux gouverneurs. Pélican demeure aux côtés de L’Olive, qui lui promet un petit couvent, et il se préoccupe de convertir des hérétiques et de lutter contre les blasphémateurs4. Pélican part ensuite avec Pierre Grifon à Saint-Christophe, où les capucins les accueillent à bras ouverts. Ils y restent six semaines durant lesquelles ils peuvent observer la mise en valeur de l’île par les religieux. Pélican institue la confrérie du rosaire à Saint-Christophe, dont il laisse l’administration aux capucins. Il distribue des chapelets, notamment aux esclaves noirs baptisés5. Ils rentrent à la Guadeloupe, où la situation se dégrade. La nourriture se fait rare, la mésentente entre L’Olive et du Plessis n’arrange pas les choses. Ils assistent les nécessiteux et les malades6. À la mort de du Plessis, en décembre 1635, Pélican part pour Saint-Christophe et renvoie Breton à la Guadeloupe auprès de L’Olive. Pélican fréquente le général des Anglais de l’autre partie de l’île, espérant le faire changer d’idée en matière religieuse7. Pélican a pu avoir à ce moment l’idée de rentrer en France. Breton dit que son retour est motivé par la maladie, mais il ne semble pas que Pélican ait été particulièrement malade8. Il y a d’autres raisons. En fait, Pélican désespère de la situation aux îles9. Avant de partir, il reçoit mission du gouverneur de l’Olive de le représenter auprès de la Compagnie, qui l’accuse du naufrage de la colonie. 1. BNF, manuscrits français, n°15466, Coppie d’une lettre de Pierre Pélican à Jean-Baptiste Carré, Guadeloupe, le 28/05/1635, f° 88r ; Breton, R. op. cit., p. 85 et 138 ; Du Tertre, J.-B. Histoire générale, t. 1, p. 94. 2. Breton, R. op. cit., p. 86 ; BNF, ms fr., n°15466, Coppie d’une lettre de Pierre Pélican à JeanBaptiste Carré, Guadeloupe, le 28/05/1635, f° 85r. Du Tertre dit qu’ils quittent Dieppe le 25 mai 1635 : Du Tertre, J.-B. Histoire générale des Antilles, op. cit., t. 1, p. 96 ; Chevillard, A., op. cit., p. 23-24. 3. BNF, ms fr., n°15466 , Coppie d’une lettre de Pierre Pélican, f° 85r ; R. Breton, Relatio A, op. cit., p. 138 ; Du Tertre, J.-B. Histoire générale des Antilles, op. cit., t. 1, p. 97. 4. Coppie d’une lettre de Pierre Pélican, fs. 85r-86v ; Breton, R. op. cit., p. 87 ; Du Tertre, J.B. Histoire générale des Antilles, op. cit., t. 1, p. 97-99 ; Anonyme de Grenade : cf. Voyageurs anonymes aux Antilles : L’Anonyme de Carpentras, L’Anonyme de Saint-Christophe, L’anonyme de Grenade, La relation du gentilhomme écossais, L’anonyme de Saint-Vincent. Édition critique de B. Grunberg, B. Roux, J. Grunberg. Paris : L’Harmattan, 2013, p. 140. 5. BNF, ms fr., n°15466, Coppie d’une lettre de Pierre Pélican, f°  86v-87r. R. Breton dit que la confrérie fut instituée par Pélican et Nicolas Breschet (Breton, R. op. cit., p. 87-88). 6. Breton, R. op. cit., p. 89. 7. Ibidem, p. 90. 8. Ibidem, p. 140. 9. Ibidem, p. 89. 16

introduction

En outre les religieux le chargent pour leur part de réclamer à la Compagnie une habitation séparée du fort ain de se recueillir1. Pélican quitte les Antilles en mars 1636 pour la France2. Pélican remplit aussitôt ses obligations. Il rencontre les associés de la Compagnie des îles de l’Amérique et obtient l’habitation désirée. Mais L’Olive, craignant pour la sécurité des religieux, n’exécute pas l’ordre3. Pierre Pélican s’établit à Paris et se consacre à l’écriture de plusieurs ouvrages à caractère édiiant. Il meurt en décembre 16724.

1. 2. 3. 4.

Du Tertre, J.-B. Histoire générale des Antilles, op. cit., t. 1, p. 110. Breton, R. Relation française, op. cit., p. 90. Du Tertre, J.-B. Histoire générale des Antilles, op. cit., t. 1, p. 110 Quetif J., Echard J., op. cit., t. 2, p. 650. Ces auteurs placent sa mort en 1673. 17

ÉTABLISSEMENT DE L’ÉDITION Les lettres ou mots entre crochets sont des ajouts de notre part, pour faciliter la compréhension et par souci de conformité avec les règles grammaticales actuelles. Nous avons gardé la graphie et les formes originales pour les toponymes et les noms de personne à l’exception des prénoms. Pour les autres termes, nous avons modernisé l’orthographe (île pour isle, Français pour François, etc.). Les majuscules des noms communs ont été enlevées. Exceptionnellement, nous avons changé le genre des noms (le crabe pour la crabe, etc.). Le pluriel des noms et des participes passés en “ez” a été remplacé par “és”. Les formes verbales ont été mises aux normes actuelles (par exemple la inale de l’imparfait faisait pour faisoit, ou l’utilisation de l’accent circonlexe à la 3e personne du subjonctif imparfait et non du passé simple) et nous avons appliqué les règles de la concordance des temps. En ce qui concerne le vocabulaire, nous avons généralement conservé les termes en usage au XVIIe siècle. Nous avons adopté les règles grammaticales en vigueur aujourd’hui : par exemple, participe présent invariable, emploi des auxiliaires être et avoir selon l’usage actuel. Par ailleurs, le participe passé utilisé avec l’auxiliaire avoir a été accordé avec le complément d’objet direct antéposé ; en cas de plusieurs sujets au singulier, nous avons mis le verbe au pluriel, contrairement à l’usage du XVIIe siècle autorisant l’accord avec le sujet le plus proche et nous avons procédé de même pour les adjectifs. Nous avons conservé certaines constructions en usage à l’époque mais aujourd’hui incorrectes, comme l’utilisation du participe sans sujet propre, qui ne se rapportait pas forcément au verbe principal. La ponctuation a été revue dans le cadre d’une utilisation plus raisonnée, cohérente et en accord avec les règles actuelles mais sans altérer le sens de la phrase, notamment en ce qui concerne l’emploi de la virgule. Nous avons été amenés à ajouter des points virgules lorsque la phrase était trop longue. Cependant, en cas de doute, nous avons conservé la ponctuation originale. Les phrases en latin ont toutes été traduites en notes. Pour celles qui concernent les textes bibliques, nous avons, sauf exceptions signalées, utilisé la traduction française de la Bible de Jérusalem1, en indiquant les références entre parenthèses. Cependant, lorsque les auteurs ont recours à d’autres versions, nous en proposons une traduction littérale, accompagnée de la version de la Bible de Jérusalem. Pour les mots aujourd’hui diiciles et/ou inusités, nous avons utilisé le plus souvent les dictionnaires d’Émile Littré, d’Antoine Furetière, de Jean-Baptiste de La Curne de Sainte-Palaye et de Frédéric Godefroy. 1. La Bible de Jérusalem. Traduction réalisée sous la direction de l’École biblique de Jérusalem. Paris : Desclée de Brouwer, 1975, 2172 p. 18

Philippe de Beaumont

Lettre à Monsieur C.A.L. Escuyer Seigneur de C.F.M. etc. demeurant à Auxerre

Lettre du Révérend Père Philippe de Beaumont de l’Ordre des Frères Prescheurs, ancien missionnaire apostolique dans les Indes Occidentales ; écrite à Monsieur C.A.L., Escuyer Seigneur de C.F.M.1 etc. demeurant à Auxerre. Où il est parlé des grands services rendus aux Français habitants des Îles, Antîles, par les Sauvages, Caraïbes et Insulaires de la Dominique2. MONSIEUR, Très humble salut en N. S. Si je voulais répondre à toutes les lettres que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire depuis mes dernières, et à tous les témoignages d’afection que vous m’y marquez sans parler de vos libéralités ordinaires que vous avez fait toujours paraître pour entretenir l’amitié de nos pauvres Caraïbes, je me trouverais entièrement dans l’impuissance. J’aurais pourtant fait mes eforts, il y a longtemps pour satisfaire à cette obligation et contenter votre curiosité, si nous n’eussions pas été surpris d’un ouragan imprévu qui arriva en cette île, le premier jour de septembre 1667, si furieux que non seulement il renversa toutes nos cases sans aucune exception mais encore roula et brisa nos cofres et perdit tous nos papiers, livres, lettres et tout ce que nous avions dedans, à la réserve du cofre où (prévoyant l’orage) j’avais serré les ornements de la chapelle et le très S. Sacrement, ce que j’estime à un[e] espèce de miracle, vu que le cofre n’était pas plus fort que les autres ; tant dis-je pour ce sujet que pour le mérite de votre afection, je me trouverais court3, si je voulais exactement vous répondre. Je vous avoue que la longueur du temps qu’il y a que je n’ai mis la main à la plume pour vous écrire, me jette dans une double confusion, confusion de honte, confusion de matière mais j’espère que vous aurez la bonté de me relever de la première, quand je vous aurai assuré que la seconde en a été la cause car quelles révolutions, quels changements, combien de nouveaux accidents depuis près de deux ans que je n’ai eu l’honneur de vous écrire, si j’étais d’humeur et de loisir à faire des relations, j’aurais matière pour composer un gros 1. Claude-André Leclerc, seigneur du Château-du-Bois. Ce gentilhomme nivernais était aux Antilles vers 1668 ; il vécut quelques mois parmi les Caraïbes de la Dominique. Intéressé par la mission des dominicains, il inança la publication du Dictionnaire et du Petit Catéchisme de Raymond Breton. 2 Beaumont, Philippe de. Lettre du Révérend Père Philippe de Beaumont de l’Ordre des Frères Prescheurs, ancien missionnaire apostolique dans les Indes Occidentales ; écrite à Monsieur C.A.L. Escuyer Seigneur de C.F.M. etc. demeurant à Auxerre. Où il est parlé des grands services rendus aux Français habitants des Îles, Antîles, par les Sauvages, Caraïbes et Insulaires de la Dominique. Poitiers : Jean Fleuriau, 1668, 26 p.  3 Je m’arrêterais, faute de moyens. 21

philippe de beaumont

volume, où vous verriez beaucoup de choses qui ne sont point dans les gazettes qu’on a débitées en France de ce pays. Cet honnête gentilhomme à qui j’ai conié la présente, nommé monsieur David1, enseigne d’une compagnie du régiment de Normandie qui a été ici, et qui est de Dijon, m’ayant promis de vous voir, vous en pourra dire la vérité et plus amplement que je ne vous pourrais décrire, aussi sais-je bien que ce n’est pas ce que vous attendez de moi ; c’est pourquoi je m’en tairai, si ce n’est en ce que serai obligé de dire, pour vous faire savoir ce qui me concerne et nos pauvres Caraïbes et la cause pourquoi je ne suis pas encore retourné avec eux. Depuis donc que je fus obligé de sortir de la Dominique pour l’occasion que je vous ai mandée2, je is ma résidence à notre convent3 de la Basse Terre de l’île Guadalouppe, comme le plus propre pour être sûrement visité des Caraïbes et ménager l’occasion de retourner avec eux. Je demeurai ainsi jusqu’à Pâques de l’année 1666, dans l’espérance de retourner à ma chère solitude mais nous avons beau proposer si Dieu lui-même ne dispose. Voici tout d’un coup la nouvelle de la déclaration de la guerre entre la France et l’Angleterre4 et, presque en même temps, nouvelles à la Guadalouppe de la réduction des Anglais en cette île, par une victoire presque miraculeuse, qui voudra considérer le petit nombre des nôtres, à l’égard de celui des Anglais qui étaient du moins quatre ou cinq contre un, et beaucoup mieux munitionnés. Ce qui a porté notre roi très-chrétien à donner des lettres de noblesse à quatre des principaux habitants5 qui signalèrent davantage leur valeur en cette occasion, pour récompense de leur mérite mais je crois que vous en aurez reçu de plus amples nouvelles depuis deux ans que ceci s’est passé. Seulement est à remarquer de cette première victoire, qui fut le jour de sainte Agnès du Mont-Politien6, religieuse de notre ordre, à savoir le 20 d’avril, sont provenus les autres bons succès que nous avons eus en toute cette guerre et aussi que la même main qui l’avait donnée, a aussi travaillé au reste. Ce qui parut visiblement le jour de la fête de notre glorieux père S. Dominique ensuivant car le milord Woüilby7 ayant ramassé une puissante lotte pour reprendre cette île, cette 1. 2. 3. 4.

Personnage non identiié. Pour le motif dont je vous ai fait relation. Couvent. La France s’allie aux Provinces-Unies contre l’Angleterre en 1666, la guerre prend in au traité de Breda (31 juillet 1667). 5. Bernard de La Fond, sieur de L’Esperance, lieutenant de compagnie à Saint-Christophe ; Pierre Giraud, sieur du Poyet, ils d’Antoine Giraud, lieutenant civil, juge et 1er capitaine à SaintChristophe ; sieur Guillou, capitaine de compagnie à Saint-Christophe ; Chamat sieur de Contamine, commis général à Saint-Christophe. 6. Agnese da Montepulciano ou Agnès de Mont Politien (1268-1317), religieuse de l’ordre de SaintDominique, fondatrice d’un couvent à Procena, dont elle devint abbesse, puis d’un autre à Montepulciano, où elle fut prieure. Elle fut béatiiée par Clément VIII en 1608 et canonisée par Benoît XIII en 1726. 7. Francis Willoughby, cinquième baron de Parham (ca 1613-1666), gouverneur anglais de la Barbade de 1650 à 1652, puis de 1663 à 1666. Son frère William Willoughby (1616-1673), sixième baron de Parham, lui succède et sera gouverneur de la Barbade de 1667 à 1673. 22

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lotte étant par le travers1 de la Guadalouppe le 4 août, il s’éleva un fort ouragan qui la dissipa, it périr la plupart des vaisseaux, et entre autres celui où était ledit milord ; et quelques autres vaisseaux qui étaient entrés dans le cul-de-sac des Xaintes2, à dessein de prendre deux des nôtres qui y étaient (dont l’un se brûla lui-même et l’autre fut pris en efet), étant surpris de l’ouragan, y demeurèrent eux-mêmes ; et voulant les Anglais proiter de leur malheur, s’emparèrent de la terre des Xaintes, étant bien au nombre de six cents hommes, et n’y en ayant pas plus de 45 ou 50 dans la terre, qui après s’être défendus quelque temps et [avoir] tué plusieurs Anglais, sans avoir perdu aucun des leurs seulement, quelques-uns ayant été blessés, se retirèrent et retranchèrent dans une voûte naturelle que fait un grand rocher qu’on appelle le Pain de Sucre à cause de la igure, et tinrent bon, nonobstant que les Anglais les sommassent souvent de se rendre3. Bien plus, comme il faisait pour lors clair de lune, comme étant pour lors au premier quartier, nos gens sortaient la nuit par escouade pour avoir des vivres, et tuaient toujours quelques Anglais, quand ils en rencontraient à l’écart, de sorte qu’ils les obligèrent de se tenir dans le fort au moins la nuit ; ils demeurèrent en cet état jusqu’au jour de l’Assomption de la glorieuse Vierge, où4 monsieur Dulion5, gouverneur de la Guadalouppe, dont les Xaintes sont une dépendance, leur livra les attaques environ deux heures de nuit, et les battit si vivement que le lendemain matin ils furent contraints de se rendre à discrétion. Je ne saurais en cette occasion retenir la louange qui est justement due à mondit sieur Dulion, tant pour sa vigilance, conduite et générosité, que pour sa piété et singulière coniance à la très sacrée Vierge. Voici comme l’histoire se passa. Je vous ai dit que le jour de N. p. S. Dominique, cette lotte anglaise parut par le travers de la Guadalouppe. C’est pourquoi monsieur Dulion vit que le gros de la lotte faisant route vers cette île, quelques navires avec quelques caches6 et bateaux, qui étaient à l’arrière-garde, retournèrent sur les Xaintes. Il se douta de quelque mauvais dessein, c’est pourquoi ne craignant plus les autres qui étaient déjà posés, il s’achemina (nonobstant le mauvais temps avant-coureur de l’ouragan) vers la grande anse qui regarde directement les Xaintes, pour observer ce que feraient ces vaisseaux. Il n’y fut pas sitôt arrivé que les navires anglais qui étaient bons voiliers étaient déjà aux prises contre les nôtres. Ce ne furent que canonnades continuelles, et en peu de temps il vit un des nôtres, que commandait le

1. 2. 3. 4. 5.

Perpendiculairement à la côte. Les Saintes. L’attaque eut lieu le 4 août 1666. Les Anglais se rendent le 15 août. “que”. Claude François Du Lion ou Du Lyon, († 1674), sieur de Poinson les Grancey et de Poinsenot, gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, inspecteur des armées de Flandre et d’Italie, il est établi commandant de la Guadeloupe de 1664 à 1668, puis est nommé gouverneur par la Compagnie des Indes occidentales en 1669 et conirmé pour trois ans en 1673. 6. Cache ou caiche, petite embarcation à un pont. 23

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capitaine Barron1, tout en feu ; mais quel remède ? Le mauvais temps s’augmenta de plus en plus. Il n’y eut ni navire, ni barque, ni bateau à la rade de la Guadalouppe. Enin la nuit vient et, avec elle, l’ouragan dans sa plus grande force, qui it un dégât épouvantable, renversa les vivres, abattit les cases et rompit les bois de la forêt et dura dans cette violence jusqu’au lendemain matin, où, le temps s’étant éclairci, on aperçut les navires échoués dans les Xaintes, et le pavillon anglais planté sur le fort. Monsieur Dulion pour lors, quoiqu’apparemment dans l’impuissance d’y apporter remède, passant d’un esprit ferme par-dessus toutes les diicultés et prenant un nombre de Nègres suisant avec des haches et des serpes, se it jour au travers le bois pour aller incontinent à la Cabesseterre assembler tous les canots capables d’aller aux Xaintes, comme c’est le quartier où il y en a plus, et écrivit en même temps à la Basseterre, ain qu’on en fît de même de ceux qui s’y pouvaient trouver, dont le nôtre était le plus grand, capable de porter trente hommes. Mais ce qui lui donnait plus de peine était de savoir des nouvelles de ce qui s’était passé aux Xaintes, et ce qu’étaient devenus nos gens. Et voici que le lendemain un pipery2 arrive, sur lequel étaient deux habitants des Xaintes qui s’étaient requis pour apporter les nouvelles et demander un prompt secours. Deux jours après arriva une pirogue de la Dominique, qui, ayant passé par les Xaintes, rendit un très bon oice aux nôtres, prenant les blessés et les femmes, et pour ce que ladite pirogue n’eût pas pu tout porter, quelques-uns des Caraïbes descendirent pour la décharger, et se rangèrent avec les nôtres, acte véritablement bien humain pour des Barbares. Ils irent encore plus car comme nous n’avions pas de canots pour porter tout le monde nécessaire pour attaquer les Anglais, qui s’étaient parfaitement bien retranchés, à la demande de monsieur Dulion, nos Caraïbes retournèrent promptement à la Dominique pour amener d’autres pirogues et irent si bonne diligence qu’ils vinrent assez à temps pour l’expédition, et même monsieur Dulion, comme par reconnaissance, voulut s’embarquer dans l’une d’icelles, qui était l’amiral de cette nouvelle armée navale, composée de canots et de pirogues, sur laquelle il y avait trois à quatre cents hommes français et quelques Caraïbes. Elle partit de la Guadalouppe la veille de l’Assomption vers le soir et, comme l’on dit ordinairement qu’en combattant le secours vient, arriva presque en même temps un bateau qui portait soixante bons hommes de Marigalante, où par le moyen des Sauvages on avait su ce qui se passait aux Xaintes et la résolution de monsieur Dulion. Ce bateau servit bien en cette occasion, tant pour les hommes qu’il apporta que pour deux jolies pièces de canon qu’il fournit, qu’on mit incontinent en batterie sur le lieu désigné par monsieur Dulion, et où il avait fait planter le pavillon français. C’était une petite éminence, qui commandait tant au fort où les Anglais étaient retranchés qu’aux navires qui étaient échoués et qui leur tenaient lieu d’un autre fort. Cependant nos gens étaient à couvert par le vallon que la même éminence forme en dedans la terre ; ce fut là où monsieur 1. Baron ou Barons, capitaine de navire. 2. Petit canoë. 24

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Dulion posa son camp. Et devant toutes choses un autel, sur lequel le R.P. Carbonniere1 de notre ordre, supérieur de notre convent de la Cabessterre, qui accompagnait monsieur Dulion, célébra la sainte messe, donna la bénédiction aux soldats et it chanter l’Exaudiat, qu’il termina par les oraisons ordinaires et par une vive et courte exhortation pour les animer à combattre généreusement, sous les auspices de celle dont ce jour-là on célébrait l’assomption triomphante, jour de bon augure pour ceux principalement qui combattaient contre les hérétiques, qui sont ses ennemis jurés. Et, en efet, elle it bien paraître en cette occasion l’avantage qu’il y a de la servir par la victoire qu’elle nous donna. Les Anglais avaient deux forts l’un un peu élevé qui était le fort ordinaire, l’autre en bas proche le bord de la mer et de leurs navires, celui d’en haut ne donnant pas de peine, ayant été trouvé par les nôtres déjà abandonné des Anglais, celui d’en bas en donna davantage à cause de leurs canons et des navires qui leur servaient comme de boulevards mais, néanmoins, nos gens l’attaquèrent si vertement et si opiniâtrement, irent feu si continuel, tant du fort d’en haut, qu’ils avaient déjà gagné, qui commandait à découvert sur celui d’en bas, qu’en présence et aux approches du même fort, que les Anglais les croyant au double de ce qu’ils étaient, ayant perdu déjà grand nombre des leurs et n’espérant plus pouvoir résister, se rendirent comme j’ai dit à discrétion2. Il y avait près de deux cents Caraïbes qui vinrent plutôt pour piller que pour combattre, à la réserve de dix ou douze qui se mirent avec leurs fusils dans les rangs parmi les nôtres et irent assez bien leur devoir. Les autres toutefois purent servir à donner quelque terreur aux Anglais, qui les redoutent, outre ce qu’ils servirent à porter nos gens dans leurs pirogues, aussi monsieur Dulion en fut reconnaissant. Mais il arriva encore un second désastre aux Anglais, dont il semble que la divine Justice voulait punir l’orgueil et la peridie, les poursuivant et par mer et par terre : quelques navires de leur lotte s’étant échappés avec beaucoup de peine et presque tous désagréés3 de l’ouragan dont nous avons parlé, abordèrent enin Monsara4, île anglaise qui est entre cette île et la Guadalouppe, et sachant comme leur arrière-garde s’était détachée pour aller aux Xaintes, ayant attendu deux ou trois heures, qui est plus de temps qu’il ne faut ordinairement pour aller des Xaintes à Monsarra, commencèrent à soupçonner quelque chose de mauvais et en furent bientôt assurés par un bateau que ceux qui étaient aux Xaintes raccommodèrent5 promptement le mieux qu’ils purent et envoyèrent à la faveur de la nuit tant pour apprendre des nouvelles de leur lotte que pour savoir des leurs, qu’ils avaient véritablement eu le dessus des 1. Le dominicain Raymond Carbonnières († 1694) séjourna aux Antilles de 1665 à 1668, de 1669 à 1670, de 1673 à 1685 et de 1687 à 1692. Il fut supérieur du couvent du rosaire (Guadeloupe) de 1668 à 1669, supérieur du couvent du Mouillage (Martinique) de 1674 à 1677, puis supérieur général de la mission (1679-1685). 2. Les Anglais se rendent le 15 août 1666. 3. Synonyme de dégréer ; ici qui ont perdu leurs agrès à la suite de l’ouragan. 4. Montserrat. 5. Réparèrent. 25

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vaisseaux français et avaient pris la terre des Xaintes mais qu’ils étaient comme prisonniers par la perte de leurs vaisseaux et en danger d’être attaqués des Français. C’est pourquoi le ils du milord Woüilby, qui était réchappé de la tempête, it diligence pour ramasser tout ce qu’il put de vaisseaux cachés qu’il trouva tant à Montsarra qu’à Antigue, à Niéves1, pour aller délivrer les siens. Et il y allait d’autant plus librement que ce bateau assurait qu’il n’y avait ni navire, ni bateau à la rade de la Guadalouppe, ce qui était vrai lorsqu’il y avait passé mais malheureusement pour lui et heureusement pour nous, quatre beaux vaisseaux de notre équipée en guerre, qui portaient la plus brave jeunesse de l’île Martinique à S. Christole, avaient mouillé l’ancre en passant à la Guadalouppe trois ou quatre heures devant que cette petite lotte anglaise parût, qui se rangèrent le plus près de terre qu’ils purent, pour la laisser approcher et l’avoir à leur avantage, puis, levant incontinent l’ancre, coururent sus. Il est vrai que les navires anglais étaient fort bons voiliers, ce qui fut cause que de huit qu’ils étaient tant navires que caches ou brigantines, les nôtres n’en prirent que quatre et peu s’en fallut que le jeune Woüilby ne fût pris du navire où commandait le capitaine Boynin2 et où était un de nos pères nommé le P. Chastignac3 car son navire fut pris en efet, mais lui, ayant vu qu’il ne pouvait l’empêcher, s’échappa par le moyen d’un brigantin, qu’il avait fait tenir toujours à cet efet proche de son navire, qui allait à la voile et en nage4. Ainsi les pauvres Anglais furent battus de tous côtés. Cette double victoire remportée sur les Anglais en présence des Caraïbes, jointe à celle qu’ils savaient déjà que nous avions remportée ici, accrut beaucoup l’estime qu’ils ont toujours faite des Français, et les enhardit de plus en plus à continuer leurs incursions sur les Anglais dans les îles d’Antigue et de Monsarra, d’où ils revenaient toujours chargés de butins et de prisonniers. Il n’y avait qu’un certain Warnard5, bâtard d’Anglais et de Sauvagesse, qui faisait un petit parti pour les Anglais dans la Dominique, nous étions en peine de l’avoir. Et comme le capitaine Bourdet6 allait le chercher à la Dominique par l’intelligence de quelques Caraïbes, nos aidés, nous aperçûmes à la pointe du jour un navire anglais par le travers de la Dominique, qui d’abord it mine de vouloir donner sur nous, mais voyant que réciproquement nous donnions sur lui et même que nous forcions de voiles, il porta le cap à l’autre bord, pensant 1. Antigua et Névis. 2. Vraisemblablement le capitaine de barque Isaac ou Nicolas Boyvin. 3. Le dominicain Joseph Chastaignac (1637-1673) est aux Antilles dès 1666 ; curé de Capesterre entre 1671 et 1676, il sera supérieur de la mission de la Guadeloupe de 1676 à sa mort. 4. À la rame. 5. homas Warner († 1674) est le ils du premier gouverneur anglais de St Christophe, homas Warner (1580-1649), et d’une Caraïbe de la Dominique. Élevé dans sa famille anglaise, il s’enfuit à la Dominique après la mort de son père. Il devient alors chef caraïbe et mène la guerre contre les Français et les Anglais coalisés, avec lesquels il obtient la paix en 1660. Il aide les Anglais à s’emparer de Sainte Lucie (1664). Son frère paternel, Philip Warner, anciennement gouverneur de Montserrat et gouverneur d’Antigua le fait assassiner par traîtrise en 1674. 6. Bourdet, capitaine de navire. 26

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plutôt à s’échapper qu’à nous prendre, mais nous le poursuivîmes si vivement et lui tenions le vent de si près qu’en une heure de temps nous fûmes à la portée du mousquet de lui, préparés à nous battre, toutefois il nous exempta de cette peine, demandant quartier1 sans se battre sitôt que nous fûmes à la voix, quoiqu’il eût pour le moins autant de monde que nous. Incontinent donc, on sauta dans le bord, on prit tous les Anglais prisonniers et on mit en liberté quatre des nôtres qu’ils avaient pris dans un bateau. Mais le bon de l’afaire fut que ce Warnard, que nous allions chercher à la Dominique et qui peut être eût donné bien de la peine à prendre, se trouva pris avec les Anglais dans le même navire, dans lequel il pensait se sauver, n’estimant pas son parti assez fort pour résister au gros2 des Caraïbes, qu’il voyait pour les Français et fort animés contre lui. Je le reconnus d’abord car j’étais dans le navire du capitaine Bourdet pour aller à la Martinique, où il devait principalement aller et ce n’était qu’en passant qu’il devait mouiller à la Dominique, pour prendre s’il pouvait ledit Warnard. Vous pouvez juger qu’il fut soigneusement serré3. La prise de ce vaisseau nous obligea de retourner à la Guadalouppe pour nous décharger au plus tôt des prisonniers, comme celle que nous pouvions bien plus tôt aborder que la Martinique. Mais pour revenir à ce qui me concerne, vous pouvez bien juger que durant ce trouble, ce n’était pas le temps pour moi d’aller à la Dominique. J’étais donc toujours dans l’attente, espérant quelque changement dans les afaires et qu’il plût à Dieu de m’ouvrir encore une fois la porte pour retourner à nos pauvres Caraïbes. Cependant monsieur de La Barre4 et monsieur le chevalier de Saint Laurent5 voulant pourvoir d’ecclésiastiques aux quartiers de cette île nouvellement conquise sur les Anglais, considérant que le R.P. de Boulogne6 de notre ordre (qui a l’honneur d’être connu de vous, ayant été mon compagnon au retour en ces îles), s’étant trouvé ici dans le temps du combat et n’y ayant pas pu servir, comme tout le monde sait ici, avait été le premier qui célébra la sainte messe en ce quartier le jour qu’elle fut instituée et qui avait béni les temples profanes pour 1. 2. 3. 4.

Demandant grâce. À la troupe. Enfermé. Joseph François Lefebvre de La Barre (1622-1688). Commis gouverneur et lieutenant-général en l’île de Cayenne et Terre-Ferme de l’Amérique en 1663, il fut nommé par la Compagnie des Indes Occidentales (le 26 février 1666) pour aller commander une escadre et assurer temporairement le gouvernement aux îles. Nommé lieutenant au gouvernement général des îles le 1er février 1667, pour y commander sous l’autorité de Le Baas (gouverneur et lieutenant-général pour le roi dans les îles françaises de l’Amérique du 1er janvier 1667 au 15 janvier 1677) ; en son absence, La Barre assure l’intérim jusqu’à la réception de Le Baas le 4 février 1669 à la Martinique. 5. Claude de Roux, chevalier de Saint-Laurens, chevalier de l’ordre de Malte, gouverneur de SaintChristophe en 1666. 6. Le dominicain Jean de Boulongne († ca 1684-1687) arrive aux Antilles à la in de 1654. Confesseur de Jacques du Parquet, il s’établit à la Guadeloupe, puis à la Martinique et retourne en France en 1660. Il revient aux îles et y restera de 1664 à la in de la décennie ou au début de la suivante. 27

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en faire des églises de J. C. ; ces messieurs jugèrent qu’il y avait quelque sorte de justice de nous en ofrir la direction et, pour cet efet, nous y donner un établissement raisonnable pour pouvoir subsister. Ils en écrivirent à notre R.P. supérieur et témoignèrent entre autres qu’ils souhaiteraient que j’y fusse envoyé. Laquelle ofre notre R.P. supérieur ne pouvant raisonnablement refuser et voulant satisfaire selon son pouvoir à la demande entière qui lui était faite, [il] me proposa d’y aller. J’avoue que j’eus quelque répugnance de m’éloigner de la Guadalouppe, parce que m’en éloignant, je m’éloignais davantage de nos pauvres Caraïbes que j’y voyais souvent et les pouvais entretenir dans leur bonne volonté qu’ils avaient pour moi. Mais comme l’obéissance vaut mieux que le sacriice, considérant d’ailleurs que tant que la guerre durerait il n’y aurait pas d’apparence de pouvoir aller à la Dominique, je me soumis à l’obéissance, ayant obtenu toutefois que ce serait sans préjudice de ma mission aux Sauvages, en sorte que, sitôt qu’il y aura lieu d’y pouvoir aller en même temps sans autre obéissance, je serai censé révoqué1 d’ici, où je suis dès le mois de novembre 1666. Mais quoique le trajet de la Guadalouppe à cette île ne soit que de trente lieues, je n’y arrivai pas sans voir encore des efets de la guerre et une nouvelle victoire sur les Anglais. Je partis de la Guadalouppe dans une lotte de huit de nos vaisseaux, où étaient monsieur de la Barre, monsieur de Clodoré2, gouverneur de la Martinique, M. Dulion, gouverneur de la Guadalouppe, et M. de Champré3, qui allaient tous à S. Christophle pour tenir conseil et délibérer sur le projet que l’on faisait pour Niéves. On voulut, en passant, visiter l’île d’Antigue, sans dessein toutefois de s’y arrêter, mais seulement de se montrer et la saluer de quelques canonnades pour mettre l’alarme à son quartier. Mais on it plus qu’on avait projeté car, comme après quelques volées de canon tant des vaisseaux que des forts, nous vîmes qu’ils avaient pris l’épouvante et abandonné lesdits forts, proitant de l’occasion, M. le Général4 prit résolution de faire descente et mettre à terre environ cent cinquante hommes pour seulement faire quelques dégâts, ce qui fut fait sans aucune résistance, quoique les Anglais l’eussent pu facilement empêcher s’ils eussent eu tant soit peu de cœur. Je vous avoue que j’eus l’honneur de voir en moins d’une heure de temps tout ce quartier de l’île en feu mais nos gens, animés et encouragés de ce bon succès, pénétrèrent plus avant dans l’île et amenèrent quelques prisonniers ; néanmoins comme ils étaient peu de monde, ils se retirent vers le soir pour aussi rendre compte de ce qu’ils avaient fait en moins de trois heures de temps ; sur le rapport et à la faveur d’un guide qui savait le chemin pour aller à la maison du gouverneur qui était assez bien fortiiée, on prit 1. Rappelé. 2. Robert le Fichot des Friches, sieur de Clodoré, capitaine du régiment de la Marine, major de Calais, gouverneur de Cardonne en Catalogne, il reçoit une commission de gouverneur de la Martinique le 11 octobre 664 jusqu’en 1669. 3. Anne de Chambré, conseiller du roi en ses Conseils, il est agent général des afaires aux îles pour la Compagnie des Indes Occidentales en 1664. 4. Probablement La Barre qui assume temporairement le gouvernement général en 1666. 28

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résolution de l’aller attaquer et se rendre entièrement maîtres de l’île ; pour cet efet deux cent cinquante hommes furent commandés et, pour éviter aux diicultés du point d’honneur, monsieur de la Barre porta1 M. de Clodoré et M. Dulion de tirer au sort à qui commanderait pour cette première fois l’aile droite, sans tirer à conséquence, pour de là2 en avant la commander à l’alternative, le sort l’ayant donné à M. Dulion. On partit dès la nuit même, les religieux qui étaient dans la lotte suivirent aussi les troupes, à savoir le R.P. Barthelemy3 de l’ordre des R.R. P.P. carmes, le R.P. Brion4 de la compagnie de Jésus, et des nôtres le R.P. la Forcade5, notre supérieur, et le R.P. Dubois6, pour moi n’étant pas bien propre à présent à courir dans les bois, je restais à bord. Je n’entreprends pas de vous dire les particularités du combat, seulement je vous dirais que les Anglais, ayant un peu repris leurs esprits et s’étant retranchés dans la maison du gouverneur, irent quelque résistance plus considérable qu’ils n’avaient fait la veille et il ne leur était pas malaisé se battant à couvert et bien retranchés contre les gens qui les attaquaient à découvert et ne pouvaient faire autrement. Ils irent d’abord une assez rude décharge sur notre aile droite commandée par M. Dulion, qui fut blessé à la jambe, et quelques autres, et d’autres même y demeurèrent, ce qu’ayant vu M. de Clodoré it avancer promptement l’aile gauche, ne donnant pas temps à l’ennemi de faire une seconde décharge et, s’approchant lui-même de la palissade du fort, y it une brèche et y entra avec ses soldats, s’en rendit maître et prit le gouverneur, ensuite tous les autres, qui s’étaient réfugiés dans les bois, où nous ne pouvions pas les aller trouver, demandèrent à parlementer, ce qui nous it rester quelques jours et, pour conclusion, ils se rendirent et se soumirent à l’obéissance du roi de France et à recevoir un gouverneur et une garnison française. Néanmoins comme M. le Général et messieurs les gouverneurs de la Martinique, Guadalouppe et Marigalante, à savoir M. de hemericour7, qui ne vint qu’après la réduction de l’île, empêché par le mauvais temps, et les autres de son conseil, virent que nous ne pouvions pas mettre là une garnison considérable, telle qu’elle était nécessaire, [ils] résolurent qu’il fallait se contenter de faire prêter serment de idélité, tant au gouverneur qu’aux habitants, et [de] ne point porter les armes contre les Français, 1. 2. 3. 4.

Poussa ... à tirer au sort. Par la suite. Le carme Barthelemy ne nous est pas davantage connu. Le jésuite Gérard Brion (1623-1678) est aux Antilles de 1658 à 1662. Rentré en France, il repart en 1666 pour Cayenne avec le lieutenant général M. de La Barre mais ils font halte dans les îles en pleine guerre franco-anglaise. Le jésuite reste aux îles jusqu’à son retour en France en 1674. 5. Le dominicain Pierre La Forcade arrive à la Martinique en 1659. Il est en 1661 supérieur général et préfet apostolique de la mission. 6. Le dominicain Jacques Dubois est passé aux îles en 1659. 7. Jacques de Boisseret seigneur de Téméricourt (1641-1679), ils de Jean de Boisseret d’Herblay (co-seigneur-propriétaire des îles de la Guadeloupe, Marie Galante, la Désirade et les Saintes de 1649 à 1655) est pourvu du gouvernement de l’île de Marie-Galante du 10 février 1665 à sa mort le 4 septembre 1679. 29

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ce qu’ils irent, et y laissâmes le pavillon de France. Nous demeurâmes bien en tout huit jours devant l’île, où j’eus la consolation de célébrer la sainte messe, et devant moi notre R.P. supérieur, si j’ai bonne mémoire, qui eut le premier de tous cet honneur, après quoi nous levâmes l’ancre, ayant pris quelques otages et emporté les pavillons anglais, qui furent mis au-dessous du pavillon de France, pour les faire voir en passant aux îles anglaises, Montsarra et Niéves. Mais nous ne fûmes pas sitôt partis d’Antigue que les Caraïbes y arrivèrent d’un autre côté, qui irent encore un très grand dégât, d’ailleurs quelques troupes, qui furent envoyées de la Barboude1, ne voulant pas tenir l’accord qu’avaient fait les habitants, leur faisaient la guerre et ôtèrent le pavillon français et remirent le pavillon anglais, de sorte que nos navires en retournant à la Guadalouppe et Martinique, les furent visiter pour la seconde fois. Monsieur de Clodoré fut le chef de cette expédition et ces troupes anglaises, [alors] qu’elles s’en faisaient beaucoup accroire2, n’eurent pas aussitôt vu les nôtres qu’elles se rendirent sans tirer un seul coup. Ainsi pour la seconde fois cette île fut réduite, c’est ce que m’en écrivit notre R.P. supérieur qui était à la compagnie de monsieur de Clodoré. Ces bons succès irent penser à visiter l’île de Montsarra. On disposa une lotte de sept à huit navires, avec quelques bateaux et chaloupes pour mettre le monde à terre. Les troupes des vieux corps y furent, avec celle de Poitou, la compagnie de M. de Praille3, entretenue par M.M. de la Compagnie, et plusieurs volontaires de cette île. M. de la Barre et M. le chevalier de S. Laurent y furent en personne, on it sommer le gouverneur de se rendre mais il ne répondit que par rodomontades, ce qui obligea d’attaquer l’île. D’abord les soutenants irent une décharge épouvantable de mousqueterie pour empêcher la descente, tirant d’ailleurs incessamment du canon sur nos vaisseaux, dont le R.P. Chastignac de notre ordre, qui était dans le navire commandé par le capitaine Boynin, qui faisait l’avant-garde, pensa deux ou trois fois être emporté. Vous pouvez croire que nos vaisseaux rendaient bien la pareille mais, nonobstant les canonnades et la grêle de la mousqueterie, on ne laissa pas de faire descente et nous n’eûmes pas plutôt trente ou quarante hommes à terre, qu’allant tête baissée, l’épée à la main dans les tranchées des ennemis, ils leur irent quitter et prendre honteusement la fuite dans les bois. M. de Praille avec sa compagnie et quelques volontaires n’en it pas moins d’un autre côté, où il fut commandé pour une fausse attaque. Le gouverneur pourtant s’étant retranché et fortiié dans sa maison, qui était bien avant dans l’intérieur de la terre, faisait avec les plus braves [en sorte] de tenir encore et de se bien défendre. Mais comme on était sur le point de l’aller trouver, il envoya demander composition4, ce qui obligea (outre qu’il prévoyait bien que

1. 2. 3. 4.

Barbuda. Qui s’enorgueillissaient beaucoup. Laurent Desgodins, sieur Deprailles, capitaine au régiment du Poitou. Les conventions de la reddition. 30

lettre

sa résistance lui serait inutile)1 fut que les Caraïbes survinrent à l’improviste, qui ayant mis à terre, par un autre endroit, poussèrent dans le bois, ravagèrent tout ce qu’ils rencontrèrent. De quoi les femmes qui s’y étaient réfugiées et, entres autres, celle du gouverneur, ayant pris l’épouvante, obligèrent le gouverneur et les autres Anglais de se rendre, espérant avec sujet2 un meilleur traitement des Français qu’ils n’en attendaient des Caraïbes. Ainsi le gouverneur et toute l’île se rendirent et cela a été la dernière de nos conquêtes sur les terres des Anglais mais non pas de nos victoires. Car vous aurez pu avoir lu dans les gazettes, une défaite considérable qui fut le 18 de juin 1668, les Anglais vinrent avec une lotte de cinq mille hommes pensant prendre cette île d’assaut, mais ils y furent si vertement repoussés que de quinze cents hommes qu’ils mirent d’abord à terre, ils en perdirent plus de douze cents, sans que leurs canons, qui faisaient feu continuel, empêchassent tant soldats qu’habitants, de courir au lieu du combat, bien loin de les faire fuir, comme eux avaient fait lâchement à Antigue et à Monsarra, contre un petit nombre des nôtres. Tant y a que ces premiers furent si bien reçus qu’il ne prit point envie aux autres de descendre et la lotte leva l’ancre pour décamper. C’était Dieu assurément qui donnait ce courage à nos gens d’autant que, s’étant bien attendus à cet assaut, ils s’étaient mis en bon état ; pour cet efet le R.P. Chastinac, le R.P. Anglois3 (décédé depuis4) et moi, dès 3 heures après minuit, commençâmes nos messes et vaquâmes aux confessions. Puis, au point du jour, allâmes de compagnie en compagnie pour donner l’absolution générale aux soldats, tant des troupes que de la milice, les exhortant à bien combattre contre ces ennemis de la foi. Puis nous nous séparâmes pour nous rendre plus utiles, l’un avec les troupes de Navarre, l’autre avec celles de Normandie et partie de Poitou, et moi avec la milice des habitants des compagnies de notre quartier. Dieu soit béni à jamais qui nous a conservés dans toutes ces occasions car comme la guerre ne se fait pas par ici régulièrement comme en France, mais que ce ne sont que des surprises, nous étions aussi en danger que les soldats. Je l’échappais belle, entres autres en deux occasions, l’une d’un boulet de canon qui frisa le poitrail du cheval sur lequel j’étais monté pour suivre plus facilement les troupes qui allaient en diligence au lieu de l’attaque où on était déjà aux prises car il fallait marcher à découvert ; l’autre d’un coup de mousquet qui perça notre robe, comme je confessais un blessé à mort. Les autres ecclésiastiques irent semblablement leur devoir. Les Anglais voulurent avoir leur revanche quelque temps après sur nos vaisseaux qu’ils surent être à la rade de la Martinique, pour voir si la mer ne leur serait point plus avantageuse que la terre. Ils se présentèrent donc le jour de S. Pierre devant la Martinique, qui tira sur eux le canon, sans qu’eux 1. 2. 3. 4.

Le texte est ici très confus ; il semble y avoir une ou plusieurs omissions. Avec raison. Nous ne savons rien de plus du père dominicain Langlois. “du depuis”. 31

philippe de beaumont

en tirassent un seul coup, voulant seulement reconnaître les forts, après quoi ils se retirèrent au large. Cependant M. de Clodoré it toutes les diligences imaginables pour mettre bon ordre partout, tant dans l’île que dans les vaisseaux. Et le R.P. Hyacinthe Geofroy1 de notre ordre du convent de Toulon, supérieur pour lors du convent que nous avons au mouillage de ladite île, it ses diligences d’autre part pour le spirituel, allant par les corps de gardes et de vaisseau en vaisseau pour confesser les soldats et matelots, donner la bénédiction générale et exhorter les uns et les autres à bien faire leur devoir. Car quoique les vaisseaux anglais eussent fait mine de se retirer, on crut bien et avec sujet que ce n’était qu’une feinte et, en efet, ils retournèrent le lendemain et vinrent saluer nos vaisseaux, qui s’étaient rangés à la portée d’un bon pistolet près de terre et rendaient bien le réciproque. Le choc fut rude et dura bien 3 heures, mais ils furent si bien étoilés2, tant du canon de nos navires que de celui des forts que leur amiral qui s’était approché le plus près, étant percé comme un crible et ayant perdu quantité de monde, aussi bien que leurs autres vaisseaux, tant par notre canon que par notre mousqueterie, furent contraints de se retirer pour cette fois, néanmoins ce ne fut que pour se raccommoder et panser leurs blessés car s’opiniâtrant à poursuivre leur dessein, ils revinrent encore quatre fois à la charge en quatre divers jours non pas consécutifs, ne s’approchant pas toutefois de si près qu’ils avaient fait le premier jour. En cette seule occasion – ils ont montré de la fermeté et néanmoins, sans que le vent leur venant favorable, servît à un brûlot qu’ils avaient et fût contraire au nôtre – ils s’en fussent retournés sans remporter de leur combat qu’un grand fracas de leurs navires, plus de six cents hommes morts et davantage de blessés. Mais dans le cinquième et dernier combat, le vent étant venu [d’]ouest, notre brûlot qui allait pour s’accrocher à un de leurs vaisseaux, en fut empêché et même, voyant qu’ils le voulaient prendre, se brûla lui-même, le monde s’étant sauvé dans la chaloupe, et au contraire leur brûlot à la faveur du vent, s’accrocha à un de nos vaisseaux sans qu’on l’en pût empêcher et le brûla avec trois autres les plus proches, et ce fut la in de3 leur expédition. C’est une chose tout à fait surprenante du peu de monde que nous perdîmes en tous ces cinq combats où les canonnades haletaient si dru que tout le mouillage était couvert de boulets de canon de toute manière, sur notre seule place qui est assez étroite, il s’en est trouvé plus de cinq cents, notre chapelle et notre clocher furent ruinés, et notre case percée de plusieurs coups de canon, dont l’un donna assez près du lit où était le R.P. Halgan4 demeuré paralytique. Et en tout cela le plus que nous ayons perdu a été quatrevingts à cent hommes, encore le plus fut dans l’embrasement de nos vaisseaux. Le R.P. Hyacinthe Geofroy montra bien qu’il était d’une ville de guerre accoutumée 1. 2. 3. 4.

Personnage non identiié. Probablement criblés. “de de”, sic. On ne sait pas quand le dominicain Égide Halgan († 1668) est arrivé aux îles, si ce n’est qu’il est dans un des établissements de la Martinique avec Pierre Laforcade et frère Vincent en 16661667. 32

lettre

au feu, toutes ces canonnades ne l’empêchèrent point d’aller d’un côté et d’autre assister les blessés du secours spirituel, et rendre les derniers devoirs aux morts. Le jour de la fête de sainte Anne ensuivant1, les Anglais irent feinte de vouloir nous donner encore ici aubade2, faisant pourmener3 devant cette île, presque à la portée du canon, huit ou dix vaisseaux qui avaient tous leurs chaloupes en queue, comme pour faire descente, mais, comme je dis, ce ne fut qu’une feinte, et rien dans l’efet. Quelques jours après vint quelque bruit, toutefois encore incertain, de la paix entre les deux couronnes4. Et le dix ou douze de septembre ensuivant, la nouvelle fut conirmée, mais qui ne réjouit pas beaucoup ici, à raison qu’elle portait qu’entre les articles de la paix, il était dit que les terres qui avaient été conquises, tant ici qu’ailleurs sur les Anglais leurs seraient restituées, ce qui alarma beaucoup les habitants qui y avaient pris des habitations. Et nous ne savons encore comme nous en sommes, lottant entre la crainte et l’espérance, ce qui empêche de travailler avec dessein. Dieu soit pourtant béni de nous avoir donné la paix à quelle condition que ce soit car ces îles sont un pays propre pour le traic, et non pour soutenir une longue guerre. Plût à Dieu que la paix fût aussitôt faite entre la France et l’Espagne5. Une seule chose me donne maintenant de la peine, c’est de savoir ce que deviendront nos pauvres Caraïbes, et quand je les pourrai visiter car comme dans cette guerre ils ont fait bien du mal aux Anglais, maintenant que la paix est faite, les Anglais voudront avoir leur revanche, et ce principalement à la sollicitation de ce Warnard dont je vous ai parlé, qui ayant été élargi en suite de la paix, excite les Anglais contre les Caraïbes qui lui ont été contraires, et ont pris le parti français. On nous a rapporté ici que le milord Voüllby6 les ayant surpris à S. Vincent y a fait descente, brûlé plusieurs pirogues et carbets mais qu’étant venu à la Dominique pour en faire autant, il a trouvé des gens préparés à le recevoir, non pas à la caraïbe mais à la française, ayant chargé sur les chaloupes qui portaient du monde pour faire descente, si rudement, non de lèches mais de coups de fusils, qu’ils les obligèrent de retourner au plus vite à leurs vaisseaux et n’ont pu mettre à terre qu’au carbet de Warnard, qu’on dit s’être embarqué avec quelques-uns de son parti, pour aller demeurer à Antigue parmi les Anglais qui leur ont accordé un quartier de l’île, où les Caraïbes faisaient leurs plus fréquentes incursions pour leur servir comme rempart. On dit que le gros des Caraïbes de la Dominique veulent se donner à nous et que M. de la Barre est allé à la Guadalouppe, où ils fréquentent toujours, pour 1. 2. 3. 4. 5.

Suivant. Un afront, une insulte. Conduire, promener. Le traité de Bréda (31 juillet 1667). Elle le sera au traité d’Aix-la-Chapelle (2 mai 1668) qui mettra in à la guerre de Dévolution entre la France et l’Espagne. 6. Willoughby, cf. ci-dessus. 33

philippe de beaumont

les entendre là-dessus, si on accepte leur ofre. Je crois que j’irai bientôt car ils me demandent tous les jours, ainsi que m’ont assuré plusieurs maîtres de bateaux qui y ont été, entre autres le capitaine Gringoire1, lequel même ils ont prié d’emporter la parole à mondit sieur de la Barre. J’attends ce qu’en ordonnera la divine providence à qui il appartient de nous mettre dans les emplois où elle nous a destinés et non à nous de les choisir, suit que nous soyons toujours prêts quand il lui plaira de nous appeler, pour moi je suis ici sans attache, n’ayant accepté la charge de cette nouvelle maison qu’à condition (comme j’ai dit) qu’elle ne me retiendrait, quand Dieu me ferait naître l’occasion de retourner à la Dominique. Ce qui m’alige encore, c’est que quand on parle ici de travailler à la conversion de ces pauvres Sauvages, on est incontinent trouvé ridicule, on demande tout à l’heure combien on en a convertis, et le malheur est que des personnes mêmes qui y ont travaillé et qui étaient en beau chemin, s’en étant dégoûtés, fomentent ces impressions. Mais n’importe, Nos stulti propter Christum. Nemo mittens manum ad aratrum et respiciens retro aptus est regno Dei2. Il y a longtemps qu’on travaille à la conversion des Caraïbes sans qu’on y ait presque rien avancé, dont c’est folie que de s’y amuser davantage, mais plutôt folle conséquence, disons mieux. C’est un ouvrage qui demande persévérance. C’est à nous de planter et d’arroser et à Dieu seul de donner l’accroissement. Faisons ce qui est de notre devoir et remettons à Dieu le reste. La conversion des âmes est son ouvrage tout particulier, nous n’en sommes que les faibles instruments, puisque comme dit le même apôtre poursuivant sa comparaison : Neque qui plantat est aliquid, neque qui rigat, sed qui incrementem dat deus3. Dieu sait son temps, quand et comment il convertira ces pauvres inidèles ! Hé qui sommes nous qui voulions lui prescrire des bornes ? Il y a dix ans, il y a vingt ans que je combats une imperfection, et je n’en suis pas venu à bout, donc il faut cesser de la combattre et m’y laisser aller. Pareille conséquence, si dans cinq jours Bethulie4 n’est secourue, il est conclu de la rendre aux Assyriens. Mais ce n’est pas le sentiment de la dévote et constante Judith, mais au contraire elle en blâme ouvertement le grand prêtre Ozias5 et ceux qui lui6 avaient fait prendre cette résolution. Hé à quoi a pensé (dit-elle) Ozias de consentir à rendre la ville, si dans cinq jours la ville ne reçoit du secours ? Qui êtes-vous qui tentez ainsi le Seigneur ? Vous voulez donc limiter le temps à ses grâces et à ses miséricordes ? Vous présumez comme il vous plaira lui assigner et déterminer un jour ? Ah, non

1. Personnage non identiié. 2. “Nous sommes fous à cause de Christ” (1 Co IV, 10). “Quiconque a mis la main à la charrue et regarde en arrière est impropre au royaume des cieux” (Lc, IX, 62) 3. “Ainsi donc, ni celui qui plante n’est quelque chose, ni celui qui arrose, mais celui qui donne la croissance : Dieu” (1 Co, III, 7). 4. Ville célèbre par le siège qu’en it Holopherne, et lors duquel il fut tué par Judith. 5. Azarias (ou Ozias), 10e roi du royaume de Juda ; cf. 2 R, XIV-XV, etc. 6. “lui, lui”, sic. 34

lettre

est hic sermo qui misericordiam Dei provocet1. Il y a cinquante ans qu’on travaille à la conversion des Caraïbes sans qu’on y ait presque rien proité, donc il les faut abandonner ? Ah ! non est hic sermo qui misericordiam Dei provocet2. Et puis il n’est pas véritable, il y a bien ce temps-là qu’on habite dans ces îles, mais on n’en a pas employé dix à les instruire et ce encore avec beaucoup d’interruption. Mais quand on n’y ferait autre fruit que de baptiser tant de pauvres enfants qui, mourant sans baptême, seraient privés de la vue de Dieu pour une éternité ? La peine ne serait-elle pas bien employée en attendant que Dieu touche le cœur des grands, vu principalement que les pères et mères n’y répugnent point mais au contraire nous les apportent eux-mêmes, comme vous avez été témoin oculaire, ayant rendu le charitable oice de parrain à plusieurs, lorsque le zèle qu’il a plu à Dieu de vous inspirer pour le salut de ces pauvres gens, vous porta à venir en ces îles, et passer quelque temps avec moi à la Dominique, que la seule maladie vous obligea de quitter, mais sans quitter le saint désir d’assister ces pauvres âmes. Qui ne sait si ce ne sont point ces bienheureux innocents qui sont décédés devant que la malice eût pu pervertir leur cœur, qui vous obtiennent de Dieu ce zèle, pour procurer la même grâce à quantité de leurs compatriotes, frères, cousins, parents, qui, faute d’une main charitable qui les lave3 dans la sacrée piscine du baptême, se perdent tous les jours ? Courage4 donc, monsieur, laissons5 dire le monde, et faisons ce que Dieu demande de nous. Moquons-nous de la sagesse mondaine. Je dis plus, combattons-la de toutes nos forces, puisqu’elle est ennemie de Dieu. Donc pour parler avec l’apôtre6, ce qui semble folie aux yeux des hommes, surpasse ininiment toute leur sagesse7. Ce que je ne dis pas comme croyant que vous ayez besoin de nouvel aiguillon pour exciter votre zèle, tant s’en faut, qu’autant de lettres que j’ai eu l’honneur de recevoir de votre part me sont en moi-même autant de sacrés soulets qui rallument ce peu de chaleur qu’il a plu à la divine bonté de répandre en mon cœur pour le salut de ces pauvres âmes. Je vous prie d’excuser si contre mon intention cette lettre s’est insensiblement accrue, et par conséquent si elle est mal digérée. Excusez encore si pour avoir dit ce que je n’avais pas prémédité de dire, le8 temps ne me permet pas de satisfaire à présent au détail de toutes vos chères lettres, si pourtant je le puis avoir par cette même occasion, je ne manquerai de m’en acquitter, sinon ce sera par la première qui ne tardera pas longtemps. Je vous dirai seulement que j’ai reçu toutes les vôtres, et ce que vous m’avez envoyé, tant l’année passée que celle-ci, dont je vous suis tout à fait obligé, et principalement pour les chapelets que notre bon frère 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8.

“Ce ne sont pas là des mots qui puissent susciter la miséricorde de Dieu” (Jdt, VIII, 13). Cf. ci-dessus. “lavent”, sic ! “Couvrage”. “laissans”. Saint Paul. 1 Co I, 25 “je”. 35

philippe de beaumont

Antoine1, du convent de La Rochelle, m’envoya, avec plusieurs couteaux et jambettes2, et quelque cristal, de l’argent que vous lui aviez envoyé pour cet efet. Ces chapelets m’ont tout à fait servi pour donner aux soldats qui sont venus à confesse pour les Pâques et le jubilé, dont véritablement ils se sont acquittés avec beaucoup d’édiication, et je dirai au-delà même de mon attente, quantité ayant fait des confessions générales et, depuis ce temps-là, on a remarqué en eux un changement notable, Dieu leur veuille par miséricorde conserver ces bons sentiments. Vos chapelets m’ont encore fort servi pour les Nègres plus instruits et capables des sacrements, auxquels on ne saurait guère ordonner d’autres prières. Je risque avec cette lettre un couple de grosses mouches et deux pierres vertes3 que véritablement je n’ai pas éprouvées, mais que, selon toutes les apparences, j’estime devoir être bonnes. J’en ai encore quelques-unes que je vous enverrai avec des graines de savonnettes4 par une autre voie, pour ne pas risquer tout ensemble, dans un temps où les navires courent grand risque. Continuez-moi5 s’il vous plaît l’honneur de votre afection et me croyez inviolablement6, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur en N. S.-F. Philippe de Beaumont de l’ordre des frères prêcheurs.-De l’île de S. Christophle, ce 8 avril 1668.

1. 2. 3. 4. 5. 6.

Personnage non identiié. Petit couteau pliant qui se porte dans la poche. Peut-être du jade ou de la serpentine. Il s’agit des graines de la savonnette (Sapindus saponaria) appelées encore noix de lavage. Maintenez-moi. Perpétuellement. 36

André Chevillard

Les desseins de son éminence de Richelieu pour l’Amérique

Les desseins de son éminence de Richelieu pour l’Amérique. Ce qui s’y est passé de plus remarquable depuis l’établissement des colonies. Et un ample traité du naturel, religion et mœurs des Indiens insulaires et de la Terre-Ferme1. À madame la comtesse de Montmoron2. Par le père missionnaire apostolique, de l’ordre des frères prêcheurs. Euntes in Mundum uniuersum, prædicate Evangelium omni Creaturæ. Marc. 16. C3. À haute et puissante dame, madame Renée Du Breil dame comtesse de Montmoron. Madame, je condamnerais avec justice ce premier-né de mon esprit à une perpétuelle clôture, et ne lui permettrais jamais de voir d’autre jour que celui de ma chambre, si dans la passion qu’il a de paraître sur notre hémisphère, il n’avait trouvé en votre grandeur et une étoile pour lui servir de guide, et un soleil pour dissiper les nuages de ses envieux. Vous lui avez déjà servi de phare pour repasser l’océan et, lorsque ce furieux élément a voulu lui donner un sépulcre pour berceau, le ciel, dont vous faites les délices, a toujours entrepris sa défense, pour ce qu’il vous était consacré. C’est pourquoi il se croirait criminel s’il s’avouait d’autre que de vous. Et comme une même planète domine au commencement et au progrès de la vie, il est raisonnable qu’ayant formé pour vous les premières idées de cet ouvrage, vous soyez l’astre favorable qui préside à sa naissance. Elle ne peut être que fortunée sous une si heureuse constellation : son horoscope me promet déjà qu’à la faveur de votre nom, il verra les meilleures compagnies ; il entrera dans le cercle des dames, dont vous faites le centre et le cœur, et se latte d’un aveu général de ces illustres, s’il mérite seulement votre estime. En efet, madame, je ne pouvais mieux faire voir au monde le zèle qu’a eu toujours pour la religion l’éminentissime cardinal de Richelieu, que l’appuyant sur votre piété, sa pourpre recevra un nouvel éclat de celui de vos vertus ; et je crois qu’elle ne rougira pas de honte de paraître en la France sous un nom si auguste que le vôtre. Il faudrait ignorer les annales pour ignorer votre généalogie. Le beau nom de Du Breil a toujours brillé dans les histoires de Bretagne avec tant de gloire qu’il 1. Chevillard, André. Les desseins de son Éminence de Richelieu pour l’Amérique. Ce qui s’y est passé de plus remarquable depuis l’établissement des colonies. Et un ample traité du naturel, religion et mœurs des Indiens insulaires et de la Terre-Ferme. À madame la comtesse de Montmoron. Par le père missionnaire apostolique, de l’ordre des frères prêcheurs. Rennes : J. Durand, 1659, 207 p. 2. Renée Du Breuil, comtesse de Montmoron, (ca 1630-ca 1682) faisait partie d’une famille noble de sénéchaux et procureurs de Bretagne. 3. “Allez dans le monde entier, proclamez l’Évangile à toute la création”, Mc XVI, 15. 39

andré chevillard

a servi de marques aux actions les plus signalées et d’ornement aux plus grands hommes. Les maisons d’Acigné, de Quebriac et du Bois-Eon1 faisant alliance avec la vôtre, ont fait voir qu’elle était des plus considérables de la province ; et nos anciens ducs y prenant leurs ministres d’État ont déclaré par leur choix l’estime qu’ils faisaient de vos ancêtres. On a admiré sous quatre de nos souverains, un Olivier Du Breil dans la charge de procureur général de Bretagne, puis sénéchal de Rennes et juge universel de la province. Si nos ducs rendaient des oracles, c’était par sa bouche et, s’il fallait envoyer des ambassadeurs aux princes, leurs alliés, ils ne se servaient jamais d’autre interprète. Comme cet illustre avait eu des prédécesseurs, il eut encore des héritiers aussi dignes de ses honneurs que de son nom car Charles VIII2 jetant les yeux sur la duchesse Anne pour partager avec elle son royaume, il les jeta à même temps sur Roland Du Breil pour l’honorer de la charge de président au parlement de Bourdeaux3 ; et, peu de temps après, en ayant érigé un en Bretagne, il lui donna le même pour son président dans ce premier établissement. Ce fut dans cette charge qu’il rendit de si bons services à l’État que la duchesse Anne, après sa mort, voulut avoir auprès d’elle Roland Du Breil son petit-ils, ain de servir de tutrice à un mineur, dont le grand-père avait été le père de la patrie. Si je ne craignais, madame, de faire d’une épître liminaire une histoire généalogique, je produirais ici des maréchaux et des maîtres de camp pendant le règne de Henry II. Des gouverneurs de villes sous ses enfants, François II et Charles IX et sous Henry III4, et partout de grands capitaines. Je parlerais de vos alliances dans les maisons des présidents et des doyens de la cour  ; je n’oublierais pas surtout ce prince de l’Église5, votre allié, et je dirais que la justice et la paix, dont les évêques sont les anges, se trouvant dans votre maison, le ciel a voulu en votre personne honorer cette union d’une couronne de comte. Si votre naissance est illustre, votre vertu est héroïque. Cette piété généreuse qui anime toutes vos actions fait voir qu’à bien prendre la religion, elle n’est pas incompatible avec le monde. Vous ravissez toutes les compagnies par votre modestie pleine d’amour et de majesté et sanctiiez quasi à même temps les monastères les plus réguliers où vous faites de si fréquentes retraites. Enin, madame, on peut dire, qu’étant selon le cœur de Dieu, vous ne laissez pas d’être les délices du monde. Et comme dans la création des anges, Il mesura les grâces par les avantages de leur nature, j’oserais dire sans latterie, que dans le dessein qu’Il a eu de

1. Principales familles nobles de Bretagne. 2. Charles VIII (1470-1498), roi de France de 1483 à sa mort. En 1491, il se marie avec la duchesse de Bretagne Anne (1477-1514), préparant ainsi l’union du duché de Bretagne au royaume de France. 3. Bordeaux. 4. Henri II (1519-1559), roi de France de 1547 à 1559, ses ils lui succédèrent : François II (15441560), de 1559 à 1560, Charles IX (1550-1574), de 1560 à 1574 et Henri III (1551-1589), de 1574 à 1589. 5. Cardinal non identiié. 40

les desseins de son éminence de richelieu

toute éternité d’attacher votre âme à un corps, comme une intelligence à un ciel, il commanda à la nature d’y faire le plus pompeux étalement de ses charmes. Je ferais ici le portrait de cette beauté si ma profession le permettait mais comme les vrais adorateurs n’adorent que l’esprit, soufrez, madame, que je sois le paranymphe1 de ces qualités angéliques que tout le monde publie. C’est cette vertu qui, comme un aimant, a attiré ces nouveaux convertis de l’Amérique pour venir apprendre de vous les plus beaux principes de la religion ; ils ne veulent être esclaves que d’elle, et moi je ne passionne point que de me dire, de votre grandeur, madame, le plus humble et plus afectionné serviteur, frère André Chevillard, missionnaire des Indes. Licence du révérendissime père général de l’ordre des frères prêcheurs. Nos Fr. IO. BAPTISTA DE MARINIS2 Sacrae heologiae Professor, Ordinisque Praedicatorum humilis Magister Generalis et servus. Harum serie, nostrique authoritate Oicii, Tibi Rev. Patri Fratri ANDRAE CHEVILLARD è Congregatione nostra Britan. Provinciæ Parisien. in Insulas Americæ Septentrionalis Missionnario, Licentiam facimus et facultatem publicis Typis uulgandi Historiam Missionis Ordinis nostri in Americam, à te compositam : dummodò priùs à tribus in sacra heologia Magistris vel Professoribus Ord. nostri, à R. adm. p. Vicario praefatae Congregationis nostræ deputandis, approbetur  ; aliaque secundum sacros Canones, Bullasque Summorum Pontiicum, et Decreta Constitutionum nostrarum, et Capitulorum Generalium, et maximè Valentini ultimò præteriti, servanda serventur. Datum Romæ die 24 Augusti, An. Dom. M.DC.LVIII. FR. IO. BAPT. DE MARINIS / Magister Ordinis. / Regist. fol. 125. / Locus Sigilli. Fr. IACOBUS BARELIER3 / Magist. et Socius4. Commission du révérend père vicaire. Frère Pierre Martin professeur en théologie, vicaire général de la congrégation de Bretagne de l’ordre des frères prêcheurs en la province de Paris, et commissaire ordinaire et extraordinaire du révérendissime père général dudit ordre en ladite congrégation. Vu la 1. Celui qui fait l’éloge. 2. Jean-Baptiste de Marinis (1597-1669), maître général de l’ordre des frères prêcheurs de 1649 à 1669. 3. Jacques Barelier (1606-1673), docteur en médecine (1634) et botaniste, il prend l’habit des dominicains et exercera notamment les fonctions d’assistant du général de l’ordre à Rome. 4. “Nous Fr. Jean-Baptiste de Marinis, professeur en sacrée théologie et humble maître général et serviteur de l’ordre des prêcheurs. Par ce qui suit et de par l’autorité de notre charge, à toi révérend père frère André Chevillard de notre congrégation de Bretagne, province parisienne, missionnaire aux îles de l’Amérique septentrionnale, nous donnons licence et faculté de publier l’Histoire des Missions de notre Ordre en Amérique, que tu as composée, pourvu qu’auparavant elle soit approuvée par trois maîtres en sacrée théologie ou professeurs de notre ordre, devant être députés par le R. adm. p. vicaire de ladite congrégation ; et quant au reste, que soit examiné ce qui doit être examiné suivant les canons sacrés, les bulles des souverains pontifes et les décrets de nos constitutions et chapitres généraux et surtout ceux du dernier [concile ?] de Valence. Donné à Rome, le 24 août 1668. Fr. Jean-Baptiste de Marinis, maître de l’ordre / regist. fol. 125. / Locus sigilli. Fr. Jacob Barelier / maître et socius”. 41

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patente ci-dessus : d’autorité de notre charge, commettons à l’examen du livre dont il est parlé auxdites lettres patentes, les révérends pères Guillaume Jamoays, Jean Dominici et Vincent de Kermel 1 professeurs en théologie, auxquels nous enjoignons d’y apporter toute la diligence nécessaire et requise, tant par les susdites patentes, que les saints décrets et canons. Donné en notre actuelle visite de notre couvent de saint Dominique de Quimperlé, le quatrième octobre, sous notre signe, et le sceau de notre charge, l’an de grâce mille six cent cinquante-huit. Frère Pierre Martin vicaire et commissaire. Approbation. Nous soussignés professeurs en théologie, certiions, que selon l’ordre qui nous a été donné par notre révérend père vicaire, nous avons lu un livre intitulé, Les desseins de son éminence de Richelieu pour les missions des frères prêcheurs aux îles de l’Amérique, et ce qui s’y est passé de plus remarquable depuis l’établissement des colonies, etc., par le père André Chevillard, religieux de l’ordre des frères prêcheurs, profès2 du couvent royal de Notre-Dame de Bonne-Nouvelle de Rennes, missionnaire apostolique, auquel nous n’avons rien trouvé contraire à la foi ni aux bonnes mœurs. Fait au dit couvent de Bonne-Nouvelle le 12 janvier 1659. Frère Guillaume Jamoays. / Frère Jean Dominici. / Frère Vincent De Kermel. Approbation de monseigneur l’illustrissime et révérendissime évêque de Madaure3, coadjuteur de Cornouaille. Nous François Visdelou par la grâce de Dieu et du Saint-Siège apostolique évêque de Madaure et coadjuteur de Cornouaille : avons vu un livre intitulé, Les Desseins de son éminence de Richelieu pour les missions des frères prêcheurs aux îles de l’Amérique, etc., par le père André Chevillard, missionnaire apostolique, religieux de l’ordre des frères prêcheurs du couvent de Bonne-Nouvelle de Rennes, auquel nous n’avons rien trouvé contraire à la foi orthodoxe, ni aux bonnes mœurs. À Rennes ce 15 jour de juin 1659. François Visdelou, évêque de Madaure et coadjuteur de Cornouaille. Approbations Pierre Gaultier prêtre, licencié ès droit, chanoine de Rennes et vicaire général de monseigneur l’illustrissime et révérendissime évêque de Rennes4, certiions 1. Guillaume Jamoays fut professeur en théologie, vicaire et commissaire général de la congrégation de Bretagne ; Jean Dominici, professeur en théologie ; Vincent de Kermel, prieur du couvent de Morlaix. 2. Personne qui a fait les vœux par lesquels elle s’engage dans un ordre religieux, à la in de la période de noviciat. 3. François de Visdelou fut coadjuteur de Cornouaille (évêché de Quimper) et évêque de Madaure (M’daourouch, en Algérie) de 1651 à 1663, avant d’être nommé évêque de Saint-Pol-de-Léon de 1663 à sa mort (1668). 4. Henri de La Mothe-Houdancourt (1612-1684), évêque de Rennes (1639/42-1661), puis archevêque d’Auch. 42

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avoir vu un livre intitulé, Les desseins de son éminence de Richelieu pour les missions des frères prêcheurs aux îles de l’Amérique, etc., par le père André Chevillard, religieux du couvent de Bonne-Nouvelle à Rennes, et n’avoir rien trouvé dans ledit livre qui fût contraire à la foi et bonnes mœurs. À Rennes, ce 18 juin 1659. Gaultier. Nous Sébastien Gouzian, prêtre, docteur en théologie, recteur de SaintLaurent de Rennes, oicial et grand vicaire de monseigneur l’illustrissime et révérendissime archevêque de Tours1 dans la Bretagne, certiions avoir vu un livre intitulé, Les desseins de son éminence de Richelieu pour les missions des frères prêcheurs aux îles de l’Amérique, etc. composé par le père André Chevillard missionnaire apostolique, dans lequel nous n’avons rien remarqué qui ne fût orthodoxe et digne de la vue du public. Fait à Rennes, ce 18 jour de juin 1659. Sébastien Gouzian.

1. Victor Le Bouthillier de Chavigny (1596-1670), archevêque de Tours de 1641 à 1670. 43

PREMIÈRE PARTIE Des desseins de son éminence de Richelieu pour l’Amérique CHAPITRE I Les missions des frères prêcheurs aux diverses contrées du monde Mon Dieu ! Qu’elle est admirable la pensée de ce grand prélat de Milan, saint Ambroise1, quand après avoir pleuré l’aveuglement des hommes, il dit enin que la vie d’une créature attachée aux voluptés passagères et aux vanités de la terre est véritablement un froid hiver, toujours couvert des nuages de l’ignorance, enveloppée des frimas malins des plaisirs ensorcelés, battue du vent de sa volonté et de ses propres intérêts, que le péché et son attache sont2 tout à fait ce qui gèle l’âme mondaine, lui étant impossible de prendre le chemin du ciel et de présenter un soupir et une larme au tribunal de la justice divine. Mais comme cet auteur de l’univers est toujours en haleine pour notre avantage, n’ayant jamais le premier abandonné personne, voici qu’il continue encore aujourd’hui de répandre la lumière évangélique à ces barbares dedans ces terres, quoique dans ces contrées mêmes ils eussent fermé les yeux à ces clairs lambeaux et bouché les oreilles à la sainte parole, il y a plus de quatre cent trente-six années, par la mort de trente-neuf religieux espagnols qu’ils massacrèrent tant à SaintVincent qu’à la Guadeloupe3. Le docte Malpeus4, historiographe d’Espagne, remarque qu’en l’an mille quatre cent dix5, six de nos pères allant aux Philippines pour y travailler dans la vigne céleste, les galions qui les portaient mouillèrent à la Guadeloupe pour prendre des eaux, où ayant mis pied à terre, et mus par le zèle apostolique, voulant mon-

1. Ambroise de Milan (339/40-397), docteur de l’Église. 2. “est” 3. Les premiers missionnaires espagnols furent tués au Venezuela en 1516 et 1520, cf. Remesal, Antonio de. Historia general de las Indias occidentales y particular de la gobernación de Chiapa y Guatemala, Mexico : Porrua, 1988 [1569], vol. 1, liv. II, chap. 20-22. Cependant Petrus Malpaeus note dans son livre Palma idei sacri ordinis FF. Praedicatorum. Anvers, 1635, que trois dominicains furent “dévorés par les anthropophages” sur la côte de Cumana en 1514, cf. p. 116. 4. “Malpeus” [N.d.a]. Petrus Malpaeus ou Pierre Malpée (1591-1645), dominicain, auteur du Palma idei sacri ordinis FF. Praedicatorum, ouvrage consacré aux martyrs dominicains. 5. Il s’agit en fait de 1603. Dans Histoire générale des isles (liv. I, chap. 3, 2), J. B. Du Tertre fait référence à cet épisode en se servant de l’ouvrage de Malpaeus (op. cit., p.159-160). Les six religieux étaient  : Petro Calvo, Joannes de Moratalla, Vicentius Palau, Joannes Martines, Hyacinthus Cisternes. Joannes de Naya. 45

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trer l’horreur des sacriices des Caraïbes à leur Mabohia1, furent navrés2 de lèches le même jour mais les matelots des galions virent tant de prodiges et de clartés la nuit suivante qu’ils résolurent de chercher leurs corps, lesquels ayant trouvé à l’entrée du bois, les ramassèrent et les apportèrent sans corruption à nos pères, qui les attendaient vivants pour les soulager dans leurs missions. Et Fernandez dans son Histoire des combats3 m’apprend que six religieux du couvent de Saint-Dominique de Ségovie furent martyrisés dans la même île par la cruauté des sauvages Caraïbes. Quoi plus, si nous allons dans l’archipélage4, non seulement nous y trouverons dès l’an mille deux cent vingt-cinq des religieux de l’ordre des frères prêcheurs en grand nombre : et même l’an mille deux cent nonante-un, frère Pierre Boucher, célèbre docteur de la Sorbonne, fut évêque de Tines5, où avec ses compagnons ayant fait un fruit signalé, y composa son docte livre sur le Quatrième des sentences. Et je lis au même chapitre de ce savant historien6, que l’an mille deux cent quatre-vingt-cinq, frère Nicolas Dausipiis7, supérieur de nos missionnaires dans le Levant, après qu’avec l’assistance de ses frères il eut confondu plusieurs juifs, fut élevé au patriarcat de Jérusalem ; et que le frère Raymond8 profès, pareillement de notre couvent de Paris, ayant été élevé à la magistrature du sacré palais, et s’étant volontairement dépouillé de cette dignité, s’en alla la même année à l’île de Malliorque ; où par sa ferveur il it tant de fruits que Jacques roi d’Aragon le it premier évêque contre son gré, où il travailla tout le reste de sa vie à exterminer le reste des Maures et inidèles de ces contrées ; mais avec de si puissantes raisons qu’on y remarquait bien de l’extraordinaire : aussi sa sainteté dans les actions, et sa dévotion à la Vierge mère de Dieu, irent qu’en vingt années qui lui restèrent pour parachever sa couronne de gloire immortelle, il déracina tout à fait les mauvaises inclinations que les peuples de ces contrées avaient à l’idolâtrie. 1. “Mabohia, démon adoré des Caraïbes” [N.d.a]. 2. Blessés. 3. Il s’agit du dominicain espagnol Alonso Fernández (1572-1627), auteur notamment de : Historia eclesiastica de nvestros tiempos, qve es compendio de los excelentes frvtos qve en ellos el estado eclesiastico y sagradas religiones han hecho y hazen, en la conuersion de idolatras y reducion de hereges (1611), Concertatio prædicatoria, pro Eclesia Catholica, contra hæreticos, gentiles, iudeos et agarenos … (1618) et Historia y Anales de la ciudad y obispado de Plasencia (1627). L’Histoire des combats fait référence à l’ouvrage Concertatio prædicatoria. 4. Archipel ; mer Egée. 5. Pierre Boncher, dominicain, évêque in partibus de Tinum (Knin, en Croatie) de 1290 à sa mort (?). Cf. Mallet. Antoine. Histoire des saincts, papes, cardinaux, patriarches, archevesques, evesques, docteurs de toutes facultez de l’université de Paris, & autres hommes illustres, qui furent superieurs ou religieux du convent S. Jacques de l’ordre des Freres prescheurs à Paris, Paris : Jean Branchu, 1634-1645, 2 vol. ; cf. liv. I, chap. 77. 6. Il s’agit du dominicain Antoine Mallet (1593-1663), Cf. son Histoire des saincts …, op. cit. 7. Nicolas de Hannapes [ou Anapiis] (1225-1291), dominicain, patriarche de Jérusalem en 1288. Il meurt lors de la prise de Saint-Jean d’Acre par les Turcs. Il écrivit le Liber de exemplis sacre scripturae. 8. Raymond de Cortsavy († 1332). Ce dominicain roussillanais, maître du sacré-palais des papes avignonais, puis évêque de Majorque (1318-1321). 46

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Les Perses1 aussi se voyant si bien assistés, et se sentant obligés des soins des religieux de saint Dominique, pour défricher leurs erreurs, obtinrent frère Jean de Rouhan pour être premier évêque de Capha, puis de Tauris2 en Perse. Mais Mathieu Paris3, historien anglais, (quoiqu’ennemi des religieux) conirme bien à propos ces vérités de nos missions, il y a près de quatre cent seize ans, lorsqu’il écrit ces mots : “Jordanus autem Prior Fratrum Prædicatorum, dum Australium Barbarorum, ut vir eximia sanctitatis, peragraret, ut eos prædicando lucrifaceret, suborta submersus est tempestate”4. Et Vincent de Beauvais5 en son Miroir historiale6 en parle en cette manière. “Ô! quelle grande perte it lors cette journée-là par la violence de l’orage, lorsque le vaisseau qui portait ce grand homme qui brûlait du désir de visiter les lieux saints, et d’aller consoler ses frères qui faisaient de grandes conversions parmi les inidèles, et réunir à l’Église ceux qui autrefois s’en étaient séparés : croyant faire voile pour la réduction des morts dans l’inidélité, son navire poussé par un vent impétueux, fracassé en pièces le it en peu de temps arriver à la terre des vivants, le noya avec deux religieux, et plusieurs de l’équipage dans la même traversée”. Et sur ce même sujet notre Malpeus écrivant du miracle de son corps, trouvé et découvert par tant de signes, et enin enterré par nos missionnaires d’Acon7, dit ainsi : “Ceux qui échappèrent du naufrage arrivé dans la perte du bienheureux Jourdain8, second général et enfant spirituel de saint Dominique, furent des Grecs chrétiens, d’autres schismatiques, plusieurs inidèles et quelques fameux marabouts, qui ont attesté ces idèles rapports”. La bulle d’Innocent IV, l’an mille deux cent quarante-huit9, est bien une preuve très assurée de l’emploi des frères prêcheurs dans les terres découvertes ; voici les propres termes : “Dilectis Fratribus de Ordine Prædicatorum et Minorum in Terras Saracenorum, Paganorum, Græcorum, Bulgarorum, Cumanorum, Æthiopum, Syrorum, Iberorum, Alanorum, Gazarorum, Gothorum, Zocorum, Ruthenorum, Nubianorum, Armenorum, Georgianorum, Indorum, Moscelinorum, Tartarorum, 1. “Michel, p. 10, p. 2, l.1, ch. 79” [N.d.a]. 2. Le premier évêque de Cafa fut le franciscain Jérôme de Catalogne (J. Cathala) ; le dominicain Jean de Rouen fut d’abord évêque de Tabriz (1374-1382), puis de Cafa (1382). 3. Matthew Paris (ca 1200-1259), bénédictin anglais, auteur d’une Chronica Majora. 4. “Quant à Jordan, prieur des frères prêcheurs, tandis qu’il [naviguait dans les eaux] des barbares du sud, en homme d’une très grande sainteté, pour les gagner [à la foi] par ses prêches, il fut englouti par la tempête”. Jordan le Saxon, ou Jourdain de Saxe, succéda à Saint-Dominique en 1222 à la tête de l’ordre des frères prêcheurs ; cf. Paris, Matthew. Matthæi Parisiensis, Monachi Sancti Albani, Chronica Majora. Vol. 3, 1872. Reprint. London : Forgotten Books, 2013, p. 390. 5. Vincent de Beauvais (1184 /1194 -1264), dominicain, auteur du Speculum maius (1244), dont l’une des parties est le Miroir de l’Histoire , dont parle Chevillard. 6. “Vincens de Beauvais, Mir. Histor., l.3, spec. 4, c. 131” [N.d.a]. 7. Saint-Jean d’Acre. 8. Jourdain de Saxe (ca 1190-1237), successeur de saint Dominique à la tête de l’ordre dominicain en 1222 ; il part en 1236 en Terre Sainte pour visiter les couvents de l’ordre mais, au retour, son navire fait naufrage ; son corps, rejeté par la mer, est enterré au couvent dominicain d’Acre. 9. “Innoc. 4. 1248” [N.d.a]. Innocent IV (ca 1180/90-1254), pape de 1243 à 1254. 47

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Hungarorum, Majoris Hungaria, Christianorum Captiuorum apud Tartaras, aliarunque inidelium Nationum Orientis, seu quarumcumque Partium proiciscentibus, Salutem”1. Voilà donc l’ordre de saint Dominique selon la dénomination de frères prêcheurs répandu partout où le soleil éclaire, illuminant (remarque ce souverain père) toutes les contrées les plus éloignées de la foi. Ce qu’ils ont fait (dit le révérend père Gaultier, jésuite, dans sa Chronologie2) dès le commencement de leur ordre sacré, ils le continuent encore aujourd’hui dans l’Arménie, en Grèce, aux Indes orientales et occidentales, aux régions du nord, et aux îles Carmecanes3 ou Amériques, et dans toute l’Europe. De quoi notre siècle même a une preuve très illustre, dans la conversion de la sérénissime reine de Suède4, à laquelle (comme toute l’Europe sait) un père de l’ordre de saint Dominique a très utilement et très heureusement travaillé et les religieux du même ordre dans celle de l’empereur de Monomotapa, de plusieurs princes de sa cour, et bon nombre de ses sujets. Voici ce qu’en dit la Relation de Rome5 : “L’an 16526 dans l’Éthiopie l’empereur de la vaste et puissante monarchie de Monomotapa ayant reçu les principes de la doctrine du christianisme par les pères dominicains, fut, après une suisante instruction, publiquement régénéré dans l’eau salutaire du baptême ; où dans cette solennité sa majesté it paraître une joie non-pareille du bien que les frères prédicateurs lui avaient procuré : et parce que ce souverain fut baptisé par un père de cet ordre le 4 jour d’août, il voulut prendre le nom de Dominique ; et dans le triomphe l’impératrice, les princes et les seigneurs de sa cour embrassèrent le christianisme. Après quoi cet illustre empereur recommanda avec grande afection la prédication de l’Évangile à ces religieux dominicains, desquels il témoigna espérer beaucoup ; laissant à leurs soins continuels le salut de ses sujets dans les grands royaumes de son empire : aussi la providence divine it déjà leurir la

1. “À mes chers frères de l’ordre des prêcheurs et mineurs partant dans les terres des Sarrasins, des Païens, des Grecs, des Bulgares, des Gumans, des Éthiopiens, des Syriens, des Ibères, des Alains, des Sarmates, des Goths, des Scythes, des Ruthènes, des Nubiens, des Arméniens, des Géorgiens, des Indiens, des Mosques, des Tartares, des Hongrois, en grande Hongrie, chez les captifs chrétiens chez les Tartares et chez les autres nations inidèles d’Orient ou de n’importe quelle région, salut”. 2. Jacques Gaultier (1562-1636) ; ce jésuite (1585), ordonné prêtre en 1596, occupa diverses chaires de théologie et de controverse ; il est l’auteur d’une Table chronographique de l’estat du christianisme depuis la naissance de Jésus-Christ. 3. Les Antilles. 4. “Conversion de la séréniss. Reine, par un dominicain, l’an 1655” [N.d.a]. Christine de Suède (16261689), reine de Suède de 1632 à 1654, s’est convertie au catholicisme après son abdication. 5. “De la relation imprimée à Rome traduite en langue vulgaire” [N.d.a]. Il s’agit probablement du livre Pigafetta, Philippe. Relation du royaume de Congo et des pays voisins tirés d’Édouard Lopez (Rome, 1591 ; traduction française par les frères De Bry en 1598). 6. En 1561, le jésuite portugais, Gonçalo da Silveira, convertit l’empereur de Monomotapa (Grand Zimbabwe), Chisamharu Negomo Mupuzangutu (1560-1589), et plusieurs membres de sa famille, mais le jésuite fut exécuté sur ordre royal au cours de la même année. Cf. Du Jarric, Pierre. Histoire des choses plus memorables advenues tant ez Indes Orientales… Bordeaux  : S. Millanges, 1614, liv. V, chap. 42. 48

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foi parmi ces peuples, où l’on peut voir aujourd’hui renaître la ferveur des premiers chrétiens, tant la divine bonté y opère de prodiges, et des conversions presque ininies”. Je ne parle point d’un marteau continuel de l’hérésie, saint homas docteur angélique, d’un saint Pierre martyr, je laisse à part les faits héroïques d’un grand saint Hyacinthe, missionnaire divin de la Pologne et de la Hongrie, un homme apostolique saint Vincent Ferrier, ce grand saint Ambroise de Sienne1 ; tant de saints confesseurs et un nombre presque inini de martyrs à ce sujet, ou submergés dedans les mers, car je n’aurais jamais fait2, et mon dessein n’est autre que d’en crayonner quelques-unes3 de notre temps. Je sais fort bien que l’illustre Génébrard, archevêque de Lyon et docteur aux langues, et Surius4, cités par le même père Gaultier5, écrivent qu’en l’an mille deux cent vingt et six, plusieurs conversions furent faites des peuples occidentaux par l’entremise des frères prêcheurs et deux considérables ministres anabaptistes réduits par les mêmes. Et pour montrer qu’encore que peu de nos religieux écrivent des missions, s’arrêtant à faire, et non pas à noircir du papier6, et que ce n’a point été une ferveur passagère au commencement de l’ordre de saint Dominique, mais que ces missions aux inidèles ont été toujours continuées et entretenues depuis quatre cents tant d’années jusqu’à présent. Je trouve dans les Annales de Wandig7 quatre lettres apostoliques de quatre pontifes, qui sont Innocent IV l’an 1248, Jean XXII l’an 1321, Urbain V l’an 1369, Nicolas V l’an 1452, de plus celle d’Urbain VIII de l’an 1644 et deux d’Alexandre VII à présent séant8 au Saint-Siège. Si d’ailleurs nous voulons voir le sentiment du dévot Platus9, écrivant l’honneur de l’état régulier, après avoir publié hautement qu’il n’y a rien de plus beau que la conversion du nouveau monde, il ajoute : “D’où vient-elle plus ordinaire1. homas d’Aquin (ca 1224-1274), théologien et philosophe dominicain ; Pietro da Verona ou Pietro Rosini (ca 1205-1252), inquisiteur dominicain ; Hyacinthe de Cracovie (1185 -1257), dominicain polonais, évangélisateur de la Scandinavie  ; Vincent Ferrier (1350 -1419), dominicain aragonais ; Ambroise Sansedoni (ca 1220-1286), dominicain italien. 2. Je n’aurai jamais ini. 3. Quelques missions. 4. Gilbert Génébrard (1535-1597), ce dominicain écrivit de nombreux ouvrages et publia de nombreuses traductions d’auteurs juifs. Il devint archevêque d’Aix-en-Provence – et non de Lyon – en 1592 mais, partisan de la Ligue, il fut banni du royaume en 1596 ; Laurent Sauer ou Surius (1522-1578), chartreux allemand, auteur de nombreux ouvrages et et de très nombreuses traductions en latin d’ouvrages rhénans, lamands et néerlandais. 5. “père Gaultier jésuite, en sa chronol[ogie]” [N.d.a]. 6. “Qui fecerit et docuerit, hic major est in regno caelorum. Matth. 5. c” [N.d.a]. : “au contraire celui qui les exécutera et les enseignera, celui-là sera tenu pour grand dans le Royaume des Cieux”, Mt, V, 19. 7. Luke Wadding (1588-1657), franciscain irlandais, auteur des Annales ordinis minorum ab anno 1208 ad annum 1540. Rome, 1628-1651/54. 8. Siégeant. 9. Girolamo Piatti (1545-1591), jésuite italien, auteur du De bono status religiosi. Trèves, 1596-1601 (Traité du bonheur de la vie religieuse). Piatti, écrit (liv. II, chap. 30, p. 434) que se furent les franciscains : “Primos omnium, qui tantam hanc provinciam aggressi sunt franciscanos fuise legimus, atq. …”. 49

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ment et plus particulièrement que des religieux ? Les religieux de saint Dominique n’ont-ils pas été les premiers aux Indes occidentales ? Où leur première église dans ces vastes régions fut un petit oratoire de roseaux et de jonc, où ils ofrirent le sacriice du corps et du sang du vrai ils de Dieu incarné”. C’est aussi ce qui obligea Léon X1 de continuer leur ample pouvoir par ses bulles. Bénédiction si favorable qu’ils ont, dès ce temps-là, quelques fois baptisé, après de solides instructions, en moins de trois mois, huit et neuf cent mille personnes. Blozius2 en dit autant, parlant de nos missionnaires3, et l’archevêque de Mexico, ayant l’an 13124 avéré ceci dans ses lettres au roi catholique. Le grand atlas5 apprend à plusieurs que les enfants de saint Dominique furent avec leurs contemporains les religieux du père séraphique saint François6, de nouveaux apôtres dans cette célèbre ville d’Ochin7, où ils convertirent le roi et grand nombre de ses sujets, et que ces deux ordres s’établirent environ 1271 en la peuplée et tant renommée cité de Goa8, et dès lors ils se virent admis et appelés en quatre royaumes à l’avantage de la foi et quelques-uns avaient donné aux Moluques. Notre couvent de Macao, à l’entrée de la Chine9, y est l’ordinaire rendez-vous de nos missionnaires pour ces cantons, où nos pères espagnols, et plus particulièrement les Portugais, vont en foule ofrir leur vie et leur sang pour la défense et prédication de la religion romaine. Mais, dans le Japon, nos missions derechef toutes récentes (je veux dire, là rétablies depuis l’an 159310) donnent encore des preuves du passé, et ne font pas moins de martyrs que dès l’an 130411 que nous commençâmes d’y arroser la vigne de 1. Giovanni di Lorenzo de Medici (1475-1521), élu pape sous le nom de Léon X (1513-1521). 2. Louis de Blois-Chatillon, ou Blosius, (1506-1566), bénédictin réformateur, notamment de l’abbaye de Liesses. Il a écrit de nombreux traités ascétiques et des ouvrages polémiques dont le Speculum monachorum a Dacryano, ordinis S. Benedicti abbate, conscriptum, antehac numquam excusum, 1538 [Guide spirituel, ou le miroir des âmes religieuses. Lyon, 1616]. 3. “Append. 4” [N.d.a]. 4. Juan de Zumárraga fut le premier évêque et archevêque de Mexico (ca 1528-1548). La lettre au monarque espagnol pourrait être celle du 30 mai 1548. 5. “Mercator” [N.d.a]. Gerardus Mercator ou Gerard de Kremer (1512-1594), mathématicien et géographe, auteur de l’Atlas sive cosmographicae meditationes de Fabrica Mundi … Duisburg, 1595. 6. François d’Assise (ca 1181-1226). 7. Cochin, sur la côte de Malabar, où les Portugais installent un comptoir au début du XVIe siècle, où, en 1544, François Xavier installe une mission. 8. Probable allusion à Niccolo de Pistoia, membre de l’expédition du franciscain Jean de Montecorvino, qui fut le premier dominicain qui arriva en Inde en 1291. Ce n’est qu’au début du XVIe siècle que les franciscains et les dominicains se sont installés à Goa. 9. “La Chine est dans l’Asie ; le roi est à présent catholique, son palais est en la ville de Zuntien ; il y a plusieurs religieux à Paquin et à Nanquin ses principales villes” [N.d.a]. L’auteur a recopié Du Jarric, Pierre. Histoire des choses … , op. cit., cf. liv. IV, chap. XVI, p. 537 ; Chevillard interprète librement Du Jarric car le “roi” n’est pas catholique. 10. Les premières missions débutent en 1549 ; le premier diocèse est fondé en 1588. 11. Probablement dès 1597. 50

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Jésus-Christ, que les religieux de saint Benoît et de saint Augustin1 avaient commencé de cultiver par leurs fatigues dans les travaux évangéliques, il y a plus de sept cents tant d’années. Je laisse à part Congo, la Guinée, Sénégal, Angole, Hocque2, le Cap-vert et plusieurs autres quartiers de la terre pour abréger par les termes de Christophle de Fontaines3 : “In Indias Orientales primi et ipsi Dominicani, prædicanda Fidei causam, longissimam et periculosissimam navigatione trajecere  ; ubi mulsis etiam domiciliis, sive Monasteriis extractis, cum maxima populorum conversione et aediicatione, multa regna, oppida, et Nationes Christi imperio subjecerunt”4. Les archives du couvent de Santo Domingo dans l’Amérique et le père Jean de Rechac, historien général de l’ordre5, disent que le bienheureux Louis Bertrand6, profès du couvent de notre grand missionnaire saint Vincent Ferrier de Valence en Espagne, après avoir résidé dans les îles Camercanes, à présent françaises, laissa vingt-quatre de nos pères, dont six se divisèrent aux nations des Galibis, six aux Aloagues7, quatre à l’île de Saint-Vincent et le reste demeura à SaintChristophle, la Guadeloupe, la Martinique, passant tantôt de ces îles aux autres voisines, comme à Marie-Galante, la Dominique, Saint-Martin, Sainte-Croix, Saint-Barthelemy  ; et même (remarque notre auteur) ces derniers donnaient souvent jusqu’aux Barbades. Et le saint vogua à Santo-Domingo, île principale à présent de la Nouvelle-Espagne, à la Marguerite, Saint-Jean de Porteric, et à Couve, Portevele, La Havane, Carthagène8 et de là ayant envoyé quelques-uns à la terre voisine de la Jamaïque, il it voile à Panama, aux Amazones, aux Ariotes, 1. “les pères bénédictins et augustins premiers apôtres du Japon” [N.d.a]. Le premier fut le jésuite François-Xavier (1549) et ce n’est qu’à la in du XVIe siècle qu’arrivent les franciscains  ; les dominicains et les augustins arrivent surtout après 1608. 2. Hoque, en Angola. 3. “Christ. R. in App” [N.d.a]. Christophe de Chefontaines ou Penfentenyou (1532-1595), docteur en théologie, ministre général de l’observance (1571), évêque auxiliaire de Sens (ca 1586) ; vers 1588, il réside à Rome. Il est notamment l’auteur de La défense de la foi de nos ancêtres, contenant quinze chapitres, où sont déclarés les stratagèmes et ruses hérétiques de notre temps. Paris, 1570 et Compendium privilegiorum Fratum minorum. Paris, 1578. 4. “Aux Indes orientales, les dominicains furent les premiers à prêcher la foi, en efectuant les navigations les plus longues et les plus dangereuses ; sortis de leurs doux foyers ou de leurs monastères, ils ont soumis, grâce à la très grande conversion et à l’édiication des peuples, de nombreux royaumes, places fortes et nations à l’empire du Christ”. 5. Jean [Gifre] de Rechac, dit de Sainte Marie (1604-1660), dominicain auteur de nombreux ouvrages, dont La vie du glorieux patriarche saint Dominique. Paris, 1647 ; Les vies et actions mémorables des saints canonisés de l’ordre des frères prêcheurs. Paris, 1647. 6. Luis Beltrán (1526-1581). Ce dominicain espagnol part en Amérique en 1562 pour évangéliser les Indiens de Colombie, mais devant les diicultés de sa mission, il rentre en Espagne en 1569. 7. Les Indiens galibis de Guyane, alliés des Caraïbes insulaires. Les Indiens aroüagues (Arawaks), ennemis des Indiens des Petites Antilles. 8. “Villes de la Nouvelle-Espagne” [N.d.a]. Margarita, Porto Rico, Cuba, Portobelo, La Havane et Carthagène. Margarita, Portobelo et Carthagène ne font pas partie de la Nouvelle-Espagne mais de la vice-royauté du Pérou. 51

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Samaïgotes, Oüarabiches1 et autres résidences parmi ces nations sauvages, étant délégué pour visiteur général dans ces contrées ; et après son heureux voyage il repassa les mers et, arrivé le 29 d’octobre de l’année 1651, il décéda si plein de vertus et honoré de tant de miracles qu’Urbain VIII, d’heureuse mémoire, permit à toute l’Espagne, et à tout l’ordre de saint Dominique, d’en faire l’oice comme d’un saint confesseur2. Et même de nos jours les plus anciens Sauvages dans toute l’Amérique assurent que, de père en ils, ils ont pour constant qu’ils ont toujours eu des religieux blancs3 nommés Dominiques et que les misères ni la mort de plusieurs n’ont point empêché les autres de venir parmi eux. Enin qu’on aille aux Philippines, au Japon, qu’on traverse le Brezil, qu’on entre dans les états du grand Negus4 ; qu’on fasse voile aux deux Indes, qu’on parcoure tous les lieux où la mer porte des vaisseaux, et l’on trouvera de vrais enfants de ce cerf altéré5 du salut des âmes saint Dominique. C’est donc à bon droit que dans ce général chapitre de nos missions, je puis bien rapporter la belle remarque du cardinal Baronius6 prêtre de l’Oratoire7, lequel parlant de la naissance de saint Dominique de Gusman8, fondateur et père de l’ordre des prêcheurs, écrit qu’il vint au monde au même jour, à son château de Callahora en Espagne, que saint homas archevêque de Cantorbie9 fut massacré en Angleterre : “Dieu (dit Baronius) voulant réparer la mort de l’un par la naissance de l’autre ; un pilier de l’Église abattu, au même moment, un plus fort relevé”. Tant il est véritable que cette lumière inaccessible a toujours départi les rayons de la miséricorde aux païens, Sauvages et idolâtres, pour faire rompre les glaces de l’ignorance et de leur inidélité, ain qu’elles s’épurent parvenues dans la cristalline mer du baptême10. 1. Les trois sont des peuples d’Amazonie, de la région des Guyanes. Les Amazones seraient une peuplade de femmes guerrières, vivant dans l’Amazonie, découvertes par l’explorateur Orenalla en 1542. Les Ouärabiches sont un peuple vivant au bord du leuve portant le même nom (aujourd’hui Guarapiche, Guyane). Les Samaïgotes sont une nation de Terre Ferme, au nord de l’Ouärabiche, ennemis des Caraïbes, selon Pelleprat. 2. En fait, il fut béatiié en 1581 par Paul V, Alexandre VII le déclara saint patron du Nouveau Royaume de Grenade et Clément X le canonisa en 1671. 3. “Dans les pays chauds nous ne portons que très rarement la chape noire” [N.d.a]. 4. L’Abyssinie. 5. Psaume 42 : “Comme languit une biche après les eaux vives, ainsi languit mon âme vers toi mon Dieu…”. 6. Cesare Baronio (1538-1607), prêtre de l’Oratoire, supérieur général de la congrégation de l’Oratoire (1593), cardinal (1596), auteur des Annales ecclésiastiques. 7. Congrégation de prêtres séculiers fondée au XVIe siècle par Philippe de Néri. 8. Domingo Núñez de Guzmán ou Saint Dominique (ca 1170-1221), né à Caleruega (province de Burgos), religieux espagnol fondateur de l’ordre des dominicains. 9. homas Becket ou homas de Cantorbéry (1117-1170), archevêque qui s’opposa à Henri II d’Angleterre et fut assassiné par les partisan du roi. 10. “Deus vult omnes salvos ieri, et adagnitio nem veritatis venire.S. Paul, ad Tim. c. 2” [N.d.a] “[Voilà ce qui est bon et ce qui plaît à Dieu notre Sauveur,] lui qui veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité”, 1 Tm, 2., 3-4. 52

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Mais c’est assez dit du passé, voyons (mon cher lecteur) ce qui s’est fait de notre temps aux îles méridionales de l’Amérique.

CHAPITRE II Desseins de son éminence de Richelieu pour l’Amérique Le temps est donc déterminé pour le départ des vaisseaux pour l’Amérique et cet illustre Armand Du Plessis, ce ministre d’État sans second, se dispose avec les autres seigneurs de la compagnie d’envoyer, sous le bon plaisir du roi, une colonie française dans les îles Amériques, pour, sous l’obéissance de sa majesté très-chrétienne, les habiter. Son éminence cherche bien l’étendue de la domination de la France mais, comme idèle serviteur de Dieu, il souhaite encore avec plus de passion la conversion des Sauvages demeurant dans ces terres, et en égale occasion pour cultiver ces plantes. Monsieur le cardinal visite à ce sujet le révérend père Carré1, supérieur du couvent du noviciat au faubourg Saint-Germain à Paris, lui propose que, son dessein pour les Indes occidentales étant plus pour la gloire de Dieu et de ses créatures, il lui demandait des religieux, la profession de son ordre, qui porte la qualité de frères prédicateurs, étant de s’employer, par l’exemple d’une sainte vie et par les lumières d’une doctrine angélique, pour la consolation des idèles et pour la conversion des barbares. Et le père Carré, ayant exposé ce dessein à la communauté, choisit pour l’heure le nombre nécessaire, et tous prêtres, entre lesquels le père Pélican2, docteur de Sorbonne, fut institué supérieur dans cette mission. Ce que ce prince religieux et très digne prélat ayant appris, il dit en présence d’une illustre compagnie, qu’il se sentait3 plus appuyé, dans son entreprise, de ces colonnes évangéliques que des plus fortes digues ou bataillons qu’il n’ait jamais dressés contre l’ennemi de l’État, ou la religion prétendue. C’est aussi ce qui le fait voler le lendemain vers ce sacré cénacle où, saluant ces bons pères, la larme aux yeux et d’un cœur soupirant pour la gloire de l’Église et le salut des âmes, leur dit ces paroles, dignes d’être gravées, en mémoire de ce bouclier de la foi. [4] “Ô que vous êtes heureux, mes pères, de ce qu’il plaît à la divine bonté vous appeler les premiers dans une contrée d’inidélité pour la conversion des pauvres gentils ! Vous sèmerez avec larmes, mais ne perdez point courage, la saison sera favorable

1. Jean-Baptiste Carré (ca 1593 -1653), fondateur du noviciat général de Saint-Germain. Richelieu lui conia la charge d’envoyer des missionnaires aux Antilles dès 1635. 2. “Père Pélican profès du couvent de Chartres” [N.d.a]. Cf. introduction de notre ouvrage. 3. “Sentiments de son éminence” [N.d.a]. 4. “Paroles de monseigneur le cardinal” [N.d.a]. 53

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pour la récolte car c’est là que Dieu a destiné l’emploi de votre profession, et la consommation de vos vœux, ain que dans la patience vous cueilliez le fruit de vos âmes1.” Ce grand génie faisant entendre qu’il espérait un signalé progrès dans ces colonies. Et son éminence conjurant le père Carré de continuer ses soins pour ce sujet, et qu’il était dans le dessein d’écrire dès la première poste à Rome, et pareillement à notre révérendissime père général, ain d’obtenir bon nombre de missionnaires de l’ordre de saint Dominique, desquels il voulait faire le rendez-vous principal à la Guadeloupe, pour s’en servir non seulement dans ces grandes îles, mais encore dans les terres fermes, où il voulait au plus tôt envoyer et établir des colonies françaises.

CHAPITRE III Bref de sa sainteté et les soins de monsieur le cardinal pour les missions Monsieur le cardinal satisfait au possible du révérend père Carré, ne perd aucun moment favorable. Il écrit lui-même aussitôt à Rome, où le Saint-Père considéra si promptement ses justes demandes et religieuses propositions que son éminence reçut en peu un bref apostolique2, dans lequel on déclare nos missionnaires sous la protection du très-chrétien roi de France, nonobstant la bulle d’Alexandre VI3 lequel, dans la donation de ce nouveau monde aux rois de Castille Ferdinand et Isabelle4, défend à toutes personnes de quelque qualité ou profession qu’ils soient, d’approcher des Indes occidentales, sous les peines portées dans sa bulle dont j’ai voulu insérer ici en langue vulgaire, la in de la teneur. “Et nous défendons très étroitement sous peine d’excommunication, ipso facto, et sous les peines portées dans les censures, à tous les peuples sujets au Saint-Siège, quelque appui impérial ou royal dont ils pourraient être munis, de faire voile aux îles et terres fermes habitées ou à habiter, découvertes ou à découvrir vers l’occident et le midi ; ni de s’établir depuis le pôle arctique jusqu’au pôle antarctique, plus de cent lieues par delà les îles des Assores et du Capvert ; ni même mouiller à aucune rade vers les Indes hors ce district, sans votre permission, et licence spéciale de votre majesté catholique de vos successeurs ou légitimes héritiers, sous quelque prétexte que ce soit5” Le Saint-Père Urbain VIII6 lève donc ces obstacles, en ce qu’à la demande 1. “In patientia vestra possidebitis animas vestras. Luc 21” [N.d.a]. “C’est par votre constance que vous sauverez vos vies” (Luc XXI, 19). 2. Lettre du pape scellée de cire rouge, de l’anneau du Pêcheur. Le bref, plus court que la bulle, est rédigé sans préambule. 3. Alexandre VI (1431-1503), pape de 1492 à 1503. En 1493, par la bulle Inter cætera, il décrète le partage du Nouveau Monde entre Espagne et Portugal. 4. Les Rois catholiques, Ferdinand II d’Aragon (1452-1516) et Isabelle 1re de Castille (1451-1504), respectivement roi d’Aragon et de Sicile et reine de Castille et de León. 5. “Brezius, au 18 iom. des ann. Eccl. En l’année 1493. Ce bref se verra au long vers la in de ce livre” [N.d.a]. 6. Mafeo Barberini (1568-1644), élu en 1623 pape sous le nom d’Urbain VIII. 54

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de monseigneur le cardinal il déclare nos religieux premiers missionnaires dans les îles, sous la protection des lys de France. Voici les termes traduits en notre langue : “Pouvoir concédé par le pape Urbain VIII au père Pelican et à ses compagnons missionnaires pour les Indes, sous la protection du très-chrétien roi de France”1. Et quelques années après, sa sainteté envoie un second bref, par lequel elle conirme plus amplement ses libéralités à nos frères. Je le veux rapporter sans altération aucune et pour la grande île de la Guadeloupe plus spécialement. “Decretum Sacra Congregationis de propaganda Fide2, habitum die 5 Decembris 1645 referente Eminentissimo D. Cardinale Albronotio3 statum Insulæ de Guadalupe, ex relatione a Nuntio Galliarum transmissa. La sacra Congregatio Missionem Dominicanorum ad Insulam præfatam conirmavit, et facultates antea expeditas pro Patre Armando a Pace4 Parisiensi, dicta Missionis Superiore, quem illius Præfectum declaravit, ad eum Nuntium mitti jussit, ut illas ad præfatum Patrem deferri curet5.” Signé, cardinal Capponi6. Et contresigné du secrétaire et scellé d’un sceau de cire rouge. D’où nous pouvons admirer les faits héroïques de ce digne ministre d’État dans cette entreprise si glorieuse, et si avantageuse au salut de tant de nations inidèles. Car si la majesté souveraine préfère le gain d’une âme à la conquête de tout l’univers, qui ne peut avoir de plus hauts sentiments d’une entreprise si triomphante et si utile pour les hommes, et si précieuse pour les citadins du ciel ? Qui souhaitent si ardemment et avec tant d’afection de voir remplir les sièges de leurs frères révoltés, privés de la vision de Dieu, où l’essence du bonheur se rencontre7, bannis du ciel et reclus pour jamais dans le cofre de l’enfer, qu’ils se sont fabriqués par un acte d’entendement joint à leurs mauvaises volontés, dont les attaches sont immobiles et irrévocables8. Combien donc de peuples, hélas ! auraient ini leurs jours dans leurs libertinages, si les inclinations9 de ce grand Armand n’avaient10 été passionnées pour leur salut ? Ne permettant point de voguer sans la conduite de pilotes experts pour le port 1. La bulle est datée du 12 juillet 1635. 2. La Congrégation de la Propagande a été fondée en 1622 par le pape Grégoire XV. Elle a la juridiction de toutes les missions de l’Église catholique dans le monde entier. C’est un organe de contrôle des diférents ordres missionnaires. 3. Probablement Gil Carrillo de Albornoz (1579-1649), cardinal espagnol. 4. Armand Jacquinot dit de la Paix († 1648), supérieur de la mission dominicaine en 1643 en Guadeloupe. 5. “Décret de la Sacrée Congrégation de la Propaganda Fide, donné le 5 décembre 1645, selon le rapport de l’éminentissime D. cardinal Albronotio sur la situation de l’île de Guadalupe, d’après la relation du nonce des Gaules. La Sacrée Congrégation a conirmé la mission des dominicains vers ladite île et a ordonné que les facultés auparavant expédiées pour le père Armand de la Paix, parisien, de la dite mission supérieure, qu’elle a déclaré préfet de celle-ci, soient envoyées au nonce pour qu’il veille à les déférer audit père”. 6. Luigi Capponi (1582-1659), cardinal italien, vice-préfet de la Propaganda Fide. 7. “S. homas, I. 2, qu. 3, art. 8” [N.d.a]. 8. “S. h. 1 P.q. 64 a. 2” [N.d.a]. 9. Penchants. 10. “n’auraient”. 55

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de la gloire éternelle. Et si dans la misère des temps ils eussent été abandonnés du révérend père Raymond Breton1, que Dieu réserva seul dedans les îles (la providence divine ayant appelé nos autres frères dans l’efort de leurs fonctions apostoliques, au séjour de l’immortalité), combien de Sauvages, Caraïbes et plusieurs Aloagues, parmi lesquels ce bon père a conversé l’espace de dix-huit années continuelles avec tant de fruit et de consolation spirituelle, seraient morts dans l’inidélité ? Combien encore de Nègres esclaves auraient passé de cette servitude temporelle dans la captivité éternelle ? Combien d’enfançons2 seraient décédés sans le baptême ? Combien d’hérétiques auraient passé de cette vie à une mort sans in, si nos pères n’étaient venus au secours, et si Dieu n’en avait réservé quelqu’un en attendant qu’on fût venu soulager nos missionnaires, dont la plupart ou périssent de travail, ou sont mis à mort par les Sauvages, ou submergés dedans les traversées ? Le démon faisant tous ses eforts pour tâcher de détruire les moyens par lesquels on lui ôte la proie, il le témoigna bien un jour à l’île de la Dominique, dans un grand oycou3 des Sauvages, où demandant la mort du père Raymond, il leur dit : “Si homi homan balanaglé lixhayouti nohé4 ayca caou nanborlabo banalé loulaxai xhia nitou malin nohé”, c’est-à-dire “Donnez-moi ce Français que je le mange et que de ses tripes et de son cerveau on m’en fasse une pimantade”5. Pour nous apprendre que ces généreux Josué et ces idèles Moïse sont continuellement parmi les dangers, pour délivrer ces pauvres Sauvages de la perpétuelle servitude de leurs rioches6, ou leur Mabohia7, qui se fait redouter par les cruels supplices dont il les alige, comme leur souverain. La bonté divine enin honorant encore de nos jours la couronne de France des pierres précieuses du salut de tant de personnes.

CHAPITRE IV Embarquement de la colonie et son heureuse arrivée aux Indes Le temps s’approche de faire voile et, après les dispositions nécessaires, un vent favorable s’élève pour sortir de la rade et mettre à la route. Messieurs Du Plessis 1. Raymond Breton (1606-1679), missionnaire dominicain resté aux Antilles de 1635 à 1653, auteur de plusieurs relations et de dictionnaires français-caraïbe, caraïbe-français, ainsi que d’une grammaire caraïbe. 2. Petits enfants. 3. Fête durant laquelle les Caraïbes s’enivraient avec une boisson qui porte le même nom. 4. Le mot est diicile à lire ; on peut lire “nohe” ou “mhe”, le premier semble plus probable. 5. Chevillard semble utiliser sa propre transcription, ainsi de nombreux mots cités nous sont inconnus. Cependant, on trouve dans le dictionnaire caraïbe de Breton : “aíca”, manger ; “balanaglé”, chrétien (que Chevillard traduit par “Français”), “banalé” et “ibaouanale”, compère. 6. Objet utilisé dans les pratiques rituelles et religieuses des Caraïbes. Chevillard, chap. V déinit les rioches comme étant “une espèce de marionnettes de France, ou marmousets de coton”. Il pourrait s’agir des zémis, sortes d’ “idoles” en coton, en pierre ou en bois. 7. Divinité que les Européens ont assimilée au diable car les Caraïbes la craignent. 56

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et de l’Olive1, nobles chefs de cette colonie, s’embarquent au havre de Diepe, et avec eux six cents hommes divisés en deux navires, aussi bien que nos religieux, qui entrent dans ces vaisseaux. Voilà donc nos aiglons généreux qui s’envolent à la faveur de leurs saintes inclinations et poussés par le vent à gré qui les conduisait au lieu d’où ils espéraient que des pierres du paganisme la bonté divine ferait sortir de bon grain pour le grenier du paradis. Ils partent donc du mouillage, honorés des patentes de sa majesté, par lesquelles elles déclarent les protéger dans tous leurs droits et privilèges, et autorisés du bref apostolique pour les missions, munis des bénédictions des supérieurs et licence, à une entreprise si généreuse, et à un si glorieux sujet. Et Dieu ayant béni un si louable dessein, ils jetèrent l’ancre au mouillage de la Martinique, île pour lors habitée seulement des Indiens et Sauvages de cette terre. Les actions de grâce sont rendues dès le bord et le bateau hors nos gouverneurs descendent à terre et, après eux, la colonie, laquelle on met en ordre sous les armes2. Les feux sont allumés en signe de joie, le Te Deum est chanté. Et durant ces harmonies le père Pellican arbore la croix de Jésus-Christ et, conjointement avec lui, les deux chefs appliquent, au pied salutaire de ce bois sacré, les armes de France. Cela fait, on élève ces belles leurs de lys en un autre lieu, nommé maintenant le Fort-Saint-Pierre, place ordinaire où sont les plus riches et beaux magasins, outre le corps de garde et la forte batterie dressés par monseigneur Du Parquet Desnambuc3, pour lors vivant et général pour sa majesté dans les îles de la Martinique et de la délicieuse Grenade. Ces insignes posés, on chante les litanies de Notre-Dame, protectrice de la France ; où les triomphes accompagnés de grands cris d’allégresse et de bruits de canonnades appelèrent les Sauvages et, par ce bruit, ils s’y rendirent en grand nombre, outre plusieurs qui déjà auparavant l’arrivée des vaisseaux s’étaient cachés à l’entrée du bois pour voir la in de cette descente. Mais ravis d’aise qu’étaient ces barbares à l’aspect de tant de magniicences, ils éclataient en signe d’une particulière satisfaction et entière joie, ces mots : “Cazlelegouty, Cazlelegouty”4, le répétant par plusieurs fois pendant toute cette action si solennelle5. 1. Jean Du Plessis, sieur d’Ossonville († 1635) est, conjointement avec De l’Olive, le premier capitaine général de la Guadeloupe en 1635. Après avoir été lieutenant de Pierre Belain D’Esnambuc, Charles Liénard De l’Olive (ca 1600-ca 1645) est capitaine général de la Guadeloupe avec Du Plessis à partir de 1635. Malade, il abandonne sa charge en 1640. 2. “On plante la croix à l’île de la Martinique le 27 juin 1635” [N.d.a]. 3. Jacques Dyel Du Parquet (1606-1658), est établi lieutenant général de la Martinique par son oncle Pierre Belain d’Esnambuc à partir de 1637. Il est ensuite nommé sénéchal de la Martinique à partir de 1643, enin il en devient gouverneur et sénéchal en 1647. En 1650, il achète l’île ainsi que Sainte-Lucie, les Grenadines et Grenade, puis en obtient le gouvernement et la lieutenance générale en 1651 et ce jusqu’à sa mort. 4. Dans sa Relatio A, Breton précise que les missionnaires ont “dressé l’étendard de la croix […] en présence des Caraïbes qui ne s’en émurent en rien”. Le sens de l’exclamation donnée par Chevillard reste obscur. 5. “Triomphe de la colonie et la joie des Sauvages” [N.d.a]. 57

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Deux jours après, ils mirent cap à l’île de la Guadeloupe, laquelle, après un jour seulement de navigation depuis la Martinique1, ils aperçurent et y arrivèrent huit heures après sa découverte. Ils y mirent pied à terre, et nos religieux érigèrent la croix2 et messieurs de l’Olive et du Plessis y pratiquèrent les mêmes cérémonies que ci-devant, et là il s’y rencontra une multitude presque ininie de peuples, vu que dans ce temps-là (comme nous avons su) les Sauvages de Saint-Vincent, de MarieGalante, de la Dominique et de la Grenade s’étaient trouvés en très grand nombre, pour un grand vin, ou réjouissance d’oycou, qu’ils y faisaient, y ayant de plus grand nombre de barbares, tant pour la grandeur et beauté de l’île, à cause de ses rivières et plaines de si grande étendue, que pour les commodités qui s’y rencontrent. Les insignes de notre rédemption élevés, on dresse une petite chapelle de roseaux et de feuillage au milieu de ces déserts, où nos pères célébraient la sainte messe et allant de part et d’autre à l’instruction des Caraïbes. Ils ne manquaient pas d’exhorter la colonie à se conserver dans leur devoir de idèles serviteurs à Jésus-Christ et s’entretenir en bonne paix, sans laquelle ils seraient incontinent réduits au point de la misère, comme en efet l’expérience le it voir bientôt après. Et, le 12 de juillet, messieurs les gouverneurs ayant reçu des paquets de France de la part de son éminence de Richelieu et des lettres adressées à nos pères dans les îles, avec un bref apostolique conirmatif de la mission première, on en it lecture publique, avec une satisfaction qui ne se peut pas bonnement exprimer, par la consolation3 qu’en témoignèrent tous les habitants, lesquels, et tous ceux qui viennent dans les îles de l’Amérique, nous rendent les respects et devoirs d’ouaille4, et reconnaissent les religieux de saint Dominique pour leurs premiers et légitimes pasteurs5. Mais, hélas ! que les choses du monde sont sujettes au changement, que de divers personnages se jouent sur la surface de la terre, qu’auparavant la in de notre vie l’on considère d’entractes joués sur le théâtre de nos jours pendant la tragédie de nos années. Les contentements premiers de nos colonies étaient des roses à la vérité et maintenant si épineuses que nous ne les lairons que de loin. C’étaient des satisfactions qui consolent après tant de fatigues, c’étaient des heureux auspices à des entreprises si augustes, mais elles sont bientôt changées en larmes et en soupirs et ces lauriers se voient en un moment métamorphosés en funestes cyprès. Car voici que la provision manque pour la bouche, les maladies se forment6 de la mauvaise nourriture, du chagrin et de la mélancolie, mal dernier plus dangereux dont l’on puisse être aligé dans ces îles car, en moins de six à sept semaines, cette

1. 2. 3. 4. 5. 6.

“Arrivent à la Guadeloupe le 29 de juin 1635” [N.d.a]. ; “La croix est plantée à l’île de la Guadeloupe” [N.d.a]. Soulagement. Chrétiens. “Les pères dominicains premiers et légitimes pasteurs dans les îles Amérique” [N.d.a]. “Misères étranges de la colonie” [N.d.a]. 58

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tristesse cause une enlure universelle et tremblement continuel de la tête et des pieds, hydropisie1 et faiblesse qui conduisent en peu son patient dans le tombeau. La plupart de la colonie qui restait en vie cherchait le moyen (quoique très diicile, ou pour mieux dire impossible) de retourner en France. Et nos pères voyant tant de misères, et le mal sans espérance, au milieu de ces extraordinaires calamités tâchent de les remettre, leur prêchent que la pierre de touche2 des élus, c’est l’aliction, la pauvreté et la captivité, que Jésus-Christ les a embrassés pour notre édiication et pour exemple, que c’est un présage de notre prédestination et comme un gage assuré d’une grâce eicace et toute triomphante, que la tribulation3 est un fourneau ardent et rouge creuset pour calciner l’or de la vraie charité, et pour éprouver les traits de la beauté de la parfaite dilection4. Toutes ces saintes paroles ne sont point capables de les soulager car à des hommes dont les corps afaiblis par l’intempérie des chaleurs excessives, par la faim et afaissés de travail continuel, il est bien diicile de faire concevoir ces consolations, qui leur semblent légères. Quoi plus, voici que nos missionnaires à demi morts, et si faibles par leur travail spirituel et corporel, (mais fortiiés de la grâce qui les animait), considérant plusieurs s’exposer à la faveur d’un petit canot ou chétif esquif, aux rages écumantes de cet élément inexorable ; les autres, quoique très rarement, par connivence avec quelque capitaine étranger, abandonner les îles, et une ininité périr sous la pesanteur de la calamité commune, ou mourir presque désespérés ; font dessein quelques-uns de demeurer dans nos cases de divers quartiers et les autres, après s’être donné le baiser de paix, se diviser pour le bien de la colonie et le salut des Sauvages5. Ce qu’ils font et, grimpant ces montagnes sourcilleuses6, qui semblent vouloir morguer7 les cieux par leur hauteur, ils vont dans les bois, et autres entrent dans les îles écartées, à la grâce des pirogues des Sauvages qui les y mènent et spécialement à l’île de la Dominique habitée seulement des Caraïbes et à la Grenade, où nous fûmes demandés il y a quelques années, et où, seuls d’ecclésiastiques, on y travaille maintenant au salut du public, Français et Sauvages, comme aussi à l’île Sainte-Alousie. On va quelques fois aux îles anglaises, à Montsarat, Nieve, Antigoas, les Barbades8 et autres pour la réduction des hérétiques à l’Église et pour la conversion des inidèles de ces terres mais le malheur des temps, spécialement à la Nouvelle-Grenade, île proche la terre ferme, veut (sous le bon plaisir de la divine providence, pour nous obliger à nous tenir toujours dans notre devoir) que les 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8.

Œdèmes. L’épreuve. Aliction, adversité. Tendresse. “Résolution des pères” [N.d.a]. Hautes, élevées. Narguer, se moquer de. “Îles anglaises” [N.d.a]. 59

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Parïa1, Galibis, Aloagues et une ininité de diverses nations, dont la Terre Ferme est toute remplie, y exercent dans leurs surprises les efets d’une cruauté conforme à leur nature, qui n’a rien d’humain quand une fois elle est irritée, comme gens sans foi, sans loi, et sans aucune crainte de la justice divine ni humaine ; la police2 même n’y ayant aucun empire, un chacun parmi ces peuples inidèles y vivant à sa mode, à sa façon, et selon l’inclination où son naturel le convie.

CHAPITRE V La colonie est troublée par les Sauvages Il me faudrait un amphithéâtre beaucoup plus grand que celui des Romains pour vous faire voir au jour les pièces diverses qui se passèrent dans la conduite du gouvernement de monsieur de l’Olive, lequel ayant certaines gens du commun et tout à fait dyscoles3 qui lui servaient de conseil et épousaient toutes ses passions, [ils] le poussèrent à faire la guerre aux Sauvages des îles, desquels cependant ils recevaient la subsistance pour la vie, ne venant jamais que leurs pirogues ne fussent chargées de tortues, de cochons, de lézards, de patates, d’ananas et de cassaves en grand nombre. Mais en ayant auparavant consulté monsieur Du Plessis, son compagnon dans le gouvernement pour le quartier de la Capesterre, il n’y voulut entendre ; notre père Raymond4, ayant été présent à ces funestes découvertes, it aussi tant qu’il détourna pour lors le glaive penchant sur la tête de ces innocents malheureux et dissipa l’orage qui devait bientôt faire périr plusieurs de ces pauvres idolâtres, prévoyant le grand désordre pour les âmes et pour les corps. Monsieur Desnambuc5 ayant été consulté par une lettre de monsieur de l’Olive à ce dessein, cet incomparable, dont la valeur et la générosité ne faisaient qu’un, avec son sang illustre, qui savait fort bien par expérience les conséquences funestes des démêlés des terres voisines ou peu éloignées, écrit à nos pères et les conjure d’employer tous leurs soins à rompre et écarter de si pernicieuses résolutions. 1. 2. 3. 4.

Population de la péninsule de Paria, Venezuela. Lois, ordre et conduite à observer en société. Diiciles à vivre, de mauvais caractère. Raymond Breton (1609-1679). Ce missionnaire dominicain est aux Antilles de 1635 à 1653. Il vécut quelque temps à la Guadeloupe, puis à la Dominique (1641-1651 ) avec les Caraïbes pour les évangéliser et apprendre leur langue. De retour en France en 1654 , il s’occupe de la formation des prêtres qui se rendent aux Antilles. Il a écrit notamment un Petit catéchisme (1664), un Dictionnaire caraïbe-français et caribe-français (1665) et une Grammaire caraïbe (1667). 5. “Monsieur Desnambuc, de la maison de Vauderop en Normandie, écrit de Saint-Christophle” [N.d.a]. Pierre Belain d’Esnambuc (1585-1637), gentilhomme normand et libustier, bourlingue très tôt dans la région des Caraïbes. Avec Urbain de Roissey en 1626, ils obtiennent une commission de Richelieu pour coloniser Saint-Christophe dans le cadre d’un contrat d’association avec la Compagnie de St Christophe. Dès 1628, Du Roissey abandonne et d’Esnambuc assume alors seul le gouvernement de la partie française de l’île. En 1635, D’Esnambuc reçoit une commission de capitaine général de Saint-Christophe et colonise la Martinique la même année. 60

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Ce qui fut fait, car monsieur de l’Olive promit au père Raymond de suivre ses avis. Mais monsieur du Plessis étant mort par les regrets de voir tant de misères, monsieur de l’Olive révoque sa parole et commence une guerre si déplorable qu’elle a été un fort obstacle à la conversion des Indiens de ces terres, une source de haine des Caraïbes et la cause malheureuse d’une ininité d’âmes péries. Mais auparavant que passer outre, voyez comme le démon chérit de tenir toujours les hommes dans ses liens. La mort de monsieur du Plessis est un exemple présent car ce bon gentilhomme étant décédé, le boyé1 avertit les Sauvages de l’île de la Dominique, éloignée de quinze lieues de la Guadeloupe, à l’heure et au moment de son trépas, le Mabohia lui en ayant donné avis à la même minute. Et comme ces païens l’aimaient beaucoup à cause de son humeur afable, et beaucoup obligeante, ils en irent un deuil à leur mode, avec des hurlements si épouvantables et des cris si efroyables qu’on les eût pu entendre de bien loin : “Aoüehel aoüatignoun catcu! xeissen ca bouti aoüaoné”  ; c’est-à-dire  : “Notre bon ami est mort ; hélas ! que nous le chérissions”2. Les Sauvages donc, qui ne se déiaient rien moins que de la guerre, arrivés dans leurs pirogues à la Guadeloupe, selon leur ordinaire3, se virent4 incontinent assiégés de la colonie, sur laquelle ne perdant point cœur, ils irent pleuvoir une grêle de lèches, se battant toujours en retraite jusqu’au rivage de la mer et, ramassant leurs morts et leurs blessés, ils se retirèrent, sans une perte notable de notre côté, ni de la mort d’aucun des nôtres : les barbares ayant laissé sur le galet5 deux pirogues chargées de branles, ou lits de coton6, d’hibichets7, de calebasses, quelques couys8 et autre petit butin de Sauvages. Cependant il n’est pas croyable combien nos pères soufrirent en ce temps-là, quoiqu’ils n’eussent jamais approuvé ce dessein et qu’ils eussent été toujours dans l’haleine de cultiver et conserver une bonne paix. Et Dieu d’ailleurs, punissant tant d’injustices de si noires actions et étranges persécutions, commença à faire châtiment des Français, nos Sauvages quittant tout à fait l’île et se retirant à vingt et cinq lieues de là seulement, savoir à la Dominique et à Saint-Vincent, mais dans le dessein de se remettre bientôt en mer et de se servir de leurs ruses pour venger avec les nations confédérées les mauvais traitements qu’ils avaient reçus 1. “Le boyé d’un carbet avertit les Sauvages de la mort de monsieur du Plessis au moment de son décès, pour donner à entendre aux barbares qu’il sait tout, et les obliger de toujours l’honorer” [N.d.a]. Homme-médecine, le chamane des Indiens caraïbes entretient des relations privilégiées avec certains esprits caraïbes (rioches). 2. Dictionnaire de Breton, “catcu”  : “cayeu”, cri d’exclamation. “Aouaoné” ou “Aouatignon”  : “Aouacacaali” : “il rend les derniers soupirs”. Dictionnaire de Rochefort, “Xeissen” : “Hisien” : “il l’aime”. 3. Selon leur habitude. 4. “ils se virent”. 5. La plage. 6. Hamacs. 7. Tamis servant à iltrer la farine de manioc. 8. Récipient. 61

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et par le venin de leurs lèches tirer raison des outrages et des trahisons dont ils avaient été sans raison aligés. Car quelques mois après, ayant fait un gros1 de huit à neuf cents hommes, armés d’arcs, de lèches et de boutous2, ils se rendent du petit matin au quartier du Grand Carbet pour surprendre la colonie dans le travail mais, les nôtres s’étant dispersés, qui à la pêche, qui à la chasse ou autre récréation à cause du saint dimanche, ils aperçoivent les Caraïbes aborder avec une si grande quantité de pirogues3 qu’ils s’enfuirent au même temps, épouvantés qu’ils étaient de ces barbares, lesquels, dispos4 au possible, ne permirent jamais aux Français de se retirer dans un petit fort palissadé et fortiié de pieux seulement, sans en blesser que cinq, qui moururent vingt-un jours après l’attaque du venin de la plaie, et en massacrèrent quatre sur le champ avec leurs massues, où dans cette attaque un Sauvage animé de furie, entré dans notre case de roseaux, n’y trouvant personne, tout forcené qu’il était, au milieu de sa rage mit le feu dans notre petit sanctuaire, chapelle bâtie de feuillages et, après y avoir brisé ce peu qu’il y rencontra et rompu un cruciix, sortant le tison encore tout ardent à la main, il fut tiré, au milieu de ces sacrilèges, d’un coup de mousquet par un habitant, qui l’arrêta sur le champ. Ces inidèles étant retirés admiraient, ainsi que nous avons appris depuis, comme si peu de Français avaient soutenu le choc de tant de Sauvages et s’étaient enin battus avec tant d’assurance. Toutefois la permission divine avait jeté une telle frayeur parmi la colonie, qu’avec elle le gouverneur, saisi d’une terreur panique, n’était pas à se repentir d’avoir méprisé les bons avis des religieux, et plus particulièrement du père Raymond, dont ils connaissaient la singulière vertu, étant en une si sainte et vénérable recommandation parmi les gens d’esprit. Et pour lors languissant dans des alarmes continuelles, les moindres feuilles d’arbres un peu jaunâtres leur semblaient autant de Sauvages frottés de leur roucou. Bref, la punition de Dieu fut si visible qu’on enterrait dans nos cimetières de chaque quartier cinq et six en une même fosse, mourant tous de faim, de travail et d’ennui. Ce pauvre peuple qui restait périssant sur les pieds, étant presque toujours à notre pauvre ajoupa5 à la recherche de la consolation et, par l’exemple et la patience dans ces calamités publiques, dans la disette de vivres et de vêtements, et autres alictions, on tâchait d’essuyer leurs larmes, et les obliger de bénir Dieu dans leurs soufrances, et les exhorter à supplier sa divine bonté de retirer tant soit peu sa main vengeresse de dessus eux, et leur faire respirer un siècle plus doux. Ils se mettent donc un jour destiné en prières, chantent les litanies de NotreDame dans son petit tabernacle du rosaire au quartier des pères dominicains, et se fortiient de la pâture6 céleste de l’auguste sacrement de l’autel et, comme cet 1. 2. 3. 4. 5. 6.

Une troupe. Massues en bois, casse-têtes. “Pirogue, bateau d’une pièce, fort long et peu large, il va à la rame et à la voile” [N.d.a]. Agiles. Petite hutte (terme caraïbe). Nourriture. 62

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auteur de la nature (dont la bonté n’a pour bornes que ses caresses ininies) ne marche jamais sans l’équipage de ses grandes miséricordes, il entend1 la clameur, rompt sa verge2, retire ses punitions, apaise les troubles, fait évanouir toutes les discordes et, ouvrant le sein de sa clémence, donne le repos tant désiré. Mais néanmoins pour l’édiication de plusieurs et pour nous apprendre qu’il ne faut point abuser de son autorité, quelque souveraine qu’elle puisse être, et qu’il ne se faut point jouer au grand maître de l’univers3, il ne laissa à la in aucun conseiller de cette guerre ni boutefeu4 du gouverneur, qui n’ait servi d’objet d’horreur, et d’exemple épouvantable à la postérité.

CHAPITRE VI Paix des Français avec les Sauvages C’est une vérité bien assurée, puisque c’est la sagesse incarnée qui le dit, qu’à quelque moment que gémisse le pécheur, sa clameur sera considérée, et sa demande entérinée. Une bonne âme n’en a jamais douté. Ceci s’est visiblement manifesté dans nos habitants, lesquels se voyant massacrés par les Sauvages dans leurs cruelles surprises, pillés des intendants, et maltraités des chefs ; ne pouvant plus respirer sous le fait de tant de tyrannies, ils obligèrent les sieurs de la Vernade5 et de Sabouly6 gentilshommes envoyés par monsieur de Poincy7, général de SaintChristophle, de se retirer de l’île, en attendant quelque plus spéciale faveur du ciel, et leur espérance ne fut pas frustrée car, comme ils la demandaient à Dieu comme il fallait, la providence divine permit que monsieur Aubert8, étant pour quelque afaire à Paris, fut pourvu par l’ordre de sa majesté du gouvernement de la Guadeloupe, à la demande des seigneurs de la compagnie, qui connaissaient sa prudence, sa grande politique et sa sage et paisible conduite. Ce monsieur Aubert, après une longue traversée de mers, passant devant l’île de la Dominique, bateau hors, mit pied à terre au rivage sur le galet de 1. 2. 3. 4. 5.

“entendit”. Is, XIV, 5,6 : “Yavé a brisé le bâton des méchants …”. “Deus non irridetur” [N.d.a]. Ga, VI,7 : “On ne se moque pas de Dieu”. Celui qui excite les discordes et querelles. Le sieur de la Vernade, Roy de Courpon, capitaine de compagnie, est le mari d’une nièce du lieutenant général de Poincy, beau-frère de Treval et de Lonvilliers. 6. Jean Soulon, sieur de Sabouïlly, est sergent major des îles dès 1637-38, il. En 1640, il est envoyé, avec le sieur de la Vernade, par de Poincy, pour remplacer De l’Olive, aveugle, dans sa charge de gouverneur de la Guadeloupe, en attendant la nomination d’un remplaçant par la Compagnie. 7. Philippe Longvilliers de Poincy (ca 1583-1660), commandeur de Malte, devient capitaine général de Saint Christophe de 1638 à 1644, puis bailli pour l’ordre de Malte de 1651 à sa mort. Lieutenant général des îles de l’Amérique de 1638 à 1645, il est rétabli en 1647 pour une année. 8. Jacques Aubert, sieur de Saint Jean, ancien chirurgien, capitaine d’une compagnie de Saint Christophe, épouse la veuve de Duplessis (gouverneur de la Guadeloupe en 1635) et obtient une commission de lieutenant général de la Guadeloupe par la Compagnie des Isles d’Amérique de 1640 à 1643. 63

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cette île, mais avec fort peu de gens, crainte d’épouvanter les barbares, et se comporta avec tant d’adresse qu’il it venir des Sauvages à lui : auxquels ayant fait entendre qu’il venait pour gouverneur à la grande île de la Guadeloupe, et qu’il voulait être leur compère et leur bon ami, et les voulait défendre contre ceux qui oseraient leur faire la guerre  ; ces Sauvages lui dirent seulement en signe de plainte ces mots en leur langue caraïbe : “Mon compère, il y a bien des Sauvages que les Français ont tué depuis le grand temps que tu étais allé en ta terre de France. Baoüanalé tamigati maoüon calinago aoüetin napronh”1. Et monsieur Aubert à force de présents, comme de haches, de serpes, de rassades2, de couteaux et plusieurs diverses cacones3, les faisant boire de l’eau-de-vie en quantité, on lia4 la paix tant désirée, les Sauvages donnant toute assurance en ces termes : “Mon compère, soyons toujours bons amis, les Caraïbes pour France, les Français pour Calinago, et ne nous fâchons plus entre nous. Moulagoüaman cüaau nigoüa manhingeoa cüaman”. Voilà la paix, mais telle qu’on la peut espérer de telles gens. Et à l’arrivée de monsieur Aubert, après quelques canonnades et feux allumés, les lettres du gouverneur furent publiées et hautement lues. Ensuite, il proclama la paix des barbares, laquelle consola autant les habitants qu’elle aligea quelques gens de néant qui avaient excité ces troubles auprès de l’autre gouverneur et ces misérables boutefeux ne durant pas beaucoup après, ayant été submergés par une tempête d’ouragan5 au retour de l’île de Saint-Christophle, où ils avaient accompagné le sieur Aubert dedans sa barque, sur un ais6 de laquelle, lui deuxième, il se sauva miraculeusement, les seuls séditieux ayant été ensevelis sous les eaux. Ce nouveau gouverneur cependant, qui ne buttait7 qu’à la consolation et à l’avantage des colonies, et ne terminait ses soins qu’à l’afermissement du repos avec les Sauvages, paix8 sans laquelle, même maintenant, on ne peut vivre un jour entier content, et sans être en hasard de la vie9 ; aussi cette paix est le seul chemin pour la conversion de ces pauvres idolâtres et l’unique voie pour travailler dans leur terre parmi eux pour leur salut, comme l’expérience maîtresse des choses, le fait journellement voir. Ayant donc un jour aperçu quelques pirogues en mer, notre gouverneur fait 1. Dictionnaire de Breton, “baouanalé” : “banare”/”ibaouanalé” : “mon compère”. “Calinago” : Chevillard le traduit par “Sauvage”. 2. Petites perles de verre que les Européens utilisent souvent comme monnaie d’échange avec les Caraïbes. 3. Babioles. Cf. Rochefort, Charles de. Histoire naturelle et morale des îles Antilles de l’Amérique. Édition critique de B. Grunberg, B. Roux, J. Grunberg. Paris  : L’Harmattan, 2012, vol. 2, chap. XV, p. 178. 4. Fit. 5. “Ouragan, tempête horrible, vraie image du dernier jour” [N.d.a]. 6. Planche de bois. 7. Qui ne visait qu’à … 8. “Fruits de cette paix” [N.d.a]. 9. Sans risquer sa vie. 64

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cacher toutes les armes de son fort, sort de sa case et attend sur le bord de la rive les Sauvages, lesquels mouillés1 il en demeura quatre en chaque pirogue. On s’embrasse, on se baise, on se donne le bonjour, on se dit mutuellement “Maboüih, bonjour”2 ; on demande “comme va la santé, Manané tetibou”3 ; on s’assure d’une égale amitié, “Aoüeretinan”4. Ces Sauvages avaient leurs charges de cassaves, de gros colibris5, d’agoutis6, de cochons, de patates, de fruits d’ananas, corossols7, cachimans8, goyaves9, papayes, mamins10, igues, bananes, et autres petits rafraîchissements du pays. Ils ne descendirent pas tous à terre, leur naturel étant fort dans la déiance et craignant aussi quelque fourbe11. Monsieur Aubert fait donc entrer quelque soixante-six Sauvages chez lui, leur donne à boire du brûle-ventre ou eau-de-vie qu’ils aiment passionnément et, ainsi échaufés, appellent leurs compatriotes, lesquels se saoulent et s’ivrent12 tous ensemble de cette liqueur, laquelle ils trouvent la plus douce et la plus délicieuse au goût et, à leur départ, leur donna quelques béatilles13 à leur fantaisie et conformément à leur humeur. Et ainsi partis contents, leur nation avertie du bon accueil reçu et des faveurs qu’on leur avait témoignées, ils reprirent le premier chemin et train d’auparavant, ne venant jamais que chargés de vivres et nous visitant d’ailleurs souvent, ils entendent avec fruit la parole de l’Évangile.

CHAPITRE VII L’état déplorable de la colonie. Secours de missionnaires fort à propos Jamais un pauvre peuple renfermé entre les deux ponts d’un navire battu d’un vent furieux, secoué d’une mer agitée, et roulant à la dérive contre les terres, n’a reçu une plus grande joie, la tempête passée, les vents abaissés, et la mer afermie, que nos Français aux nouvelles de cette paix assurée avec les barbares : et voici 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13.

Ayant accosté. Dictionnaire de Breton, “Màboüica” : “bonjour”. Dictionnaire de Breton, “Attoüatiéntibou ?” : “comment te portes-tu ?”. Dictionnaire de Breton, “Aoüerégouti” : “joyeux”. “Colibri, espèce de ramier” [N.d.a]. “Agouti, espèce de lapin” [N.d.a]. petit mammifère rongeur. Fruit du corossolier (annona). Cf. Rochefort, Charles de. Histoire naturelle …, op. cit., vol. 2, chap. VI, art. 4. Fruit de l’annona reticulata, encore appelé cachiman. Cf. Rochefort, Charles de. Histoire naturelle …, op. cit. “Goyaves, espèce de pêches” [N.d.a]. Fruit du prunier mombin. Cf. Rochefort, Charles de. Histoire naturelle …, op. cit., liv. I, chap. 2, art. 1. Fourberie, supercherie. S’enivrent. Petits objets de dévotion (chapelets, etc.). 65

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encore que Dieu qui abonde en miséricorde, sa bonté surmontant notre malice, apporte une seconde consolation à la colonie, qui en fait fête ; mais joie très particulière au père Raymond, qui regardant de la rade, à la descente des nouveaux arrivés aux Indes, aperçoit un renfort de religieux de saint Dominique entrer dedans la barque1. Et c’étaient le révérend père de La Marre2, très célèbre docteur de Sorbonne, et un des plus fameux prédicateurs de France, recommandable pour sa sainteté de vie, et régulier observateur de nos statuts et de nos règles, père Jean de Saint Paul Bordelais3, père Jean-Baptiste du Tertre4, père Michel5 et quelques frères convers, entre lesquels étaient le bon et zélé frère Nicolas de Sainctar, natif du village de Meulan proche Paris, et profès de notre couvent de l’observance du noviciat au faubourg Saint-Germain, frère Jacques le Gendre et frère Estienne de L’Assomption6. Lesquels, étant à terre, trouvèrent que, Dieu ayant appelé plusieurs de nos religieux, notre père Raymond Breton supportait seul7 d’ecclésiastique qu’il était dans toutes les îles le faix8 de la mission, où les autres qui étaient venus au même sujet avec lui eussent eu bien de la peine, si la providence divine les eût conservés plus longtemps en vie, et ne les eût pas faits si tôt entrer dans la grande région de la nature humaine. La famine et la misère ayant d’ailleurs réduit (comme nous avons déjà remarqué) presque tout le monde dans des maladies où la médecine spirituelle était absolument nécessaire, les maux du pays s’étant si fort emparés des corps, et ces maladies ne se terminant point d’ordinaire que par le coup de la mort. Il était aussi temps d’assister ce pauvre ouvrier car, outre les fatigues et les travaux, qui ne sont concevables qu’à ceux qui en ont été les spectateurs, comme tous les anciens habitants m’ont assuré par serment, outre le général, l’on s’est 1. Arrivés le 4 mars 1640 d’après la version romaine de la Relation de Breton, ou le 21 mars 1640 d’après la version parisienne de cette même Relation. 2. Nicolas de La Marre, dominicain du couvent de Sens, est arrivé le 4 ou 21 mars 1640 avec deux prêtres et trois frères convers. Il est supérieur de la mission des frères prêcheurs de 1640 à sa mort en 1642. 3. Jean Dujean, dit de Saint-Paul. Il desservait la paroisse Sainte-Marie : il aurait converti de nombreux Caraïbes et “hérétiques” (juifs et protestants). 4. Jean-Baptiste Du Tertre, dit de Sainte-Ursule (1610-1687) est missionnaire dominicain de 1640 à 1648, puis en 1655. Il a rédigé deux célèbres Histoire, une première en 1654, puis la seconde en 4 volumes en 1667 et 1671. 5. Selon la version parisienne de la Relation de Breton, le père Vincent Michel, le père Dominique le Picart, dit de Saint-Gilles ainsi que deux frères Charles Pouzet dit de Saint-Raymond et Michel seraient arrivés à la Guadeloupe le 7 octobre 1640. Six semaines plus tard, soit le 18 novembre 1640, Vincent Michel serait décédé. Cependant, dans la version romaine, le père Michel, le père Dominique de Saint-Gilles et le frère Charles de Saint-Raymond seraient arrivés le 5 octobre 1641. Vincent Michel serait décédé le 18 novembre. 6. Jacques des Martyrs ou Jacques Le Gendre, Nicolas Sainctar ou Saintal et Étienne Fouquet dit de l’Assomption († 1644) 7. Était le seul ecclésiastique à assumer la charge de la mission. 8. Il faut comprendre ici portefaix. 66

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souvent étonné comme un homme mortel pouvait tant et de si longues années soufrir sans mourir, allant tantôt confesser les uns à un quartier, le lendemain se transporter à huit lieues et plus, brossant1 à travers les halliers2 dont les bois sont remplis, et ne grimpant dans les montagnes qu’à la faveur des liennes3 des arbres qui couvrent les terres en plusieurs endroits, puis retourner pour ensevelir les morts et continuer ses visites aux Noirs et Indiens, exerçant continuellement les fonctions d’un vrai missionnaire. Il reçut donc ses chers compagnons avec une joie telle que l’on peut s’imaginer en pareille occasion et, après avoir chanté le Te Deum et psalmodié les litanies de Notre-Dame devant le Saint-Sacrement, dans la petite chapelle de feuillages, à présent bâtie de bois, il envoya chercher quelque gâteau de racines, et quelques crabes4, ou tourlourous5, vers le marécage du bois, pour régaler ces nouveaux champions de Jésus-Christ et puis, prenant une calebasse, va puiser de l’eau à la rivière, le vin n’étant pas de service dans ces pays, et encore plus particulièrement en ce temps-là, qu’il ne venait que rarement par le moyen de quelque navire hollandais, le réservant seulement pour célébrer. Ces fervents religieux étaient plus consolés de voir cette grande pauvreté et d’être dans une terre si ingrate que s’ils eussent possédé tout l’or des Indes, d’où le père prit l’occasion de leur dire ces mots6 : “J’ai une joie particulière (mes révérends pères, et très chers frères) de votre heureuse navigation et traversée, et de ce qu’il a plu à la divine bonté de vous appeler en ces contrées, et vous mettre dans une vigne où la moisson est grande et par un excès de miséricorde vous choisir au nombre de ses ouvriers, dont je suis maintenant le plus indigne de tous, que ces misères présentes et les calamités ne vous aligent pas car vous savez fort bien que les parfaits disciples de notre bon maître Jésus-Christ sont plus satisfaits parmi les rigueurs de la vie, et dans la pauvreté, que les gens du monde et ces grands de la terre, dans la jouissance de leurs richesses et de leurs plaisirs apparents, qu’ils quittent souvent au moment qu’ils s’en estiment être paisibles possesseurs. Heureux donc notre séjour, si nous disons d’un cœur parfaitement humilié devant Dieu, et résigné à ses saintes volontés, que la faim ni la soif, la nudité ni la persécution, ni les soins continuels au travail apostolique, soit parmi les idèles, hérétiques, ou païens, ne seront point capables de nous détacher de la charité parfaite, laquelle a été le principal cordage à la faveur duquel nous avons monté dans les vaisseaux ; où, les siècles passés, nos pères ont pareillement entré au même sujet, et plusieurs vrais enfants de saint Dominique [ont] fait le même, vogué par les mers, et couru mille hasards pour aller prêcher l’Évangile à tant de pauvres aveugles qui marchent dans les ombres de la mort éternelle”. 1. 2. 3. 4. 5.

Passant à travers. Buissons. Lianes. “Nourriture au commencement de l’île” [N.d.a]. Sorte de crabe de terre ou crabe rouge des Antilles. Cf. Rochefort, Charles de. Histoire naturelle …, op. cit., liv. I, chap. 22, art. 1. 6. “Salut remarquable à l’arrivée de nos missionnaires” [N.d.a]. 67

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Le révérend père de La Marre prenant la parole et répondant pour tous, assure que ces choses ne les rebuteront jamais de leurs premières résolutions et que la mort même n’ébranlerait pas leur dessein, toutes ces peines étant des liens dorés avec lesquels ils voulaient s’unir à la croix de Jésus-Christ. Et après quelqu’autre conférence, dûment informés et avisés de la manière qu’ils devaient observer dans ces missions, ils entrent dans cette vigne céleste à dessein d’y bien travailler, ménageant quelque temps pour cultiver la terre, abattre du bois de l’habitation ain de planter du manioc1, des patates et autres choses nécessaires à la vie mais vie si mortiiée et si pénitente que ne subsistant que de racines, il fallait mourir incontinent. C’est pourquoi notre révérendissime père général Turco2 ayant vu dans son actuelle visite, au couvent de Saint-Honoré à Paris, un de nos missionnaires depuis peu revenu, jaune et à demi mort, et ayant appris la pauvre nourriture de ces îles et que si grand nombre de ses bons enfants périssaient dans les misères, scrupuleux qu’ils étaient de ne se vouloir servir des dispenses des règles et constitutions de l’ordre3, qui n’obligent à aucun péché et nous permettent de vivre à l’apostolique dans les missions, il plut à sa révérendissime paternité commander, par une patente expresse signée de sa main, et scellée du sceau de l’ordre, l’an 1647, que les missionnaires des Indes, pour le bien public et à cause des incommodités naturelles du pays, se fussent servis des privilèges de nos statuts et, conformément à la maxime sacrée du grand Saint Paul : Manducate quæ apponuntur vobis, edentes et bibentes quæ apud illos sunt4. Ces nouveaux venus mettent donc la main à l’œuvre et commencent leurs missions. Ils prêchent, ils catéchisent, ils vont de case en case enseigner les peuples, administrent les sacrements, sollicitent les malades, qui étaient en grand nombre, Dieu ayant repris sa verge et redoublé ses corrections paternelles, car presque toute la colonie était réduite au dernier période5, les uns à cause de l’excessif travail dans lequel on les retenait sans y être nullement obligés, la tristesse saisissant les autres, sans espoir de se relever de leur étrange servitude, et presque tous moribonds et languissants faute d’assistance dans leurs maladies. Voici comme en parle un historien6 de ce temps-là, et pour lors missionnaire dans les îles Amériques. “Il y avait presque trois cents hommes malades à la case de monsieur de la Vernade et, dans des grands ajoupas contigus, ces inirmes étaient couchés sur la terre nue, ou sur quelques cannes de roseaux, et la plupart de ces pauvres gens réduits aux abois, vautrés dans leur ordure, et sans aucun secours de personnes séculières. Je n’avais pas 1. “Manioc, racine dont on fait le pain, appelé cassave.” [N.d.a]. 2. Tommaso Turco (in XVIe s.-1649), maître général de l’ordre des dominicains de 1644 à sa mort. 3. “Soins du révérend père Turco maître général de l’ordre de saint Dominique, pour les religieux missionnaires” [N.d.a]. 4. “Mangez ce qu’on vous sert, mangeant et buvant ce qu’il y a chez eux”. Lc, X, 7-8 : “ … mangeant et buvant ce qu’il y aura chez eux …, mangez ce qu’on vous sert”. 5. “Pauvre état des habitants” [N.d.a]. Au dernier degré. 6. “Père Jean-Baptiste du Tertre dominicain, du couvent du Noviciat à Paris” [N.d.a]. 68

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plutôt fait à l’un, qu’il fallait courir à l’autre. D’ordinaire je les ensevelissais dans des feuilles de bananier, car il ne faut point ici parler de linge, si les navires n’en apportent de France ou de Hollande, ou de quelqu’autre contrée de l’Europe. Je n’entendais que des voix mourantes qui me disaient : “mon père, attendez encore un peu, une bénédiction, je m’en vais, j’ai l’âme sur les lèvres” et, comme j’étais prêt de sortir avec ma houe pour creuser une fosse pour trois ou quatre, j’entendais plusieurs me demander la même faveur, étant prêts d’expirer”1. D’où vous pouvez voir (mon cher lecteur) combien les Français habitués2 dans l’Amérique étaient prêts de retomber dans le premier désastre et dans les précipices de leurs premières infortunes, les maladies ravageant de cette sorte nos colonies.

CHAPITRE VIII Voyage du révérend père Raymond à la Dominique avec le frère Charles3 et les diverses pratiques du diable par la bouche des boyés et des rioches des Sauvages Comme nos pères avaient accepté de monsieur le cardinal les missions de ces îles Camercanes, d’autant plus volontiers que c’est le but des constitutions de l’ordre des frères prêcheurs, et l’efet de notre plus particulière profession, et envoyé de France ce renfort de nouveaux athlètes pour assister leurs frères et pour travailler fortement à la conversion des inidèles ; le révérend père de La Marre, qui était venu (comme j’ai dit) en qualité de supérieur, propose de passer aux autres îles4 pour y continuer plus fortement de défricher cette ingrate terre de la gentilité5. Ce que monsieur Aubert gouverneur ayant appris, il défend que l’on passe aucun religieux aux barbares des autres îles, remontrant la grande nécessité qu’ils avaient de nos soins à la Guadeloupe. Mais comme ces pères étaient si bien placés dans l’esprit des sauvages Caraïbes et Galibis, ils se irent promettre par un capitaine de pirogue d’en faire passer. Promesse au bout de trois jours accomplie6 car il vint accompagné de trente de 1. Extrait de Du Tertre, Jean-Baptiste. Histoire générale des isles… op. cit., I, chap 6, §8. Chevillard a apporté quelques modiications au texte, notamment en augmentant les nombres de malades. 2. Établis. 3. Charles Pouzet, dit de Saint-Raymond († 1649), frère dominicain, arrivé à la Guadeloupe en même temps que Vincent Michel et Dominique le Picart, début octobre 1640 ou 1641. Il a accompagné Breton dans ses voyages à la Dominique auprès des Caraïbes. Il a également fait un aller-retour en France en 1645 pour demander du soutien. Il revient, bredouille, le 30 décembre 1647. En 1649, il est renvoyé en France. Il périt sur le bateau. 4. “Deux religieux sont envoyés aux Sauvages de l’île de la Dominique” [N.d.a]. 5. Nations païennes et idolâtres. 6. “Monsieur Aubert y met obstacle” [N.d.a]. 69

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ces compatriotes dans une pirogue, semondre1 nos pères de leurs paroles, n’ayant presque toujours que ces mots en bouche : “Nanboüy hya baoüaman buica boüica alli roucou”, c’est-à-dire Viens donc demeurer un peu avec nous2. Lesquels joyeux d’une si bonne occasion, nonobstant les larmes de particuliers habitants qui en furent avertis, s’en servent promptement car le révérend père de La Marre destina aussitôt le premier des apôtres des Sauvages de toutes ces contrées, savoir le père Raymond, et le frère Charles pour son compagnon, le supérieur les connaissant dignes de cet emploi, comme aussi ils avaient travaillé à ces fonctions évangéliques avec fruit plusieurs années auparavant3. Voici cependant que l’enfer conspire contre ces pauvres victimes4 car Mabohia, dès leur descente à terre, parle aux barbares de l’île de la Dominique par le rioche, faisant entendre que les pères blancs5 ne venaient qu’à dessein d’envahir leurs terres, étant l’ordinaire des Français de mettre un pied l’un après l’autre et que ces Baba-Dominiques6, ou pères blancs, ne venaient que pour se rendre seigneurs des îles des Caraïbes, Galibis et Aloagues et, après un sanglant massacre et une cruelle boucherie des Calinagos, en chasser le reste. Mais un certain nommé parmi eux le capitaine Baron7, et son ils aîné appelé Marived8, ayant rapporté idèlement les murmures de leurs compatriotes, silés9 par leur Mabohia et quelques boyés des carbets, assura10 le père et son compagnon de la protection11, combien que (disait-il) il semblait convaincu par les apparentes raisons des autres Indiens. Enin ayant été désabusé, il convoque à ce dessein bon nombre de Sauvages à un grand vin, ou réjouissance d’ouycou12, et là assemblés, élevé sur une petite éminence, commença à haranguer d’une telle manière qu’il apaisa non seulement l’injuste courroux de cette multitude mais encore il les porta avec leur famille d’avoir de l’amitié pour nos pères, ce qu’ils témoignèrent l’espace de plusieurs mois qu’ils demeurèrent parmi eux, où le père Raymond plus spécialement les catéchisait et leur faisait concevoir par paroles, signes et images, qu’il y a là-haut 1. Convier. 2. Dictionnaire de Breton, “Nanboüy” : “Némboüy”, “venir”. “Bouica” : “Tabouité/taboüíyaba” : “carbet”. 3. En 1641, de La Marre envoie Breton et Pouzet à la Dominique. 4. “Conspiration de Mabohia” [N.d.a]. 5. “En ces terres on nous nomme pères blancs, à cause que nous n’y portons point nos chapes noires, à raison des chaleurs excessives ; notre scapulaire sur la robe étant d’ailleurs le principal de l’habit de l’ordre des frères prêcheurs” [N.d.a]. 6. Dictionnaire de Breton, “Baba”, “père”. 7. Baron, de son vrai nom Callamiéna, est l’un des “capitaines” caraïbes de la Dominique. Il est l’hôte privilégié de Breton lors de ses missions dans l’île. 8. Marivet, ils cadet de Baron. Il est un allié des Français. 9. Désapprouvés. 10. Accord avec “le capitaine Baron”. 11. “Remarquable idélité et bonté d’un Sauvage Caraïbe” [N.d.a]. 12. “Grand vin, ou grand ouycou se fait à l’assemblée de plusieurs barbares” [N.d.a]. 70

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au ciel un grand capitaine qu’on appelle Dieu, bon pour donner le ciel et la jouissance des plaisirs qui ne se peuvent pas trouver dessus la terre, à ceux qui vivront en l’aimant, le servant et l’adorant mais aussi juste pour punir les méchants dans les feux cuisants et dévorants de l’enfer, où les Sauvages endurcis iront avec leur Mabohia, étant condamnés avec lui éternellement s’ils ne changent tout à fait leur façon d’agir. La plupart apprenant le Pater, et l’Ave Maria, demandaient avec instance et la larme aux yeux, le baptême, au moins pour leurs enfants, disant que pour eux ils s’estimaient trop vieux1 pour pouvoir être ainsi régénérés et participer aux mérites du Dieu homme cruciié dont on leur avait tant parlé. Et ces sentiments des idolâtres animant pour lors encore plus le père, il les encourageait tous, réitérant les menaces du créateur du monde contre les inidèles, et rebelles à la voix de Dieu, voix résonante par la bouche des missionnaires, destinés par la providence divine à ce sujet. Bref, plusieurs Sauvages frémissaient, demeurant saisis d’épouvante à ce seul mot de l’enfer et de la vie future bien diférente pour les uns et pour les autres, et lui demandaient s’il disait la vérité2, les uns et les autres écoutant attentivement ses salutaires enseignements. Ils venaient enin en troupe d’un quartier à l’autre, selon qu’il assignait, pour assister à ses ferventes exhortations et si dignes instructions, ne recevant toutefois au baptême (hors des moribonds instruits) que ceux qui venaient parmi nous demeurer en nos cases aux îles voisines, où nous en avons toujours et les élevons avec un soin spécial de leur corps et de leur âme, comme les habitants et navigateurs savent fort bien, tous ces Sauvages d’ordinaire se plaisant beaucoup sous notre conduite, aussi nous ne les contraignons en aucune manière que pour leur salut. Nous avons bon nombre d’hommes, de femmes et d’enfants des terres des idolâtres, spécialement à nos deux résidences de la Guadeloupe, et quelques-uns à la Martinique. Toutefois le démon voulut encore faire son efort par une vieille mégère ou sorcière d’un carbet, laquelle ne vint pas à bout de son dessein contre nos missionnaires, Dieu l’ayant ôtée du monde dans le même jour désigné à la funeste résolution. Mais l’ennemi du genre humain ayant retrouvé bientôt de ses ordinaires suppôts, le père fut incontinent averti, que le diable avait enin persuadé en quelques carbets de Sauvages, de le boucaner ou rôtir avec son compagnon à un prochain ouycou, le piège étant déjà tendu pour être enlevé3 par les partisans de certains boyés4 de l’île de la Dominique. C’est pourquoi pour n’être point cause d’une ininité de funestes conséquences auxquelles les Français auraient été obligés et pour ne pas tenter la divine bonté, 1. “Baba Raymond naxcaboüi coatinan : Père Raymond, je suis trop vieux” [N.d.a]. Dictionnaire de Breton, “Oüaihàli”, “il est vieux, vieillard”. 2. “Baba, ignalé etibou? Père, ne mens-tu point ?”. 3. Pour que le père soit enlevé. 4. “Les boyés sont gens présentés, et comme dédiés au diable dès leur jeune âge, pour consulter avec lui sur leurs guerres” [N.d.a]. 71

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il jugea à propos de repasser1 aux autres, pour après quelque conquête pour le ciel, venir rendre compte au père de La Marre, supérieur pour lors de la mission, résidant à notre principale habitation de la Guadeloupe, appelée le quartier des pères jacobins, et lui faire savoir ses procédures et du progrès qu’il avait fait et que l’on pouvait faire avec le temps au salut de ces pauvres Sauvages, lesquels le révérend père de La Marre ne pouvait regarder sans pleurer, soupirant après leur salut avec tant de passion que lui et ses compagnons étaient toujours dans les recherches d’y travailler avec amour. Mais l’homme propose et Dieu dispose2, dit l’axiome véritable, car le père de La Marre ne lui permit pas d’être davantage aux Sauvages, pour plusieurs raisons, dont la principale fut une lettre de monsieur de Poincy, chevalier de Malte et seigneur général à l’île de Saint-Christophle. En voici la teneur extraite sur l’original, lequel le révérend père Philippe de Beaumont, notre supérieur général dans ces missions, m’a mis entre mains à la grande île de la Guadeloupe. Mon révérend père, j’ai un extrême déplaisir de ce que votre révérence n’augmente en santé : on vous accuse de contribuer au dépérissement de vos forces dans l’observance très étroite que vous faites de votre règle, qui vous empêche de prendre la nourriture qui vous serait nécessaire pour votre meilleure subsistance. Je suis certain que vous permettez aux autres qui se trouvent dedans l’inirmité, d’user des viandes nécessaires à cet efet, et pour vous la sévérité ordinaire continue. Pardonnez-moi si je vous dis, que votre révérence étant nécessaire où elle est, elle devrait en user d’autre façon ; c’est mon avis. J’ai vu par votre dernière, que vous avez envoyé le père Raymond Breton en mission aux Sauvages de l’île de la Dominique ; je loue votre zèle : mais il me semble que ne prenez pas le temps, car nous n’avons point de vaisseaux à présent capables de donner de la terreur aux Sauvages de cette île, qui sont fort brutaux. J’appréhende qu’il n’arrive quelque malheur, puisqu’il y a longtemps qu’ils consentent de donner de leurs enfants parmi vous ; il me semble que c’est beaucoup obtenir d’eux : et si vous me voulez croire, vous retirerez ledit père Raymond et son compagnon, pour éviter que cela ne nous engage à une guerre contre eux ; ce qui serait pour le présent très préjudiciable pour les îles de la Martinique et de la Guadeloupe, et même pour toute la nation : attendu que la bonne correspondance que nous avons avec les Sauvages nous rend très redoutables aux Anglais, quoique nous soyons ici petit nombre. De sorte que s’il se peut éviter cette rupture, ce sera un grand bien pour le service du roi et de toute la nation. J’espère qu’après qu’aurez considéré les inconvénients qui en pourraient arriver, votre révérence y remédiera. Je vous donnerai avis du décès de monsieur Martin3, arrivé la nuit du 21 au 22 du courant ; je m’imagine que l’aimiez assez pour avoir mémoire de lui en vos prières : je vous le recommande et à vos confrères, à qui je souhaite une parfaite santé, et que me continuiez l’honneur de votre amitié ; cepen-

1. Revenir dans les îles françaises. 2. Pr, XVI. 3. Monsieur Martin, habitant de Saint-Christophe. 72

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dant, croyez que je suis, mon révérend père, votre très humble et afectionné serviteur, À Saint-Christophle, le 23 février 1642. Le chevalier de Poincy. Et en la superscription1 est écrit : Au très révérend père, le révérend père de La Marre, docteur de Sorbonne et supérieur des révérends pères jacobins de la Guadeloupe2.

CHAPITRE IX Retour de nos missionnaires de l’île de la Dominique et la mort précieuse du révérend père de La Marre, supérieur et docteur de la faculté de Paris Monsieur le général de Poincy, chevalier de Malte et lieutenant pour sa majesté dedans les îles Saint-Christophle, Saint-Martin et Saint-Barthelemy dans l’Amérique, s’acquittant toujours dans ses emplois avec le même honneur qu’il s’est acquis dans les plus importantes afaires de la monarchie française, ne regrettant pas moins la situation des afaires que nos pères, pour la conversion des Sauvages, et donné avis par l’honneur de cette lettre au père de La Marre pour rappeler ses religieux des autres insulaires, crainte qu’ils ne les auraient massacrés, comme ils avaient fait auparavant d’autres et depuis trois ans deux des nôtres à l’île de SaintJean de Porteric3 ; moyenna incontinent le sieur Boulanger4, capitaine d’un navire, lequel, descendu à la rade de la Basse-Terre de la Guadeloupe, mit aussitôt à la voile par l’ordre de monsieur Aubert, gouverneur pour lors. Mouillé qu’il fut à la Dominique, il y trouva le père Raimond et son compagnon parmi ces Sauvages, à l’entrée du bois proche le galet, où il lui présenta les lettres de son supérieur et une missive du gouverneur, laquelle reçue et expliquée aux Sauvages, ils les suppliaient de demeurer avec eux, les assurant d’un meilleur accueil : “Ya cabou Baba cani (disaient ces barbares ;) Demeure avec nous, père, et continue de nous enseigner”5. Mais il se rendit promptement à son obéissance à la Guadeloupe, montant dans le navire du capitaine Boulanger. Et il ne fut pas si tôt arrivé et [n’eut] récréé6 les pauvres Français de sa présence, qu’un sujet d’une aliction extrême s’empara des habitants, et des nôtres plus particulièrement, car le révérend père de La Marre, supérieur, tomba malade d’une inirmité qui l’emporta dans le tombeau. Maladie mortelle, laquelle il avait contractée peu de temps après son arrivée dans l’Amérique, n’ayant jamais voulu permettre d’y remédier, en se soulageant tant soit peu par la dispense de ses extraordinaires mortiications et étranges austérités, continuant toujours ses 1. 2. 3. 4. 5.

Écrit au-dessus. Du Tertre retranscrit cette même lettre dans son Histoire générale, op. cit., liv. I, chap. 7. Porto-Rico Boulanger, capitaine de navire en Guadeloupe, servit d’intermédiaire. La deuxième partie de la phrase, “continue de nous enseigner”, est un ajout de la traduction du Caraïbe. Dictionnaire de Breton : “Ya cabou” : “Iacaba”, “demeure ici”. 6. “recréé”. Comprendre “récréé” : ranimé. 73

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disciplines, jeûnes et abstinences presque inimitables. Aussi, tout à fait alité, il fut réduit en un si piteux état qu’il émouvait non seulement les idèles à compassion mais même tirait des larmes et des soupirs des Sauvages, qui ne le pouvaient voir sans douleur. Et plusieurs hérétiques anglais et lamands demeuraient si édiiés qu’ils ont depuis avoué qu’une si admirable in, et le grand contentement intérieur que témoignait le père de La Marre dans cette agonie leur avaient été dès cette heure le principe de leur rélexion salutaire. En efet, c’était un objet capable d’émouvoir à la pénitence les âmes les plus gelées dans l’amour divin, et porter les cœurs les plus endurcis à se rendre, eu égard aux consolations célestes dont son corps atténué et sec, mais son visage riant, montrait être visité, qu’à tous moments il avait ces paroles à la bouche : “J’ai espéré en vous, mon rédempteur, que je sois l’objet de vos grandes miséricordes”. Et puis (quoiqu’au fort de cuisantes douleurs) quelque temps après redoublant ses élans, les yeux au ciel : “Mon Dieu (disait-il), je m’en vais, je quitte le monde, je n’ai rien pratiqué pour votre gloire, ayez pitié de mon âme et la recevez au nombre de vos bien-aimées, car je n’aime rien plus que vous”. Ce corps atténué d’austérités1 était couché sur une chétive paillasse, étendue sur la terre nue, vêtu de ses habits, sans pouvoir remuer ni bras ni jambes qu’en soufrant des maux très aigus, où un chacun dans ses visites et spécialement ceux que Dieu avait appelés au giron de l’Église ne pouvaient regarder ce brave champion de Jésus-Christ, sans être beaucoup édiiés d’une si grande patience dans la suite de tant de douleurs, bénissant avec lui l’auteur de la nature de la glorieuse in du père, lequel ayant servi Dieu dès le printemps de sa vie et quitté le monde à l’âge de seize ans, aussi cette bonté céleste lui a continué ses bénédictions jusqu’à la dernière période de la vie. Car pendant toute sa maladie ou plutôt dans ses continuelles transes, quoique presque mort, il était si animé du zèle apostolique2 qu’aux dimanches et fêtes il se faisait apporter par deux Mores3 sur le marchepied de l’autel, sans désister de la prédication de l’Évangile, quoique ses forces ne lui permissent4 pas de parler longtemps, ses douleurs et les sanglots entrecoupés de ses ouailles y mettant un second empêchement. Enin quoique son corps fut percé de mille douleurs par les outrages d’un mal continuel et la rigueur des austérités de sa vie, c’était un vrai enfant de saint Dominique car sa idèle afection et son ardente passion pour le salut des âmes, étaient, même dans ses agonies, assises sur leur piédestal, et dans la leur de leur courage. Ce moment dernier de ses années le fait encore paraître ; car après avoir exhorté les assistants, il se fait répéter le symbole de saint Athanase5 et les sept psaumes pénitentiaux, lesquels il récitait dans sa santé et entendait les jours de sa maladie, 1. 2. 3. 4. 5.

Diminué, afaibli par les mortiications. “Ferveur apostolique du père de la Marre” [N.d.a]. Maures. “permettaient”. Athanase d’Alexandrie (ca 298-373), patriarche d’Orient, qui eut un rôle décisif dans la mise en place de la doctrine orthodoxe de la Trinité. 74

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répandant jusqu’à la dernière heure quantité de larmes. Et, ayant fait toutes les protestations selon le rituel de l’Église romaine et répondu une partie des litanies de Notre-Dame, éclatant d’une voix un peu plus intelligible par trois fois ce saint nom Jésus, Maria, la parole lui manqua à ce moment, les mains jointes, en tenant son rosaire, la bouche et les yeux collés à son cruciix, il rendit son âme à son créateur le premier de mars 1642 s’envolant au ciel pour recevoir la récompense que Jésus-Christ a promise à ceux qui auront méprisé les vanités de la terre pour le suivre, et qui auront uni leur vie par leurs bonnes œuvres aux mérites ininis du rédempteur. Son décès lui avait été prédit par une lettre écrite de la main d’une religieuse de sainte vie1, et résidente en un monastère de saint Benoît à Dijon, laquelle le père de La Marre ayant humblement, par une lettre, remerciée de ce charitable avis, se recommanda à ses prières, communions et oraisons de sa communauté. Mais surtout il la suppliait de s’humilier devant Dieu, duquel il attendait la miséricorde. Le corps tiré de sa pauvre couche, ou chétif grabat de feuillages, fut dépouillé de son scapulaire et capuchon blanc, selon l’ordre qu’il en avait donné pendant sa maladie2 et selon qu’il avait témoigné à sa dernière heure, et fut enterré en habit d’humble frère laïc, ou convers (comme nous appelons parmi nous), vers le seuil de la porte de notre église du Rosaire, au lieu où est à présent plantée une grande croix de bois, et ce trois heures après sa mort, conformément à sa dernière proposition aux religieux, dans la crainte qu’il avait que les habitants ne lui eussent rendu quelque honneur. Mais la perte était trop sensible pour pouvoir être si longtemps cachée car, trois ou quatre jours étant écoulés, presque tous les habitants des quartiers de la Basse-Terre, de la Capesterre et du côté de l’îlet Agoyaves3 se rendirent au quartier des pères, où par leurs larmes, prières, communions et les respects à son tombeau, ils témoignèrent leurs regrets et l’aliction qu’ils avaient pour la perte d’un si saint missionnaire et d’un si vigilant pasteur.

CHAPITRE X Arrivée de religieux missionnaires de France. Lettre du révérendissime père général de l’ordre de saint Dominique. Patente de la congrégation des cardinaux Si cette perte fut sensible, il est facile de le conjecturer, étant privé dans les îles d’un si saint pasteur, dans les missions d’un si digne supérieur, d’un homme 1. “La mort du père de La Marre lui est prédite par une lettre venue de France, de la part d’une religieuse de Dijon” [N.d.a]. 2. “Dernière humilité du père de La Marre” [N.d.a]. 3. Les deux îlets Pigeon, ou îlets à Goyaves, au large du morne de Malendure (commune de Bouillante). 75

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vraiment apostolique, et dans ces terres d’un religieux si zélé pour le salut des Sauvages, Dieu ayant de plus appelé quelque temps auparavant le père Vincent Michel1, lequel le 5 d’octobre 1641 avait été envoyé du couvent du noviciat de Paris au secours des missionnaires. Mais ce bon père, quelques mois après, fut attaqué du mal du pays, mal d’estomac, courte haleine et enlure universelle du corps, avec un tremblement continuel des pieds et de la tête2, maladie laquelle l’envoya des Indes de l’Amérique dans la Hierusalem paciique, après avoir prédit l’heure et le jour de son trépas, en témoignant l’extrême regret qu’il avait de n’avoir pu bien longtemps travailler dans cette vigne. Son compagnon, père Dominique Le Picart3, premier profès du même couvent, fut après les fatigues de cinq années en cette église naissante, réduit dans une faiblesse extrême, causée par sa trop grande vigilance à visiter les malades, à catéchiser de case en case les Nègres, et dans l’église à instruire les uns et les autres, et presque sans aucun relâche4, il mourut dans la pratique de ses fonctions apostoliques, expirant dans ce chemin évangélique comme un constant et idèle athlète de la gendarmerie romaine, dont Jésus-Christ est le chef. Les voilà donc restés seuls, trois prêtres et trois frères, et le père Raymond, ancien guerrier de cette milice céleste, y fut élu supérieur et apporta l’ordre qu’il put parmi des accidents si funestes, le père en attendant avec grande passion quelque secours de France, étant obligé de changer sa résolution pour le voyage aux Caraïbes de Saint-Vincent5. Et Dieu, dont la providence6 adorable œillade les choses les plus désespérées à nos yeux, les pensées de cette souveraine majesté étant bien éloignées de celles des hommes, sachant ce qui est conforme à notre bien et à notre salut, voulut néanmoins encore couronner la patience de nos aligés, et ne permit pas qu’ils fussent aucunement soulagés, n’entendant pas même aucune nouvelle de l’ordre, les lettres des supérieurs ayant été par deux fois perdues et, dans une troisième voie, six religieux de saint Dominique embarqués en un navire de Nantes, pris par l’Anglais deux jours après qu’ils furent en mer pour les îles, et prisonniers conduits à Londres principale ville d’Angleterre, furent mis par les hérétiques 1. Vincent Michel arrive le 5 octobre 1641 à la Guadeloupe avec le père Dominique Picart et le frère convers Charles Pouzet. Il meurt de maladie en novembre 1641. 2. “Mort du père Vincent Michel” [N.d.a]. 3. Le père Dominique de Saint-Gilles dit le Picart († 1646), arrivé à la Guadeloupe avec le père Vincent Michel, desservi la paroisse de Saint-Hyacinthe pendant 5 ans, jusqu’à sa mort. 4. “Mort du père Dominique Le Picart” [N.d.a]. 5. Il s’agit plutôt de la Dominique. L’île de Saint-Vincent est une terre de mission jésuite. 6. “Père Raimond, élu supérieur, résida au quartier des Pères. Notre terre principale de la Guadeloupe a été ainsi nommée dès le commencement, le quartier des Pères, à cause qu’y étant arrivés avec la colonie, les seigneurs de la Compagnie nous donnèrent, par l’ordre de sa majesté, cette terre située à la bande d’ouest, bornée de deux rivières, d’un bout terminant à la mer et de l’autre aux montagnes. Nous sommes en cette spéciale et première résidence écartés d’environ une lieue du château de monsieur Hoüel à présent seigneur gouverneur, et des magasins de la Basse-Terre” [N.d.a]. 76

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dans un cachot d’où, après trois mois de captivité, ils furent tirés hors et repassèrent en France en un pauvre et piteux état et retournèrent au couvent de saint Honoré à Paris, d’où ils avaient sorti1 pour ces missions. Après tant d’alictions nos pères, ne pouvant donc pas donner l’assistance qu’ils auraient souhaité aux îles de S. Alousie et de la Nouvelle-Grenade, où nous sommes seuls et en petit nombre, avec une ininité de Sauvages, et trois à quatre cents nouveaux habitants, on importuna le ciel par tant de suppliques et on demanda tant à Dieu des ouvriers dans sa vigne que ce bon père de famille en envoya deux ans après, savoir le père Armand Jacquinot, lecteur en théologie du couvent de Langres, et quelques autres avec lui, lesquels descendirent à l’île de la Martinique le 28 de mars l’an 1645. Le père Armand Jacquinot (ou de la Paix selon son nom de religion), en qualité de supérieur des missionnaires des îles, avec une patente de notre révérendissime père maître général de l’ordre des prêcheurs, dont les premières lignes pouvant servir d’édiication, je les ai voulu insérer en notre langue, le latin d’ailleurs n’étant pas intelligible pour tous, comme pareillement la traduction d’une lettre italienne de messeigneurs les cardinaux, envoyée par monseigneur l’éminentissime cardinal Capponi au sujet de nos missions. Le tout extrait en l’Amérique, à notre résidence du quartier des Pères, sur les originaux. Voici la teneur de la première lettre. Mes révérends pères2 et très chers frères en Jésus-Christ, salut et persévérance dans la charité apostolique, que votre profession vous a acquise par une grâce spéciale du ciel. Il ne nous est pas possible, mes frères, de vous sceller3 la joie qui nous transporte, dans l’assurance que nous avons de votre idèle pratique dans vos missions, et du zèle que vous témoignez dans vos continuelles ferveurs à la recherche du salut des âmes. La prompte obéissance avec laquelle vous avez reçu nos ordres, soumettant entièrement vos volontés à nos commandements, logeant vos cœurs dans le sanctuaire adorable de l’observance régulière, nous a apporté une consolation que nous ne pouvons que très diicilement exprimer. Nous tirons plus d’avantage, apprenant que vous vivez en vrais disciples de Jésus-Christ, que vous portez l’Évangile aux contrées les plus éloignées, où vous montrez par parole et l’exemple de votre vie, le chemin du ciel, le repos parfait et la gloire des biens éternels, en confondant l’horreur du paganisme dans la conversion des idolâtres, et ramenant dans la bergerie les ouailles égarées, par vos continuelles instructions et réductions des hérétiques, que ne reçoivent les grands du monde dans leurs plus riches et glorieuses conquêtes. Nous vous prêterons la main et soulagerons dans des actions si louables, comme votre frère, et serviteur de celui qui dans la vie a voulu prendre la qualité d’esclave pour gagner notre liberté. Et pour apporter tous les soins paternels pour de si religieux enfants, secondant vos désirs, nous envoyons au révérend père Armand Jacquinot les privilèges dont sa sainteté continue de favoriser 1. D’où ils étaient sortis. 2. “Lettre du révérend père général de l’ordre de saint Dominique” [N.d.a]. 3. Conirmer. 77

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nos missions. Nous recommandons à vos prières et sacriices nos frères qui sont aux Philippines, car ils ont bien nécessité des prières des gens de bien. Leurs dernières, depuis sept à huit mois, m’apprennent que nous y avons perdu, pour la terre, dans la persécution cinquante-deux prêtres et neuf frères convers, profès des provinces de Catalogne et d’Aragon, et à Goa quinze religieux portugais, que nous avions envoyés pour le soulagement des autres1. Le reste de la lettre traitant d’afaires particulières, et ne regardant point notre sujet, il n’est pas à propos de le rapporter. Au bas est écrit : Votre confrère F. h. Turco, maître général de l’ordre des frères prêcheurs. Et pour superscription : Aux révérends pères de saint Dominique, missionnaires aux îles Amériques commandées par messieurs les lieutenants de sa majesté très-chrétienne. Mon très révérend père, Il a plu à la Sacrée Congrégation de Propaganda Fide de se prévaloir de l’entremise de votre révérence en la mission apostolique en l’île de la Guadeloupe, où la congrégation s’assurant que vous pouvez faire grand proit, vous envoyez les incluses, avec le décret de la mission, et de la préfecture, avec les concessions des pouvoirs nécessaires, lui remettant en la mémoire les obligations particulières qu’ont les missionnaires de cette Sacrée Congrégation de s’abstenir, et leurs confrères aussi, des afaires politiques et de faire savoir tous les ans à la Sacrée Congrégation, une ou deux fois, l’état et le progrès de leurs missions. Et Dieu vous tienne en prospérité. Le cardinal Capponi. De Rome, le 7 décembre 1646. Franc. Ingellus2, secrétaire, + lieu du sceau. Pour le père Armand de la Paix, de l’ordre des frères prêcheurs. Décret et faculté. La Croix est plantée à l’île des Ceintes3. Avant que passer outre, je remarque dans le livre de nos registres en l’Amérique que, le 15 d’octobre 1648, le révérend père Matthias Dupuis4, ayant apaisé l’esprit de monsieur notre gouverneur (beaucoup animé par deux certains, dont je mets sous silence, par respect et par charité, le nom et la profession, et desquels le prompt retour en France donna grande satisfaction), planta les insignes de notre rédemption dans la petite île des Ceintes5, éloignée six lieues seulement de la Guadeloupe ; la regardant de l’habitation de la Grande Anse, belle et riche résidence appartenant à un gentilhomme nommé monsieur Desprez6 : voici les propres termes écrits. Sub eorum egressu R.P. Matthias Dupuis, dictus à S. Joanne Crucem redemptionis nostræ in Insula Guadalupæ adjacente, quae les Ceintes voca1. 2. 3. 4.

Plusieurs martyrs dominicains aux Philippines et à Goa sont connus pour le XVIIe siècle. Francesco Ingoli (1578-1649), premier secrétaire de la Propaganda ide de 1622 à 1649. Les Saintes. Mathias Du Puis († ca 1660), d’origine picarde, est envoyé à la Guadeloupe comme missionnaire dominicain en 1644. Il rentre en France en 1650, et en 1652 il publie la Relation de l’établissement d’une colonie françoise dans la Gardeloupe, et des mœurs des Sauvages, cf. infra. 5. “Cette île est sous la puissance de monseigneur Hoüel, aussi bien que Marie-Galante” [N.d.a]. Les Saintes. 6. Cf. Du Tertre, op. cit., liv. I, chap. 22. 78

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tur, ixit, in Comitatu Domini du Mée1, qui eiusdem Insula fuerat Gubernator electus delegatus2.

CHAPITRE XI Nouveaux troubles dans les îles : deux lettres de monseigneur le gouverneur à ce sujet Saint Paul, parlant du monde et de ses intrigues, dit hautement qu’il n’y veut point prendre part, qu’il le laisse couler au torrent de ses ruses et au courant de ses vanités, que n’ayant aucune attache à ses appâts, point de commerce dans ses fourbes, ni encore moins d’inclination pour savoir ce qui s’y passe, son but n’est que la prédication de l’Évangile et la conversion des peuples. Le propre d’une âme unie à Dieu n’étant pas (au sentiment de ce divin héraut) de s’embarquer dans les afaires politiques, laissant les menées de la terre à ces esprits libertins, qui ne sont en haleine que dans la recherche des curieuses nouvelles, ou autres satisfactions volages de la chair, ce grand apôtre le tranche en deux mots3 : “Je ne tire avantage que de suivre un Jésus-Christ cruciié, publier ses maximes, suivre la route sacrée qu’il m’a montrée, et de marcher dans la voie que sa bonté ininie lui a fait tenir trente-trois années parmi les hommes”. C’est pourquoi, comme ce souverain maître de la nature a mis en main à ce prédicateur des gentils le lambeau de la vraie doctrine et que je dois faire gloire de me diriger à la faveur de ses belles lumières, je me contenterai, sans autre éclaircissement des matières des guerres et contentions remarquables, de traiter ce qui peut faire à mon sujet et ce qui regarde l’enchaînement de ce discours en disant que les troubles des années 1646, 1647 et 1648 apportèrent de grands maux dans les îles4 et que les rébellions domestiques de la Guadeloupe y causèrent des désordres non pareils, d’étranges calamités et des misères presque inconcevables. Les lettres suivantes nous feront bien à propos voir la prudence de nos missionnaires, leur sage conduite, et le refuge ordinaire de monsieur notre gouverneur. Monsieur Houël5 voyant donc les orages épouvantables prêts de tomber sur 1. Le sieur du Mé a été envoyé par Houël pour prendre les Saintes en 1648 par crainte que les Anglais ne s’y installent. 2. “À leur départ, le R.P. Matthias Dupuis, dit de S. Jean, planta la croix de notre rédemption en l’île adjacente de Guadalupe, appelée les Saintes, en compagnie du sieur du Mée, qui avait été élu gouverneur de cette même île”. Cf. Du Tertre I, chap. 13, qui donne la date du 18 octobre 1648. 3. “S. Paulus. Absit mihi glotiati, nisi in cruce domini nostri Jesu Christi, per quem mihi mundus cruciixus est, et ego mundo. Galat. 6. 1. Cor. 1.” [N.d.a]. Ga, VI,14 : “Pour moi, que jamais je ne me gloriie sinon dans la croix de notre Seigneur Jésus Christ, qui a fait du monde un cruciié pour moi et de moi un cruciié pour le monde”. 4. “Monsieur Patrocle sieur de Toisy, venu de France pour vice-roi dans les îles” [N.d.a]. 5. Charles Houël du Petit Pré (1616-1682), capitaine général de la Guadeloupe de 1643 à 1664. Il devient, avec Jean de Boisseret d’Herblay, co-seigneur-propriétaire des îles de la Guadeloupe, Marie Galante, la Désirade et les Saintes de 1649 à 1655. 79

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les Français, par l’embrasement de deux diférents partis1, quelques-uns pour lui, et les autres pour le sieur Patrocle, seigneur de Toisy2, se comporta dignement dans cet embarras commun et mutuel contraste des habitants car, comme il se coniait beaucoup à nos pères, desquels en plusieurs rencontres il avait reçu des conseils très avantageux et des avis fort salutaires, il laissa pour lors son esprit sous la conduite du père Armand supérieur, religieux qu’il avait plus particulièrement pratiqué depuis sa résidence dans l’Amérique. Et il ne fut pas trompé, comme nous verrons bientôt car, la paix faite, on en vint rendre action de grâces au quartier des Pères, à notre église du Rosaire et puis aux religieux en particulier, tant en cette principale et première résidence qu’à notre autre demeure de Saint Hyacinthe3, à la Capesterre de cette île Guadeloupe. Lettre de monsieur le gouverneur, extraite sur l’original livré à la Guadeloupe par le révérend père Philippe de Beaumont, au quartier des Pères. Au révérend père Armand de la Paix supérieur des pères dominicains à la BasseTerre. Mon révérend père. Je viens présentement de recevoir avis par La Bergerie4, que la plupart de nos habitants de la Capesterre étaient partis ce matin pour aller à la Basse-Terre trouver monsieur le général de Toisy. Je n’ai pas voulu manquer de vous en donner avis et de vous prier très humblement de vous transporter chez monsieur le général pour, par votre présence, empêcher qu’il ne lui soit fait aucun tort. Je n’écris point à monsieur le général, crainte que mes lettres ne lui fussent pas rendues. Je ne doute pas que votre révérence ne fasse son possible pour la satisfaction de tous, c’est dont je vous supplie très humblement et [de] me croire, mon révérend père, votre très humble et très obéissant serviteur, Du Fort de Sainte-Marie de la Guadeloupe, ce 22 novembre 1646. Houël. Dieu ayant béni les soins du bon père, et donné avis à monsieur le gouverneur de ce qui s’était passé, voici la réponse extraite sur l’original. Au révérend père Armand de la Paix, supérieur des pères de saint Dominique, à la Basse-Terre. Mon très révérend père. J’ai reçu la vôtre du 26 de ce mois, avec une très grande joie, ayant appris par icelle les soulèvements être apaisés. C’est beaucoup que d’avoir empêché de si mauvais efets qu’aurait pu causer un si grand feu. Je crois qu’à présent il s’éteindra de soi-même, pourvu qu’on ne le soule et qu’on n’y donne point de nou1. “Messire Charles de Hoüel, seigneur, avec messieurs Boexerel Parisiens, des îles de la Guadeloupe, Marie-Galante, et autres gouverneurs pour le roi dans ces terres” [N.d.a]. 2. Noël de Patrocles, chevalier, seigneur de hoisy, doit remplacer de Poincy dans sa charge de lieutenant général des îles de l’Amérique et sénéchal de Saint-Christophe, à la in de l’année 1645. De Poincy refuse de lui céder sa place et le fait emprisonner en janvier 1647, puis le renvoie en France en avril. hoisy attaque de Poincy en justice. Il n’est pas retourné aux Antilles. De Poincy a gardé sa charge à Saint-Christophe jusqu’à sa mort en 1660. 3. “Autre résidence à la Capesterre” [N.d.a]. En 1636, au moment de la fondation de Capesterre, le dominicain Nicolas Bruchet construisit en bois la chapelle Saint-Hyacinthe. 4. “Cette Bergerie c’est un homme la colonie” [N.d.a]. Jacques Fortin, sieur de La Bergerie, sergent à la Guadeloupe. 80

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velles matières pour le rallumer. C’est pourquoi je supplie votre révérence prendre soin, comme aussi je vous promets de faire autant qu’il me sera possible. Je vous dirai cependant qu’il est très nécessaire que vous veniez de deçà, pour remédier aux désordres que j’appréhende, et qui arriveront sans doute si vous n’y mettez promptement la main. Je vous en dirai davantage quand j’aurai le bonheur que de vous voir. J’espère que ce sera en bref. Je vous remercie très humblement de la permission que vous avez donnée aux révérends pères capucins qui sont céans1, de dire la messe à ma petite chapelle du fort. Je réitère tout à fait ma prière, de nous venir voir bientôt. Vous pouvez passer dans le bateau de Tifagne2. C’est, mon révérend père, votre obéissant serviteur, Houël. Ces révérends pères capucins, dont écrit monseigneur Houël, notre gouverneur, furent obligés de reprendre la route de France et de s’en retourner en leur province de Picardie. Ils avaient eu établissement seulement à l’île de SaintChristophle, dès l’arrivée de la colonie en cette île. Mais après y avoir cultivé l’Évangile jusqu’en l’année 1646, la violence les en it sortir pour la défense de la justice, au sensible regret des habitants, où la divine providence nous y a fourni les révérends pères carmes de la réforme de Rennes3, de la province de Touraine, lesquels travaillent dans cette vigne apostolique avec fruit et consolation de tous. Et, pour une plus ample preuve de ces dernières vérités, voici une lettre du seigneur gouverneur, dont l’original a été le modèle sur lequel j’ai extrait ce idèle rapport. Au révérend père Armand de la Paix, supérieur des pères dominicains. Mon révérend père, j’ai appris du révérend père Jean-Baptiste du Tertre, que vous deviez demeurer au quartier des pères jusqu’à l’arrivée de quelques-uns de vos religieux que vous attendez de France. Je vous supplie par celle-ci de me faire la faveur de permettre que les pères capucins qui sont céans disent la messe à la petite chapelle, ainsi que m’avez promis la dernière fois que j’eus l’honneur de vous voir. J’attends cette faveur de votre bonté, et quelque petite part dans vos prières. Je vous dirai que nous avons été fort incommodés de passer les rivières ces jours derniers qu’il a fait fort mauvais temps dans les quartiers à la Capesterre. C’est, mon révérend père, votre très humble et obéissant serviteur. Ce 21 novembre 1648. Houël. Pour monsieur de Toisy, il témoigna être pareillement satisfait de la sage conduite et prudente manière avec laquelle on avait agi à son égard, vu qu’il écrivit à quelques habitants une lettre, dont l’original m’a été, le 8 de septembre 1657, idèlement communiqué en l’île de Saint-Christophle, avant mon retour en France. En voici la teneur. Messieurs4, Si j’ai un extrême déplaisir, après une si longue traversée de mers, de me voir rebuté et mes ordres méprisés, et d’être réduit au point de remonter si promp1. Ici. 2. Nicolas Neau, dit Tiphagne ou Tifoigne, habitant de la Guadeloupe, capitaine d’une barque, qui pratiquait le cabotage d’île en île. 3. Maurile de Saint-Michel et Ambroise de Sainte-Anne. 4. “Lettre de monsieur de Toisy” [N.d.a]. 81

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tement dans le vaisseau, pour m’exposer derechef à la merci des ondes, je n’ai pas moins sujet de consolation pour les témoignages de bonne volonté de plusieurs afectionnés au service du roi notre maître, par le commandement duquel j’avais entrepris cette navigation de deux mille lieues de premier trajet. Je ne m’explique pas davantage. J’aurais l’honneur de vous écrire plus amplement de France. Les pères dominicains ont (comme j’ai su) beaucoup contribué à paciier les troubles et à apaiser les passionnés et ont apporté, par cet ordre que vous savez, la tranquillité tant souhaitée. Je loue leur zèle, et bénis Dieu de tout ce qui est arrivé. Je vous supplie d’avoir la bonté de les remercier de ma part, et de croire que je suis, messieurs, votre plus afectionné serviteur, De hoisy. La politique ne me permet pas d’inscrire le nom de l’adresse.

CHAPITRE XII Luthériens, calvinistes et autres prétendus réformés convertis par le père Armand. Sa mort glorieuse à ce sujet Le révérend père Armand s’était mis si bien dans les esprits que les habitants publiaient à haute voix que le révérend père de La Marre supérieur, d’heureuse mémoire, avait par ses mérites obtenu du ciel un tel successeur. C’était en efet un homme apostolique, un religieux d’une vertu si rare, d’une si civile conversation, si afable et si accort1 que les petits et les grands, les hérétiques aussi bien que plusieurs sauvages Caraïbes ne le voyaient qu’à demi2. Et son esprit, en un mot, était si uni à Dieu qu’il semblait à tous moments aller quitter la terre, pour se joindre à celui qu’il aimait tant. Après avoir célébré la sainte messe, l’aurore levée, son exercice ordinaire3 était, le chapelet ou rosaire en main, d’aller de case en case et de lieu en lieu pour voir les chères ouailles du quartier, donnant, une fois la semaine, ordre pour les divers cantons pour consoler les uns, visiter les autres, catéchiser les Nègres et exhorter à la patience tant d’honnêtes jeunes gens, surpris aux havres et ports de France par ruses, lesquels apportés ici, vendus, ou inhumainement engagés, se voient réduits au désespoir4, dans la considération du malheur où ces fourbes criminels les ont enveloppés et amenés, afaissés qu’ils sont souvent sous les excessifs travaux, pauvre nourriture, longues veilles, horriblement bastonnés5 et périssant presque tous au milieu de tant de misères dans ce séjour de continuelles chaleurs, desquelles, aux dépens de leur vie, ils ressentent les cuisantes ardeurs6. 1. 2. 3. 4.

Avisé et gracieux. En partie, imparfaitement. “Emploi plus ordinaire du père Armand” [N.d.a]. “Étrange misère de ceux qui viennent aux îles engagés, ou sans acquit par écrit de leur passage” [N.d.a]. 5. Battus. 6. “Criminel monopole des magistrats de quelques havres, au regard des engagés pour les îles Amérique” [N.d.a]. 82

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À la rencontre des Caraïbes dedans les bois et dans les montagnes, fondant en larmes, instruisant les idolâtres, il les conjurait de se faire baptiser et de demeurer dans quelqu’une de nos habitations avec nous à leur choix. La blancheur de son habit s’empourprait souvent de leur roucou1, dont leur corps nu est presque toujours plâtré, tant il agissait avec franchise avec ces barbares, desquels il en a mis beaucoup dedans le ciel, car Dieu, entendant les soupirs de ce cerf altéré du salut des âmes, favorisait par son serviteur les pauvres païens de ces terres de la médecine eicace du baptême. Le sieur Pierre-Roche2, Bordelais de nation, homme d’esprit et de cœur et aide-major en ce temps-là, m’a témoigné, avec les plus anciens habitants de la colonie, que ce bon père brûlait d’une charité si ardente pour le salut de son prochain qu’en le regardant on apercevait aisément que son âme était une fournaise d’amour épuré. Que toutes ses actions étaient si ferventes, ses intentions si pures qu’il ne soufrait point longtemps une personne croupir dans les puanteurs du vice. La vue même de ce saint personnage étant telle qu’il fallait bientôt se rendre à la vertu si on jouissait de quelque conversation avec lui. Et comme sa vie avait été un exemple de modestie, un modèle de religion et sa langue, une trompette harmonieuse de l’Évangile dans la capitale du royaume et dans les principales chaires des églises de France, aussi dedans ces terres de Sarrasins3, sa santé, ses forces, son éloquence et les dernières œuvres de la parfaite charité furent employées à parachever la couronne de gloire, tissue4 par la grâce et achevée par ses faits héroïques, Dieu ne voulant pas priver son généreux athlète des récompenses promises5 à la dernière in aux idèles combattants qui n’ont point craint la mort ni ses furies, quand son tranchant s’est présenté aux occasions de témoigner une afection sincère au regard de la profession de son nom, de sa gloire et du salut d’une âme. Car comme un navire de la Rochelle6, nommé le Bœuf, fut à peine mouillé à la rade de la Guadeloupe, que bateau hors pour venir à terre chercher quelque rafraîchissement (la moitié du monde de l’équipage du vaisseau étant déjà mort), on fut averti de la situation des pauvres navigateurs nouvellement ancrés au mouillage de la Basse-Terre de cette île, où le père Armand à ce mot de La Rochelle se met incontinent avec un de nos Nègres dans un petit canot, l’aviron à la main, nageant jusqu’au bord du vaisseau rochelais, pour assister les catholiques, s’il y en 1. “Roucou est une espèce de pommade faite d’huile de palmiste et de leur de roucou, dont nos Sauvages se frottent, à cause des moustiques ou mouches piquantes, et maringoins” [N.d.a]. Couleur rouge tirée de la graine du roucouyer, et non de la leur, comme le dit Chevillard. 2. Pierre de la Roche, Bordelais d’origine, aide-major à la Guadeloupe. 3. Chevillard désigne ainsi les Caraïbes dans son récit. 4. Confectionnée. 5. “Majorem caritaté nemo habet, ut animam suam ponat quis pro amicis suis. Io. c. 1” [N.d.a]. “Majorem hac dilectionem nemo habet, ut animam suam ponat qui pro amicis suis”, “Nul n’a plus grand amour que celui-ci : donner sa vie pour ses amis”, Jn. XV, 13. 6. “Leur navigation fut de quatre mois, sans pouvoir aborder aucune terre” [N.d.a]. 83

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avait, et pour ravir au diable (disait-il) les hérétiques qui pourraient être venus de ce havre de France. Il aborde cependant et, comme il est prêt de grimper et de monter sur le tillac1, on lui crie à pleine tête2 que la peste et l’épidémie les ravageaient, et qu’il n’entrât pas. Mais quelle diiculté et quelle attaque pourraient ébranler la constance de cet homme, qui ne souhaite que de mourir au service de son monarque ? Et quel pas ne franchirait cet invincible guerrier de l’Église militante, qui n’a point de plus forte passion que d’envisager l’honneur du roi du ciel3 et qui ne soupire que pour le salut des créatures de celui pour lequel il ferait gloire de perdre mille vies si elles étaient dans son pouvoir ? Cependant il monte, descend entre les deux ponts. Là, il confesse quelques idèles moribonds, reçoit six calvinistes, deux juifs et un anabaptiste, à la vraie religion. Et après six heures de travail dans cette fonction évangélique, il sort du navire vers la moitié de la nuit et son cœur joyeux et triomphant de cette conquête pour le ciel, il s’en revient à dessein de porter le matin l’auguste sacrement de l’autel et quelque rafraîchissement corporel4 pour tous ces pauvres pestiférés, couche dans le bois, en espérant le matin se faire apporter ce qu’il aurait jugé nécessaire de prendre pour aller au navire rochelais. Mais que les secrets de Dieu sont admirables ! L’aube du jour paraissant, le père se sent surpris de cette maladie contagieuse5 et aussitôt avec l’aide du Nègre, approchant de la résidence, avertit qu’on ne lui parlât que de loin, donnant avis aux religieux de son accident et que déjà il soufrait l’ardeur d’une ièvre dont la violence avait beaucoup altéré son corps. En efet c’était un mal pourpré6 et si étrange qu’il le mit bientôt près de sa in. Dans cette aliction si sensible, un des quatre religieux de cette habitation entre dans son ajoupa7 de cannes de roseaux, avec lesquelles on lui avait dressé promptement cette petite logette, où il l’entend en confession générale, lui administre les saints sacrements, le père les recevant avec une dévotion non pareille8, 1. Pont supérieur d’un navire. 2. “S. Paulus. Magniicabitur Christus in corpore meo, sive per mortem, sive per vitam. Phil. 2” [N.d.a]. Ph. I,20 : “Le Christ sera gloriié dans mon corps, soit que je vive soit que je meure”. 3. “Mihi enim vivere Christus est, et mori lucrum. S. Paulus. Phil. 1. c.”[N.d.a]. Ph. I,21 : “Pour moi, certes, la Vie c’est le Christ et mourir représente un gain”. 4. “Dilatatum est os meum super inimicos meos, quia laetata sum in salutati tuo. 1. Reg. 2” [N.d.a]. 1 S. II, 1 : “Ma bouche est large ouverte contre mes ennemis, car je me réjouis en ton secours”. 5. “O altitudo divitiatum, sapientiae et scientiae Dei : quam incomprehensibilia sunt judicia eius, et investigabiles viae ejus. Re. 2” [N.d.a]. Rm. XI, 33 : “O abîme de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses décrets sont insondables et ses voies incompréhensibles!”. 6. Maladie fébrile avec des taches pourpre, dont le caractère n’est pas bien déterminé. 7. Mot d’origine tupi-guarani qui désigne un abri temporaire recouvert de feuilles. 8. “Introduces eos, et plantabis in monte haereditatis tuae irmissimo habitaculo quod operatus est dominus. Exod. 15” [N.d.a]. La citation complète : “Introduces eos, et plantabis in monte hæreditatis tuæ, irmissimo habitaculo tuo quod operatus es, Domine : sanctuarium tuum, Domine, quod irmaverunt manus tuæ. “Tu les amèneras et tu les planteras sur la montagne de ton héritage, lieu dont tu is, Yahvé, ta résidence, sanctuaire, Seigneur, qu’ont préparé tes mains”, Ex, XV, 17. 84

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et fondant en larmes amoureuses pour la consolation qu’il recevait de ces pauvres dévoyés entrés au bercail de l’Église et desquels il avait appris l’heureux décès, ayant sorti du monde dans les mêmes sentiments où il les avait laissés à son départ du navire. Mais enin se considérant lui même approcher de sa dernière heure, il dit aux pères qui l’avaient réconcilié, aux autres religieux et à plusieurs autres personnes, qui portées d’une tendre amitié l’étaient venu visiter, ne s’écartant que peu de sa retraite, ces paroles bien dignes de remarque. “Mes frères1, je meurs pour mes péchés ; c’est le propre des criminels et mon âme coupable devant Dieu a mérité que ce sac à demi-pourri fût châtié par cette prompte maladie. Secourez-moi de grâce de la faveur de vos prières dans cette heure dernière, dans laquelle, comme l’enfant prodigue, je me jette entre les bras de mon père saint Dominique, que je conjure, au nom de ses triomphes, de me recevoir, et par un efet de sa paternelle bonté me présenter au roi de gloire, devant lequel je frémirais de crainte d’approcher, si d’ailleurs la coniance que j’ai en sa clémence ne m’assurait à son tribunal, et mon espérance en ses miséricordes ne m’accompagnait, mettant encore mes afaires entre les mains de la mère de mon juge, qui ne refuse rien à ceux qui attendent fortement les efets de son agréable secours”. Ce qu’ayant proféré2, le moment arrivé de son départ, on dit la recommandation de l’âme, pendant laquelle, les yeux vers le ciel, la bouche collée à son cruciix, les autres membres morts, il n’a plus que la langue pour demander pardon à Dieu et à ses frères et les exhorter de continuer avec patience la prédication de l’Évangile et, poussant pour la seconde fois un soupir, éclatant d’une voix assez intelligible et plus forte que devant : “Mon Dieu, je mets mon âme entre vos mains, sauvez-la par votre miséricorde”3, il ferma les yeux à la terre et rendit le tribut à la nature pour recevoir dans la cour céleste les efets de cette bonté ininie4, par laquelle il avait été appelé de bonne heure ouvrier dans sa maison.

CHAPITRE XIII Miracle de l’auguste sacrement de l’autel. Mabohia le confesse par les boyés et les rioches. Trois divers prodiges Deux de nos missionnaires ayant passé à l’île de la Dominique, grande retraite de nos Sauvages, parmi lesquels il n’y a aucun ordre ni police, le père Breton fut 1. “Digne discours d’un serviteur de Dieu” [N.d.a]. 2. “Clamabo ad Deum altissimum, Deum qui beneicit mihi. Ps. 56” [N.d.a]. “J’appelle vers Dieu le Très-Haut, le Dieu qui a tout fait pour moi”, Ps. 57, 3. 3. “In manus tuas commendo spiritum meum. Ps. 30” [N.d.a]. “En tes mains, je remets mon esprit”, Ps. 31, 6. 4. “Bonum certatem certavi, cursum consummavi, idem servavi : de reliquo reposita est mihi corona justiti æ. 2. Tim. 4” [N.d.a]. 2 Tm. IV, 7-8 : “J’ai combattu jusqu’au bout le bon combat, j’ai achevé ma course, j’ai gardé la foi. Et maintenant, voici qu’est préparée pour moi la couronne de justice”, 85

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reçu avec un frère convers, son compagnon1, dans la case d’un sauvage nommé Henriconte2, chef d’une grande famille, et six jours après leur arrivée parmi ces inidèles, ayant eu avis d’un ouycou ou grand vin, ils se trouvèrent le soir précédent au carbet désigné, pour y confondre ouvertement le Mabohia et faire voir le crime, les horreurs et la brutalité dans laquelle ce démon les plongeait : or le prodige arriva de la sorte. Premier Prodige Plusieurs Caraïbes de la grande île de Saint-Vincent et de la NouvelleGrenade3 étant venus à la Dominique pour une assemblée générale, ou vin solennel, quelques anciennes boyés entrèrent le soir (selon la coutume) avec les plus considérables, dans le caramemo4, où, après les cérémonies ordinaires pour le Mabohia5, la plus vieille boyé interrogea ce faux Dieu sur l’événement de leurs guerres, des maladies de leurs compatriotes et des desseins des nations étrangères sur les îles. Sur quoi, ils entendirent une voix, par laquelle ils surent qu’on avait beaucoup de choses importantes à dire pour le bien et la conservation des Indiens, mais qu’on ne pouvait rien éclaircir qu’ils n’eussent mis à mort le père blanc, qui était proche la case destinée pour le caramemo. Où un des anciens, appelé capitaine Baron ayant sorti, dit plusieurs choses au père ain de l’obliger de se retirer et particulièrement qu’on avait déclaré que le Dieu des chrétiens, qu’il portait sur lui, empêchait de donner aucune satisfaction aux Sauvages6. En efet dans l’obscurité de la case on n’entendait autre chose qu’un bruit confus de ces mots : Cayman loarih, Cayman loarih7 ; le Mabohia étant empêché par la présence réelle de l’eucharistie de fourber8 ces misérables gentils. Le révérend père Raymond s’étant donc éloigné de la case, Mabohia jeta une telle frayeur dans le cœur de ces pauvres Sauvages qu’ils croyaient être à la veille du dernier malheur et, les menaçant de funestes conséquences s’ils permettaient encore l’entrée aux blancs dominiques9, les assura qu’il les châtierait rudement par 1. Charles Pouzet, dit de Saint-Raymond († 1649), frère dominicain. 2. “Ehnriconte”. Henri Comte est l’un des “capitaines” caraïbes de la Dominique. Il fait partie des Indiens qui ont des contacts réguliers avec les Français, en témoigne le nom français qu’il a contracté, celui de son “compère” ou ami particulier. Lorsque Breton arrive en 1642 à la Dominique, Henri Comte aurait refusé de l’accueillir chez lui. 3. Provinces sous la juridiction de l’Audience royale de Bogotá (Santafé), correspondant surtout à la Colombie et au Venezuela. 4. Chez Du Tertre, le caramemo désigne une harangue rituelle. Chevillard (V, 3) précise : “leur caramemo, qui est une consultation du diable Mabohia”. Par métonymie, le terme est visiblement associé ici au lieu dans lequel se déroule le rituel. 5. “Nous parlerons en la 3e partie des grands vins, du caramemo, des guerres, des boyés, des rioches, et de tout ce qui regarde la pratique des Indiens, dans la vie et dans la mort” [N.d.a]. 6. “Le père portait pour lors sur lui le saint sacrement de l’autel, dans une petite boîte” [N.d.a]. 7. “C’est-à-dire, qu’on se retire à cause de lui” [N.d.a]. Dictionnaire de Breton, “Cayman” : “allons, venez” ; “loarih” : “loària” : “lui”. 8. Tromper. 9. Dominicains. 86

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des guerres et maladies, dont à leurs dépens ils expérimenteraient les rigoureux efets et que d’ailleurs on eût ouvert le père Raymond par le milieu du corps et par ce sacriice qu’il serait apaisé1. Et comme il eut assigné aux idolâtres un jour pour ce sacrilège, quelques-uns furent d’avis de suivre le commandement du diable, dans la crainte qu’ils avaient que le démon ne les aligeât cruellement à sa coutume. Mais beaucoup de païens anciens, amis de nos pères et honorant celui-ci, l’ayant plus souvent vu et entendu parmi eux, le divertirent2 de se trouver au grand vin, auquel le Mabohia les avait assignés pour son horrible sacriice. Ce qu’il it, n’étant pas d’ailleurs à propos de se commettre3, vu le fruit spirituel de plusieurs enfançons, et autres Sauvages sains et moribonds par lui souvent baptisés, et plusieurs si portés à entrer dans le bercail de l’Église qu’à présent même ce bon père beaucoup âgé, étant venu en France depuis quelques années trouver sa majesté, pour la manutention4 de quelques droits de l’Église et autres afaires de l’ordre, nous ne voyons de temps en temps que troupes de barbares nous visiter et dans la conférence nous demander avec afection : Acaï Baba Raymond lleuzcoüa loubali oüa ari France5 : c’est-à-dire “Où est-il père Raymond ? Pourquoi tarde-t-il si longtemps en sa terre de France ? Que ne vient-il encore avec vous et parmi nous ?”6. Second Prodige Un jour les insulaires de Saint-Vincent, de la Dominique7, de la Martinique et de la Nouvelle-Grenade furent avertis par leurs confédérés8 que messieurs les généraux et gouverneurs étaient dans le dessein d’assister les Anglais habitués ès îles de Montsarat, Nieve, Antigoas et des Barboudes, que ces colonies assemblées leur devaient faire bientôt une guerre sans quartier, les chasser de leurs terres et les obliger de quitter tout à fait leur pays et, à force d’armes et d’attaques sanglantes, les pousser dans la Terre Ferme. Ce qu’ayant appris, ils font un gros9 des plus forts et des plus aguerris, prennent résolution d’aller au-devant des coups10 et, par une brutale surprise, rompre le

1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10.

Si on avait ouvert le père Raymond ..., il serait apaisé. Lui déconseillèrent. S’exposer. Gestion. Dictionnaire de Breton, “Baba” : “père”. Chevillard a visiblement ajouté deux questions dans sa traduction pour accentuer l’impatience des Caraïbes. Tout cet épisode a été repris, et quelque peu modiié, dans l’ouvrage de Breton ; cf. Breton, Raymond. Relations de l’île de la Guadeloupe. Basse-Terre : S.H.G., 1978, chap. 3. “Saint-Vincent et la Dominique sont deux îles fort grandes et habitées seulement d’une ininité de Sauvages” [N.d.a]. Leurs alliés. Une troupe. “Les Sauvages insulaires et de la terre ferme ne se servent dans leurs guerres que de surprises, et attaquent pour l’ordinaire les personnes dans les cases au clair de lune, ou au point du jour” [N.d.a]. 87

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col aux trames1 cruelles qu’ils s’imaginaient que ces nations voulaient pratiquer contre eux. Mais toutefois un plus avisé d’entre eux et chef d’une grande famille harangua cette assemblée d’une telle manière qu’après avoir conféré et consulté les plus craints et honorés Caraïbes, ils députèrent six capitons2 vers le père Raymond, pour lui demander ce qu’ils avaient à faire en une telle occasion et en une chose de si grande importance. Et les Sauvages délégués arrivèrent un matin à la Capesterre de la Dominique, où ils trouvèrent notre missionnaire au milieu d’une grande troupe de païens qu’il catéchisait en langue caraïbe et, ayant vu les capitons fendre la presse3 et s’approcher, il jugea bien qu’ils ne venaient pas sans dessein. D’abord il les embrasse, les salue et leur demande la cause de leur voyage inespéré. Ces six anciens le supplient de se débarrasser de cette foule importune, qu’ils voulaient lui parler et que, le sujet étant digne d’une audience bien particulière, ils le conjuraient d’avoir la bonté de les assister de son conseil. Il se retire de cette multitude et, incontinent après, il est honorablement complimenté par ces envoyés, lesquels les uns après les autres déclarent qu’ils sont venus de la part des insulaires pour consulter avec lui et prendre langue4 sur les résolutions des Caraïbes, lesquels étant au moment d’un désastre fatal, pour les cruels desseins des Français et des Anglais contre eux5, attendaient de lui quelque favorable avis et secours avantageux pour leur consolation et des nations confédérées. Le père, ayant entendu les plaintes6 de ces peuples aligés, leur fait connaître la prudence avec laquelle ils ont agi, les loue de leur sage conduite, se félicite avec eux de n’avoir rien précipité, et les applaudit d’avoir généreusement dompté les mouvements de la passion première dont ils avaient été agités ; les assurant d’ailleurs que c’était un faux bruit, et qu’avant son départ des autres îles aucun de nos religieux n’en avaient rien entendu non plus que lui, non pas même une seule parole. Ils le pressent néanmoins d’écrire non seulement à messeigneurs les généraux français mais de dépêcher une pirogue pour les îles de la Nouvelle-Angleterre, l’importunant pour les seigneurs gouverneurs de ces terres. Il s’engagea bien pour lors d’écrire à Saint-Christophle, à la Guadeloupe et à la Martinique mais, quant à l’Anglais, [il dit] qu’il ne savait pas suisamment l’idiome pour pouvoir s’expliquer sur cette matière. 1. Complots. 2. “Députation de six Sauvages Caraïbes” [N.d.a]. Le terme “capitons” pourrait être une corruption du mot “capitaines” ou “capitans”. 3. Fendre la foule. 4. S’informer de ce qui se passe. 5. “Complaintes des Sauvages” [N.d.a]. 6. “Réponse aux Caraïbes délégués des Indiens insulaires” [N.d.a]. 88

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Mais, chose admirable  !1 combien la lumière de l’Évangile donne jour aux esprits les plus ténébreux et aux hommes les plus sauvages pour les afaires politiques2, comme pour celles qui regardent l’éternité car au moment ils lui dirent (entendant parler du latin) : “Irahin ambienh bëolan lixa siateih memhé namhti balanaglé Baba Raymond”, c’est-à-dire : “père Raymond, tu sais une langue entendue de tous ceux qui sont au-delà des mers”3. Troisième Prodige De ce même voyage lui et ses compagnons obligèrent encore plusieurs à quitter la pluralité des femmes et d’être idèles à une seule. Un Sauvage nommé Ymeïroë fut le premier qui commença et, de plusieurs, il ne retint que la première. Il nous avait même donné son ils aîné, lequel a été longtemps à la Guadeloupe parmi nous au quartier des pères, où il fut instruit et catéchisé. Lequel ayant appris que notre père était député de nos frères missionnaires dans ces îles pour aller en France et crier (comme j’ai dit tantôt) au secours de cette Église naissante, le conjura avec larmes de l’embarquer avec lui pour, éloigné de son pays, vivre le reste de ses jours en idèle régénéré et humble serviteur de Dieu4. Mais le père Breton lui refusa cette grâce, crainte que ce jeune Caraïbe converti venant à mourir dans la traversée, ou ne retournant pas à la Guadeloupe, on eut ressenti la vengeance des Indiens par quelque surprise funeste à toute la nation ou, en tout cas, cette absence du Sauvage demeuré en l’Europe eût été un fort obstacle à la conversion des autres5, qui se fussent peut-être persuadés dans leur faible imagination quelque sinistre accident pour cet insulaire et que les Français lui auraient fait quelque mauvais parti. Enin notre Sauvage converti se voyant ainsi rebuté, animé de cet esprit céleste qui le conduisait, aima mieux s’embarquer dans un navire marchand qui appareillait pour son débarquement à l’île de Santo-Domingue et à Sainte-Marguerite que de vivre ici au hasard de retourner parmi les siens. Et Dieu, dont les ressorts nous sont inconnus, permit que ce navire où il avait monté fût pris des Espagnols aux côtes de La Havane et que ce garçon y fût vendu à nos religieux établis dans la Nouvelle-Espagne, parmi lesquels (au rapport d’Ymeïroë, son père, qui a été 1. “Curieuse remarque” [N.d.a]. 2. “Lux in tenebris lucet. Io. 1. c.” [N.d.a]. “la lumière luit dans les ténèbres”, Jn, I, 5. 3. Dictionnaire de Breton, “Balanaglé” (chrétiens, Français) renvoie à “tous ceux qui sont au-delà des mers”. Les autres mots utilisés par Chevillard ne correspondent pas à ceux dont usent les autres chroniqueurs. 4. “Amen dico vobis, quod vos reliquistis omnia, et secuti estis me, centuplum acciepietis, et vitam æ ternam possidebitis. Mat. 19. c.” [N.d.a]. “En vérité je vous le dis, à vous qui avez tout quitté et qui m’avez suivi : […] vous recevrez bien davantage et aurez en héritage la vie éternelle”. Mt, XIX, 28-29. 5. “Les Sauvages sont d’un naturel fort déiant, comme aussi pour l’ordinaire ils sont trompeurs et grands menteurs” [N.d.a]. 89

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l’y visiter avec d’autres Sauvages Samaïgotes et de Paria1), il veut passer le reste de ses années dans le christianisme2 et demeurer serviteur perpétuel à la case de nos pères espagnols, plutôt que de retourner au lieu de sa naissance, les barbares, et particulièrement les Ariotes3, lui en ayant souvent présenté les moyens.

CHAPITRE XIV Voyage d’Inouach, Caraïbe. Efets merveilleux de la divine providence Qu’elle est admirable la providence de Dieu4 envers ses créatures et que ce souverain maître qui a tout formé en poids et en mesure, et produit de rien toutes les choses qui existent dans l’univers, montre bien n’avoir point d’autre visée que la recherche des moyens d’établir son peuple dans une situation parfaite et assurée. Cette vérité n’a pas besoin de preuves, puisque l’expérience nous la fait toucher au doigt, et est si claire que le soleil ne fait paraître rien de moins douteux : que l’impiété seule des ignorants5, esprits forts selon la chair, et de ces libertins, dont la malice oblige Dieu de les faire l’objet de sa justice éternelle, dans leur mépris des lois de leur créateur, leur maître et leur seul juge, est le faible roseau qui s’y oppose. “Sapientia carnis mors est”6. Mais toutefois comme dans le séjour des bienheureux au ciel7, il y a (dit saint homas) du plus et du moins dans la vision de Dieu, quoique ses citadins soient pleinement satisfaits8 et que l’entendement du bienheureux, élevé à la connaissance des grandeurs éternelles, a la faveur d’un rayon de gloire dont il est avantagé, et sans lequel il ne pourrait pas contempler l’objet de son bonheur (l’essence divine), l’ininité d’un Dieu incompréhensible lui en écartant les moyens cause l’entière satisfaction des bienheureux. Ce que conirment les pages sacrées dans ces termes  : “Bienheureux ceux qui ont le cœur net car ils verront Dieu. Nous le verrons comme il est”, au rapport de Saint Jean9. “Les Bienheureux verront la gloire 1. Indiens du Venezuela. 2. “Nemo mittens manum suam ad aratrum, et respicit retro, est aptus regno Dei. Luc 9” [N.d.a]. “Quiconque a mis la main à la charrue et regarde en arrière est impropre au Royaume de Dieu” Lc, IX, 62. 3. Indiens non identiiés. 4. “Dieu bon par essence” [N.d.a]. 5. “La sagesse de la chair est l’ignorance même, et pure folie devant Dieu. Saint Paul” [N.d.a]. Cf. Rm VIII. 7-8. 6. “la sagesse de la chair, c’est la mort”. Rm VIII,6 : “Le désir de la chair, c’est la mort”. 7. “Doctrine angélique touchant la vision béatiique. S. h. 1. 2. q. 12” [N.d.a]. 8. “Mater Ierusalem, civitas sancta, soltus et claritas tua, et omne bonum tuum, est pulcherrimi regis indeiciens contemplatio. S. Aug. Med. c. 25” [N.d.a]. “Jérusalem mère des cités, cité où Dieu fait sa demeure, que mon cœur a d’amour pour vous, que mon âme désire jouir de sa beauté. Que vous êtes belle, que vous êtes glorieuse !”, Saint Augustin, Méditations, XXV. 9. “Math. 5. c” [N.d.a]. Cf. Mt, V, 8 : “Beati mundo corde : quoniam ipsi Deum videbunt”. En outre, Chevillard s’inspire de l’Évangile selon saint Jean. 90

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du Seigneur”, écrit Isaie1. “Mon espérance (dit Job) est dans la terre des vivants, où je ressusciterai dedans ma chair, et y verrai le Dieu mon Sauveur”2. Enin voici des autorités irréfragables3 à mon sujet : “Qui videt me, videt eum qui misit me4. Et erit omnis qui viderit te, salvus erit5. In lumine tuo videbimus lumen6. Signatum est super nos (id est, super beatos) lumen vultus tui, Domine7. Qui dat solem (id est, lumen gloriæ) in lumine diei8. Abraham exultavit ut videret diem meum : vidit et gavisus est”9. Bref, saint Augustin conclut à l’avantage de la vérité, en disant, que le bonheur du bienheureux est dans la claire vision de Dieu : “In visione Dei tota merces”10. Néanmoins cette contemplation adorable qui donne à l’âme triomphante un parfait amour dans le paradis et qui lui cause une attache indissoluble à ce bien souverain duquel elle reçoit tout son contentement, n’est pas également concédée mais à proportion que dans la vie elle a été animée de la charité, désintéressée des consolations de la terre, fervente dans la régulière observance des commandements de Dieu et des préceptes de l’Église, des enseignements et conseils salutaires, de ceux que la divine providence a établis pour nous conduire au port de la félicité et unis à Dieu son principe, et le terme de son bonheur, en la vue duquel la créature bienheureuse est pleinement satisfaite, comme aussi marque l’axiome : “Unusquisque tamen sua sorte contentus”11. Notre maître angélique12 donne jour à cette doctrine par une belle comparaison, savoir que, comme un petit estomac d’un corps est aussi satisfait de peu, comme un grand de beaucoup d’aliments, aussi dedans la gloire une âme sortie de ce monde dans la grâce, mais laquelle n’a pas remporté des victoires si signalées sur son corps et sur ses passions et dont les tentations n’ont pas été si violentes de la part de l’ennemi, comme une âme victorieuse dans les attaques du démon et, laquelle s’étant soumise aux ordres de la providence, n’aura envisagé dans toutes 1. “Isa. c. 35” [N.d.a]. Cf. Is, XXXV, 2 : “ipsi videbunt gloriam Domini, et decorem Dei nostri”. 2. “Job 19” [N.d.a]. Cf. Jb, XIX, 25-26 : “Scio enim quod redemptor meus vivit, et in novissimo die de terra surrecturus sum : [et rursum circumdabor pelle mea,] et in carne mea videbo Deum meum”. 3. Que l’on ne peut contredire. 4. “Joan. c. 23” [N.d.a]. “Qui me voit voit celui qui m’a envoyé”. Jn, XII, 45. 5. “Nahum 3” [N.d.a]. Cette référence est inexacte car le texte est le suivant : “Et erit : omnis qui viderit te resiliet a te”, “Alors, quiconque te verra se détournera de toi”, Na, III, 7 . Cependant, il s’agit plus vraisemblablement de la référence suivante : “Et erit : omnis qui invocaverit nomen Domini, salvus erit”, “Tous ceux qui invoqueront le nom de Yahvé seront sauvés”, Jl, III, 5. 6. “Ps. 93” [N.d.a]. Erreur de l’auteur : Ps, XXXVI, 10 : “Par ta lumière, nous verrons la lumière”. 7. Ps, IV, 7 : “Beaucoup disent : Qui nous fera voir le bonheur ?”. Fais lever sur nous la lumière de ta face. Yahvé, …”. 8. Jr, XXXI, 35 : “[Lui] qui établit le soleil (c’est-à-dire la lumière de la gloire) pour éclairer le jour”. 9. “Joan. 8 c” [N.d.a]. Jn, VIII, 56 : “Abraham, votre père, exulta à la pensée qu’il verrait mon Jour. Il l’a vu et fut dans la joie”. 10. “Aug. 1 de Trinit” [N.d.a]. “Dans la vision de Dieu, la récompense est totale”, Cf. Saint Augustin, De Trinitate, I, 8 et De enarrationes, psaume XC, II, 13. 11. “Chacun cependant se contente de son sort” ; cf. Summa sancti homae hodiernis academiarum accommodata, tome II, “De proprietatibus beatudinis”, II, art. 4. 12. “S. h. 1. 2” [N.d.a]. 91

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ses actions que l’accomplissement de la volonté de Dieu, se sera privée des plaisirs apparents de la chair, des volages récréations de la terre et des voluptés passagères de la vie pour s’entretenir dans les pensées d’un objet souverainement aimable, n’aura recherché d’autre voie que celle de se rendre conforme à Jésus-Christ, est aussi contente au regard de sa béatitude que celle qui contemple plus clairement cette essence divine. Ce miroir sacré gloriiant entièrement et les uns et les autres1, un chacun d’ailleurs étant aussi satisfait dans le ciel du bonheur de son prochain, comme de sa propre gloire, d’où procède la parfaite joie des bienheureux dedans le paradis, au sentiment des plus savants théologiens et des plus graves docteurs : “Beatitudo est status bonorum omnium aggregatione perfectus”2. J’en dis de même des grâces3, les uns en reçoivent, mais à leur malheur ils n’en font pas leur proit, d’où vient que la perte de leur âme et leur chute malheureuse dans les enfers ne procède que d’un cœur attaché à la terre, appuyé sur la propre inclination d’un amour propre4, aux charmes de cette courte vie, et d’une âme aveuglée dedans le monde, d’où pour l’ordinaire plusieurs partent à un moment inopiné, et se trouvent encofrés dans les feux et l’objet d’un Dieu courroucé dans l’éternité contre leurs démérites. Les autres en reçoivent beaucoup et ménagent ces talents au centuple, les autres moins et ils proitent incontinent. Ce ménagement5 des grâces se considère bien particulièrement dans l’histoire remarquable que je vais raconter.

CHAPITRE XV Continuation de cette matière Une pirogue de Sauvages étant arrivée à la Guadeloupe et descendue à la Basse-Terre de cette grande île, monsieur Houël, gouverneur, pria, à la venue des Caraïbes, un nommé Inoüach, Sauvage, de lui donner deux ou trois mois de son temps pour la pêche à la tortue, ce que le païen lui accorda fort volontiers.

1. “Exercebunt justi opera sensuum, non ad necessitatem sed ad solatium. Aug. l. vlt de Civit. Cap vlt” [N.d.a]. “les justes exerceront les activités de sens non par nécessité mais pour se soulager”  : Chevillard copie ici probablement un passage de l’ouvrage de Chrysostomi Javelli Canapicii. Philosophi & theologi longè eruditissimi Operum omnium, hac posteram editione longe correctissimorum. Lyon : S. Beraud et C. Pesnot , 1580, tome 2, traité III, chap. 2, p. 647b. 2. Thomas d’Aquin. Somme théologique, I, question XXVI, art. 1, 1 : “Beatitudo enim, secundum Boetium, in III De consol., est status omnium bonorum aggregatione perfectus” ; Boëce, La consolation de la philosophie, livre III, 3 : “La béatitude est un état constitué de la réunion de tous les biens”. 3. “Application de cette comparaison” [N.d.a]. 4. “Induit maledictionem et veniet ei : et noluit benedictionem, et elongabitur ab eo. Ps. 100” [N.d.a]. Ps, CVIII, 17 : “Il aimait la malédiction : elle vient à lui ! Il ne goûtait pas la bénédiction : elle le quitte !”. 5. Art de manier. 92

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Et pour ce, il monta avec environ douze hommes d’équipage dans la barque dite la Nompareille. Le vent à gré1, ils mirent à la voile et, après le débarquement du mouillage du château de la Basse-Terre, ils furent surpris, le lendemain, d’une tempête épouvantable et d’un gros temps, lequel ayant rompu le beaupreuil2 et brisé les voiles de cette pauvre nacelle3, elle fut poussée vers la côte de l’île Blanche4, où une ramberge5 d’Angleterre bien équipée, l’ayant aperçue, tourna le cap vers elle6. Les hérétiques de ce navire anglais l’abordèrent, y jetèrent les grappins, la joignirent, entrèrent dedans, saisirent nos Français, s’emparèrent des gréements et victuailles, butinèrent7 ce qu’il y avait dedans et portèrent les nôtres (après avoir retenu le Sauvage chargé de fers dans le vaisseau) en une île presque déserte, où ils les occupaient à un certain travail, étant soumis à quelques fugitifs anglais réfugiés dedans cette terre, où, soufrant beaucoup et peinant sans relâche, ils ne leur donnaient que fort peu de nourriture, plusieurs injures, et la bastonnade tous les jours. Mais, hélas ! De grâce, quel signe de bonté ? Quel témoignage de clémence ? Ou quelle apparence même de vertu peut-on espérer de cette nation anglicane8 ? Laquelle dans ce siècle, à la vue et au mépris de toutes les puissances du christianisme, a abandonné Dieu, ofensé publiquement par mille blasphèmes la mère de Jésus-Christ, mis à mort les prêtres, massacré les idèles, violé les vierges, pillé les autels, renversé les monastères, chassé les nobles, coupé la tête à leur roi, leur légitime prince, monarque et souverain9, et enin embrassé plus de religions prétendues réformées que n’ont jamais fait les Romains, l’Angleterre approuvant aujourd’hui ce qui donne plus d’ouverture au crime et au libertinage, comme tout le monde sait. Les voilà donc captifs parmi les Anglais, des mains desquels (quoique diicilement) ils cherchent de pouvoir échapper, pour se mettre en lieu de sûreté et se sauver. Et comme David avait publié, de bouche et par écrit, que la tribulation n’est qu’un fourneau propre à rainer la beauté de l’âme et que la bonté divine n’abandonnerait point la porte de l’aligé, qu’elle était compagne idèle de ceux qui implorent son nom10, que les efets de ses grandes miséricordes, de ses aides victorieuses, ou grâces extraordinaires se rencontrent au milieu des plus fortes 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8.

Qui convient. Beaupré, mât situé à l’avant du bâtiment et incliné vers l’avant. Petit bateau. Isla la Blanquilla, au large du Venezuela. Bâtiment de guerre anglais. “La barque est attaquée et prise d’un corsaire ou pirate anglais” [N.d.a]. Firent du butin. “Sacrilège, impiété et inhumanité horrible dans le royaume d’Angleterre envers Charles Stuart, leur roi, légitime successeur aux royaumes d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande” [N.d.a]. 9. Charles Ier Stuart fut décapité en 1649. 10. “Educes de tribulatione animam meam : et in misericordia tua disperdes omnes inimicos meos. Psal. 142” [N.d.a]. Ps, CXLIII, 11-12 : “tire mon âme de l’angoisse, en ton amour anéantis [tous] mes ennemis”. 93

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attaques et étranges persécutions, et des choses que nous croyons presque abandonnées : “Cum ipso sum in tribulatione, eripiam eum, et gloriicabo eum”1. Voici que par un trait tout particulier de la providence, un grand bateau à deux hunières2 passa au mouillage de l’île Blanche et [fut] aperçu des nôtres. Ils font des signes, allument le feu, crient à haute voix, appellent en toutes manières possibles, font connaître leur malheur et, ayant donné enin à entendre l’accident funeste qui leur était arrivé, canot hors ils furent introduits3, avec promesse de les rendre à la Guadeloupe, si le vent était commode, ou en tout cas à quelque autre terre voisine. Mais notre pauvre Caraïbe que fera-t-il ?4 Vivre dans l’hérésie avec ces profanes, s’il était imbu de cette opinion mortelle, c’est aller par le calvinisme en enfer, comme aussi le paganisme et toute religion contraire à celle de l’Église, en sont le chemin ; il semblait réprouvé aux yeux des hommes mais les jugements de Dieu sont bien diférents des humains car, ô secret admirable de l’éternel  ! au même jour que la barque hollandaise en laquelle les Français avaient été reçus est à la mer5. Le Sauvage caraïbe élève son cœur en Dieu et se ressouvenant des bons discours dont il avait été souvent instruit avec ceux de sa nation, il entreprend de rompre ses fers et, à demi débarrassé des grosses chaînes desquelles il était inhumainement chargé dans ce navire anglais, où il était retenu pour être vendu à la Jamaïque, il se jeta par un des abords du vaisseau et, à la faveur du crépuscule, il se met à la nage, le calme secondant ses désirs6, et se rend en peu à ses camarades de fortune, parmi lesquels il est reçu avec une joie non pareille et, Dieu les secourant d’une aide spéciale, ils mettent pied à terre en deux jours et deux nuits à l’île de Saint-Christophle. Où monsieur de Poincy, chevalier de Malte et général dans l’île, ayant appris les traverses de leur navigation, les soulage, les aide et sa bonté leur procure passage par les premières commodités pour la terre de la Guadeloupe, dans laquelle étant arrivés, fatigués qu’ils étaient des travaux excessifs, ils tâchèrent de se relever de la tristesse dans laquelle ils avaient tant gémi parmi ces hérétiques et, notre Sauvage étant tombé malade dès le moment de sa descente à cette île, il vint chez nous à la résidence du quartier des pères dominicains, où il se passa ce qui suit. Le Sauvage Inoüach, malade d’une ièvre violente qui l’agitait, se rend à notre 1. 2. 3. 4.

Ps, XCI, 15 : “Je suis près de lui dans la détresse, je le délivrerai et je le gloriierai”. À deux huniers : à deux voiles. On les fait monter à bord du voilier.. “Quia liberabit pauperem a potente, pauperem cui non erat adjutor. Psal. 71” [N.d.a] “parce qu’il délivrera le pauvre du puissant, le pauvre qui était sans aide”. Ps, LXXII, 12 : “Car il délivre le pauvre qui appelle et le petit qui est sans aide”. 5. “Le Caraïbe aperçoit la barque proche en mer” [N.d.a]. 6. “Dominum soluit compeditos : Dominus erigit elisos. Psal. 145” [N.d.a], “Dieu délivre les enchaînés, Dieu redresse ceux qui ont été brisés”. Ps, CXLVI, 7-8 : “Yahvé délie les enchaînés […]Yahvé redresse les courbés”. 94

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première habitation de la Basse-Terre, nommée le quartier des Pères et, y étant arrivé, il parle aux religieux, les conjure d’avoir compassion de sa misère1, son corps si afaibli ne lui permettant pas de rien chercher pour sa subsistance et son soulagement. Le père Philippes de Beaumont prend soin de ce pauvre Caraïbe, l’embrasse, le chérit, l’assure de toutes les assistances possibles et, après lui avoir présenté quelque rafraîchissement autant que la commodité de la case et du pays le permettait, lui tend un branle, ou lit de coton, pour se reposer. Mais combien que son mal fût extrêmement aigu et s’enlammât de plus en plus, son âme toutefois n’en fut pas davantage afaissée pour cela car la providence divine, l’ayant regardée de toute éternité pour la rendre participante des joies du ciel2, voulut que pendant les soins corporels et spirituels des pères, la langue indienne du païen se dénoua pour expliquer le grand désir et la forte passion qu’il avait d’être baptisé et d’être admis au bercail de Jésus-Christ. “Xhibana xeu Baba naoeny hely baptizé bahamou cané loubaré xhiaoüa naoüen”, c’est-à-dire “Je me meurs, mon père, je vous conjure de me baptiser avant que mon esprit sorte dessus la terre”.3 Celui qui en avait pris le soin écouta notre Sauvage avec joie mais ne se pressa pas de le baptiser pour quelques raisons et pour de plus solides instructions. Mais son mal redoublant, il demanda d’être transporté en la case des religieux, quoiqu’il fût en une contiguë à la nôtre, où on lui prépara donc une couche sur laquelle, étant afectueusement sollicité, il éclatait à tous moments (mais sanglotant et tout baigné de larmes)4 : “Ah Baba baptisez calinago” ; et voyant qu’on le catéchisait et qu’on ne le baptisait pas, il n’avait aucun repos redoublant ses saintes ardeurs pour le baptême, disant : “Si ancaié bohatinan Baba binalé bouca etinan boné loachout baptizé”, voulant dire : “Vous vous moquez de moi, mon père, il y a longtemps que je vous presse de me baptiser ; hélas ! ayez pitié de moi, pauvre Caraïbe, car j’ai l’âme sur les lèvres5”. En efet ce Sauvage était si faible que le père de Beaumont, qui en avait le soin plus particulièrement, était charitablement obligé de le porter et soulager aux inirmités naturelles et, ses dernières faiblesses ne permettant pas de diférer davantage le baptême, on le régénéra dans l’eau salutaire et on l’introduisit dans le bercail de l’Église. Voici donc un Joseph6 en son âme, comme il est pareillement dans le nom qu’on lui impose à son entrée au christianisme. C’était un esclave du démon et aujourd’hui il se voit au nombre des libres enfants de Dieu. Sa consolation ne fut pas semblable aux plaisirs des grands du monde, qui n’ont souvent pour terme de 1. “Oculi domini super timentes eum, et in eis qui sperant super misericordia eius. David 33” [N.d.a]. Ps, XXXIII, 18 : ”l’œil de Dieu est sur ceux qui le craignent, sur ceux qui espèrent son amour”. 2. “Domine, vim patior responde pro me. Cant. Ezec. Isa. 38” [N.d.a]. Is, XXXVIII, 14 : “Seigneur je suis accablé, viens à mon aide”. 3. “Baptizé” est apparemment un terme de baragouin, ou un terme inventé par Chevillard. 4. “Les instances d’Inoïsac pour entrer au bercail de l’Église” [N.d.a]. 5. Je vais mourir. 6. “On le nomme Joseph en son baptême” [N.d.a]. 95

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leur solide bien que l’amertume et, à l’heure qu’ils se pensent heureux, se baignent dans les pleurs, surnagent d’alictions, d’inquiétudes et de regrets car le visage du Caraïbe atténué, sec et pâle, devenu riant, et son esprit apaisé irent voir la joie intérieure de son âme par la grâce de ce sacrement adorable du baptême1, remerciant Dieu avec grande afection de ce bien incomparable reçu. Un religieux lui montrant l’image de Jésus-Christ cruciié, le Sauvage converti, interrompant l’exhortation, proféra d’une voix forte et animée du feu divin dont il était échaufé : “Xhissen nicheric christian Baba, yerxceti nicheric calinago”2, c’est-à-dire “j’aime bien le Dieu des chrétiens, mon père, les dieux des Sauvages me sont en horreur”. Mais, chose remarquable  ! à peine Joseph eut généreusement témoigné son attache idèle à Dieu et son abjuration du diable3, le cruel Mabohia des Caraïbes, que ce démon, enragé de perdre la proie, parut au nouveau converti en une forme hideuse et épouvantable et, rugissant de furie, assura ce nouvel athlète de JésusChrist qu’il allait aussi bientôt le tourmenter dans sa terre avec les chrétiens décédés, puisqu’il adorait leur Dieu, et avait embrassé la religion de Christ et que tous les babas blancs dominiques et tous ceux qui suivaient leurs avis étaient ses ennemis jurés et qu’il allait commencer par la mort du père de Beaumont qui l’avait baptisé. Ce qui obligea le pauvre Caraïbe à dire promptement : “Laoüé queti batibou Mabohia, Baba”4, “Mabohia est là, mon père, qui te veut tuer”.5 Et comme, à la demande de quelques assistants, on l’eut obligé de montrer le lieu où lui paraissait le démon, incontinent l’eau bénite jetée, avec le signe de la sainte croix, on fut assuré par l’Indien de la fuite du malheureux prince des ténèbres. “Niten baly nari quyen hoel Mabohia”6, “Mabohia s’en est allé”. Ses forces enin diminuant, il supplia qu’on ne l’abandonnât pas, et qu’il voulait mourir en chrétien et avec les chrétiens, regrettant d’avoir été si longtemps privé de la grâce du baptême, dont la bonté divine7 avait voulu au moins à la in de ses jours le gratiier, la remerciant avec larmes de cette suprême vocation et de cette noble prérogative8. N’en pouvant donc plus, répétant presque à tous moments ces doux noms de Jésus et de Marie, se munissant avec allégresse du signe de notre salut, le pauvre Joseph s’envola, l’arme de la croix en main, pour 1. “Cum inirmior, tunc fortior sum. S. Paul” [N.d.a]. 2 Co, XII, 10 : “Car lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort”. 2. Dictionnaire de Rochefort, “Nicheric” : “Icheïri”, bon esprit, dieu. 3. “Conitebor tibi domine rex, et collaudabo te deum salvatorem meum. Eccles. 51. c. 1” [N.d.a]. Si, LI, 1 : “Je vais te rendre grâce, Seigneur, Roi, et te louer, Dieu mon sauveur”. 4. “Batibou” n’est utilisé que comme suixe dans la Dictionnaire de Breton, et uniquement dans des expressions au futur. 5. “Qui timent dominum speraverunt in domino  : adjutor eorum et protector eorum est. Ps. 112” [N.d.a]. Ps, CXV, 11 : “Ceux qui craignent Yahvé, ayez foi en Yahvé, lui, leur secours et bouclier!” 6. Dictionnaire de Breton, “Mápoya” : “esprit malin”. 7. “Cor meum et caro mea exultaverunt in deum vivum. Ps. 83” [N.d.a]. Ps, LXXXIV, 3 : “Mon cœur et ma chair crient de joie vers le Dieu vivant”. 8. “ce noble prérogative”, sic. 96

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prendre place parmi les serviteurs qui n’étaient arrivés que sur le soir, mais (au rapport véritable de l’Évangile1) récompensés comme les premiers au travail, pour se conjouir2 et se féliciter avec ces idèles champions que notre réparateur s’est acquis par son sang précieux, dans l’excès adorable de ses ininies miséricordes.

CHAPITRE XVI Mutuelle façon d’agir des barbares envers les vaincus Sauvages d’Acaoüaïou convertis L’histoire que je vais raconter n’est pas moins considérable que celle-ci, c’est  d’un Sauvage de la terre voisine de la rivière d’Acaoüaïou3, converti et entré par un trait tout particulier de la providence dans le bercail de l’Église. Ces païens sont limitrophes de ces terres qu’on appelle nations Aloüagues, lesquelles sont en continuelle guerre contre les barbares Galibis et nos Sarrasins ou cruels Sauvages caraïbes, guerre entre ces inidèles si étrange et inhumaine que, se prenant les uns ou les autres dans l’attaque, c’est un grand bonheur quand on ne sert point de curée et que l’on n’est point mangé des vainqueurs4, vu que ces idolâtres tirent avantage de se gorger de leur ennemi et de dévorer leur chair comme la viande la plus délicate du monde, après l’avoir boucanée ou grillée vive sur les charbons, dans une assemblée solennelle, ou grand vin, où plusieurs Sauvages et autres de la nation se trouvent en grand nombre pour cette brutale et diabolique réjouissance, où le vaincu ou plusieurs pris5 boivent et mangent tant qu’ils veulent6 et, attachés à un poteau, au milieu de leurs ennemis, on leur crie mille injures et ces pauvres misérables, aveuglés dans les ténèbres de la gentilité, n’ont recours dans ce désastre qu’aux vomissements de leur rage car, voyant le brasier ardent et de jeunes Sauvages les frotter avec des tisons allumés et les couvrir de charbons enlammés, ils protestent7 qu’ils ne pardonnent point leur mort, qu’ils ont des parents et des amis qui prendront vengeance de tant d’outrages, que la haine de leur sang sera éternelle, qu’ils en ont bien fait d’autres en de pareilles occasions et qu’ils ne craignent pas de mourir, puisque leur nation entretiendra une guerre immortelle et une inimitié irréconciliable entre eux. La plupart de ces infortunés se contentent, au milieu des tourments, de hurler un peu, dans la crainte qu’ils ont de ternir la générosité8 de leur nation et enin, le 1. “Erunt primi novissimi, et novissimi primi. Luc 14” [N.d.a]. Lc, XIII, 30 : “Oui, il y a des derniers qui seront premiers, et il y a des premiers qui seront derniers”. La citation semble cependant correspondre à Mt, XX, 16. 2. Se réjouir. 3. Il s’agit très probablement du Mazaruni (un aluent du leuve Essequibo), qui coule sur les terres du peuple Akawaio au Guyana. 4. “Misérable condition de l’inidèle” [N.d.a]. 5. Prisonniers. 6. “Un chacun prend ses captifs, ne reconnaissant point de chef” [N.d.a]. 7. Ils déclarent. 8. Le courage, la bravoure, 97

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corps presque mort, le plus miséricordieux de la troupe l’assomme d’un coup de massue ou de boutou, sans lequel, comme d’arc et de lèches empoisonnées, ils ne sortent que rarement de leurs cases, où pour lors les uns et les autres mangent de la chair ennemie avec un appétit si brutal que ma plume n’a point trouvé d’encre assez noire pour le pouvoir exprimer dans les caractères ordinaires. Notre Acaoüaïou, dit en son nom de famille Alayoühlé1, et depuis appelé par son maître, Païaca, fut pris en guerre par un Sauvage de l’île de Saint-Vincent, dans une attaque que irent nos Sauvages contre ceux de sa nation. Le voilà donc captif à l’âge de huit à neuf années, sans aucune espérance ni attente que d’être boucané2 en un vin solennel ou grand ouycou des Caraïbes, pour leur servir de banquet quand il serait plus fortiié ; aussi ces Indiens insulaires, souvent le frappant du pied et le jugeant indigne (comme captif ) de le toucher de la main, l’appelaient d’ordinaire leur boucan et même déjà les petits Sauvages caraïbes âgés de six à sept ans témoignaient se réjouir du futur festin de l’esclave ennemi, répétant à toutes rencontres ces mots “Icaoüa libelé lixabals”3 c’est-à-dire : “Celui-là, c’est notre boucan”. Mais l’œil de Dieu, qui voit tout et qui du haut de son trône détermine et arrête les choses qui semblent courir avec plus de vitesse, gouverne cet univers et régit les créatures au niveau de ses décrets4, sans contraindre le franc vouloir de l’homme, laissant agir un chacun jusqu’à un certain point, son autorité ne soufrant pas toujours la malice dedans son comble, retira des ongles cruels de ces barbares celui qu’il voulait conserver et arracha des pattes de ces loups acharnés le corps de ce pauvre jouvenceau, qui devait bientôt rassasier l’appétit brutal des Caraïbes et son âme le ventre de l’enfer, mourant dans le paganisme. Dieu cependant, qui réservait à notre Sauvage Alaïoulé un favorable sort, inspira son maître et son vainqueur de le mettre hors des funestes dangers où il était. C’est pourquoi (comme son esclave), il le donne par certaine manière de présent en accord de mariage à un autre Caraïbe de l’île de Saint-Vincent. Sauvage d’un naturel assez doux et lequel se voyant pressé et comme obligé par les autres Indiens de faire un vin pour le boucan d’Alaïoulé, se résolut de le mettre entre les mains d’un certain Caraïbe, appelé communément homas5 par les Français, avec lesquels il avait conversé l’espace de deux années à Saint-Christophle et qui avait été envoyé par monseigneur Houël, avec le sieur Jean Jardin, Dieppois6, vers 1. Appelé. Alayoulé est Arawak. Il a été capturé par les Caraïbes à huit ou neuf ans, selon Du Tertre, puis donné au Caraïbe homas ; cf. Du Tertre, op. cit., vol. 2, traité VIII, 1. 2. “Boucaner veut dire, en français, rôtir ou griller” [N.d.a]. 3. Dictionnaire de Breton, “Icaoüa” : “Ichoula”, boucan. 4. “Admirables stratagèmes de la providence” [N.d.a]. 5. homas est un Caraïbe qui servait le gouverneur Houël ; cet épisode est copié sur Dutertre ; cf. Du Tertre, op. cit., vol 2, traité VIII, 1. 6. “Jean Jardin interprète des Caraïbes et Galibis” [N.d.a]. Jean Jardin parlait la langue des Caraïbes et servit d’interprète, lors des diférents traités de paix réglant les conlits des années 1650-1660, Cf. Du Tertre, op. cit, vol. 1, chap. XXXI, 5. 98

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les idolâtres caraïbes pour tâcher de découvrir le sujet du massacre qu’avaient fait ces barbares à Marie-Galante1 et quelle famille avait conspiré contre les habitants de cette île, vu les bontés qu’ils avaient reçues du seigneur gouverneur d’icelle et la paix qu’ils avaient entretenue depuis qu’elle avait été si bien liée avec monsieur Aubert, successeur de monsieur de l’Olive au gouvernement. Ce homas2 retourne après son voyage à la Guadeloupe, mais il ne laissa pas en proie son Alaïoulé. Il embarque secrètement et, quoique lui-même marchât dans les ombres de la mort de l’idolâtrie, il le voulut néanmoins soigner, le mettre au chemin du ciel et lui procurer la parfaite liberté des enfants de Dieu, l’amenant lui-même à notre résidence du Rosaire, demandant pour celui-ci la grâce que nos pères faisaient de tout temps aux autres Sauvages et que, pour lui, il était trop vieux pour être baptisé, qu’il ne voulait point ce bien que pour ses amis et, souhaitant cet avantage pour ses parents, que pour lui en un mot on ne le résoudrait aucunement et qu’on se contentât de le voir disposé de réduire selon son possible ses confédérés à se faire chrétiens, ne répondant jamais à toutes sortes d’instructions que : “Oüanaxceboüi, coaestinan”3, “Laissez-moi en paix, je suis trop vieux”. Les pères ayant fait quelque présent à ce homas, et ce Sauvage aloague mis entre nos mains, on le couvre d’un caleçon et d’une chemise car il était tout nu, on lui donne une case avec d’autres, on le chérit, on l’assure qu’il sera traité avec douceur et que nous n’avons pas moins de tendresses que nos frères qui travaillent dans sa terre au salut de ceux de sa nation et que d’ailleurs nous ne contraignons point au service corporel aucun Sauvage, la rigueur n’étant point de mise avec telles personnes ; et enin, ayant pris joyeusement congé de son maître homas, [il] se retire bien content dans une des cases de nos Sauvages. Le voilà donc parmi nous et il apprend incontinent le jargon de la langue française, c’est pourquoi on le catéchise fort facilement4, on l’instruit soir et matin, souvent on lui réitère les principes du christianisme et, plusieurs fois le jour, on lui récite l’oraison dominicale, le salut angélique et le symbole des apôtres et, son naturel paciique élevé par une grâce spécialement favorable, il se poussa si bien à la pratique de la vertu qu’en neuf mois de là on jugea à propos de le baptiser, lui imposant le nom d’un grand apôtre de l’ordre de saint Dominique, saint Raymond espagnol, patron de Barcelone5. D’où ce Sauvage converti s’est montré si reconnaissant que ne pouvant pas travailler à la terre et ne voulant pas d’ailleurs manger le pain des pauvres de Jésus-Christ et inir sa vie avec eux sans faire 1. Massacre perpétré par les Caraïbes en 1653 contre les colons envoyés par Houël pour s’établir dans l’île. 2. “homas n’était point baptisé, mais grand ami des habitants” [N.d.a]. 3. Dictionnaire de Breton, “Oüanaxceboüi” : “Ouaihàli”, vieux. 4. “Quia magna est misericordia tua, eripuisti animam meam ex inferno inferiori. Ps. 85” [N.d.a]. Ps, LXXXVI, 13 : “quia misericordia tua magna est super me, et eruisti animam meam ex inferno inferiori”. “car ton amour est grand envers moi, tu as tiré mon âme du tréfonds du shéol”. 5. Raymond de Peñafort (ca 1175-1275), maître général des dominicains, publia les constitutions de son ordre. 99

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son possible de son côté, il s’est adonné à l’exercice innocent de la pêche, où il réussit d’autant plus qu’il y a d’attache et que notre façon de vivre le demande, son plus particulier emploi étant son plus agréable divertissement dans son canot avec deux jeunes Indiens baptisés résidant en même case, le père de Beaumont en ayant envoyé un autre à la résidence de Saint-Hyacinthe à la Capesterre et retenu ceux-ci en l’habitation du Quartier des Pères, comme aussi le premier lieu où l’Évangile a été premièrement annoncé et où est le principal rendez-vous des religieux de l’ordre dans ces terres. La quiétude de l’esprit de Raymond, son admirable silence, ses façons d’agir si solides en toutes ses petites occupations, aussi bien que sa chaste conversation, nous font voir la vertu des sacrements, la force du sang précieux du verbe incarné et combien la lumière de l’Évangile a de force pour dissiper les horribles nuages du paganisme et de la gentilité.

CHAPITRE XVII Remarquable éducation d’Aroüabahly, son entrée au bercail Si les siècles passés ont éclairé des objets pitoyables et bien dignes d’être considérés, je crois que dans le monde on n’a jamais vu rien de comparable aux misères et aux étranges calamités dont la ville de Jérusalem a été autrefois aligée1. De grâce, quel couteau plus perçant aux Juifs que de voir leurs murs rasés, leur ville renversée, les superbes palais de ses enceintes croulés2, le feu au temple, le trésor au pillage, les sacrés vaisseaux3 profanés, les biens des riches familles et des plus nobles bourgeois de cette grande cité désolée enlevés sur les superbes chariots de bagage de l’insolent vainqueur, les lammes d’ailleurs dévorant les choses les plus précieuses, les citoyens massacrés et, parmi tout ce pauvre peuple, les marques cruelles des Chaldéens inhumains, les prêtres davantage étaient de cette triste compagnie et avaient part dans ces calamités communes car tous les serviteurs de Dieu pleurant étaient conduits, les menottes aux mains et chargés de fers, devant le char triomphant du tyran Nabuchodonosor4 ; comme aussi on voyait les femmes les plus vertueuses transies, les jeunes vierges conites en amertume, détrempées en larmes, le visage surbaignant de pleurs, les sanglots au cœur, les yeux mourants, les soupirs à la bouche, le sang à demi-gelé dedans les veines, tremblotantes d’efroi, menées ou traînées qu’elles étaient par des soldats sacrilèges qui n’avaient rien d’humain que quelques traits extérieurs d’humanité, par lesquels on les reconnaissait pour hommes, combien que les plus féroces et scélérats du monde, aussi bien que le prince Nabuchodonosor, leur impie monarque. 1. “Destruction pitoyable de Jérusalem par le roi Nabuchodonosor. Digne comparaison au sujet” [N.d.a]. 2. Écroulés. 3. Les vases sacrés. 4. Nabuchodonosor II (605-562 av. J.-C.), roi de Babylone qui conquit Jérusalem (597 av. J.-C.). 100

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Jérémie le tranche en deux mots dans la comparaison qu’il fait de tant d’alictions, de calamités, de persécutions et de misères, à la vaste étendue de la mer et à ces lots toujours roulant, blanchis et se brisant les uns contre les autres sans aucun repos1 : “Cui comparabo te ? Vel cui assimilabo te et consolabor te, Virgo ilia Sion ? Magna est enim velut mare contritio tua : quis medebitur tibi ?”2. Ces misères (dis-je) de cette ville aligée semblent, à mon jugement, convenir beaucoup à nos pauvres Sauvages3, plongés dans les brutales habitudes du péché, abîmés dans le fond de leur inidélité et dirigés par leurs aveugles attaches de la gentilité à l’idolâtrie, cause funeste de leur malheur. Car sont des cités parées de l’âme raisonnable bâtie des mains de Dieu, dorées et azurées de la lumière naturelle et enceintes4 de toutes parts de la parole de l’Évangile, les habitants ayant causé eux-mêmes par leur obstination à leurs propres sentiments, les pierres de circonvallation5 qui la fortiiaient, ils se sont rendus dignes de ces châtiments, leur endurcissement attirant les lèches acérées de la justice divine, vengeresse de leur attache criminelle à la superstition horrible laquelle ils ne veulent point abandonner, se plaisant si fort dans les rêveries auxquelles l’ennemi du genre humain les arrête si puissamment. Heureux donc mille fois ceux qui sont délivrés de ce naufrage et qui arrivent au port de la belle connaissance qui les doit animer. En voici un, mais un Caraïbe, qui triomphe avec honneur de plusieurs, qui évitent ce carnage. Celui-ci fuit, et dans son éloignement trouve le vrai repos et la satisfaction entière par un stratagème tout particulier de la providence car, si Dieu lui ôte père et mère, ses nourriciers pour la vie mortelle, ce grand maître de l’univers le permet pour lui ménager la vie de la grâce, ses parents morts dans la mer orageuse de l’inidélité, la bonté divine ne se terminant pour lui que dans la communication de ses largesses, ain de le rendre saint et heureux au port du salut. Vu que le frère de son défunt père, son oncle sauvage Caraïbe nommé Ymeïroé, afectionné dès sa plus tendre jeunesse et attaché d’une spéciale tendresse depuis l’établissement des colonies, nous amena à la Guadeloupe son neveu, avec assurance qu’avec sa famille, qui était nombreuse, ils viendraient au plus tôt demeurer dans notre quartier, lui ayant destiné à cet efet un petit canton de terre. Cet enfant était pour lors âgé de douze à treize ans, appelé Aroüabahly et, croissant en âge et en esprit, il a été si puissamment assisté du ciel que nous voyons aujourd’hui avec tous les habitants et navigateurs qui fréquentent les îles, et qui pour l’ordinaire se rendent à l’île de la Guadeloupe, comme la plus grande, 1. “Lam. c. 2. hr. 13” [N.d.a]. 2. Lm, II, 13 : “À quoi te comparer ? À quoi te dire semblable, ille de Jérusalem ? Qui pourra te sauver et te consoler, vierge, ille de Sion ? Car il est grand comme la mer, ton brisement ; qui donc va te guérir ?” 3. “Belle application de cette histoire sacrée” [N.d.a]. 4. Entourées. 5. Pierres de fortiication. 101

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la plus belle et la plus peuplée maintenant, que notre bon Dieu l’a choisi pour n’être pas des moindres serviteurs de son Église, faisant gloire et tirant avantage en toutes rencontres de prier et honorer la sainte Vierge car, depuis cinq à six années qu’il est à la résidence du quartier des Pères1, il n’a jamais témoigné trouver plus de joie et de plus aimable récréation que dans la prière, dans l’instruction et dans les répétitions des principes du christianisme à nos jeunes Nègres et Indiens. Le zèle de ce jeune homme, à présent baptisé et fort bien instruit, se fait voir plus particulièrement aux dimanches et fêtes en chacune des résidences, dans lesquelles nous avons, outre les Indiens, plus de sept à huit cents Noirs, les catéchisant avec une ferveur non-pareille, après nos instructions ordinaires selon leur capacité, et je puis assurer qu’à son âge de 17 à 18 ans, il ferait leçon à plusieurs anciens et vieux chrétiens de France, croupis dans l’ignorance et aveuglés aux afaires qui regardent leur salut. Il a souvent les paroles sacrées de l’ange à Marie, et tous ses élans ne se terminent qu’en ces mots. “Baba caïman eúlemecera xcissen nicherixc Christian lisseneanmien”2, c’est-à-dire ”Père, prions, je vous conjure, le Dieu des chrétiens, dont je suis maintenant du nombre, car je l’honore et l’aime bien, et sa bonne mère où il s’est incarné”3. Ce jouvenceau s’est tellement naturalisé4 à présent parmi nous, que les Sauvages, ses compatriotes, lui sont en horreur, à cause de leur nudité corporelle, brutalité et inidélité. C’est pourquoi en voyant catéchiser plusieurs qui nous viennent souvent voir : “Mira (dit-il) calinago Mabohia oüatou” 5, “Regarde, Caraïbe, ton méchant dieu le diable dans le feu”, leur montrant de certaines images expressément dépeintes avec d’horribles igures, pour mieux inculquer les vérités dans ces grossiers esprits. Puis, tournant l’autre côté, où l’on voit un Jésus cruciié et la Vierge dépeinte, il leur prêche la toute-puissance, la bonté de Dieu et la virginité de Marie, enseignant ainsi les autres de la même manière qu’il avait été instruit auparavant son baptême. Où nous pouvons voir combien Dieu est adorable dans ses procédures et admirable envers ceux-là qui correspondent à ses grâces et ouvrent les yeux de l’entendement à ses pures et glorieuses vérités. Je ne puis, avant que inir ce chapitre, me dispenser de donner à connaître l’ingénuité de ce Caraïbe avant son baptême. Un religieux, ayant un soir dans l’instruction des Nègres parlé du jugement inal et expliqué les horreurs du dernier jour et comme le feu réduira toute la terre en cendres et plusieurs autres choses de l’Évangile sur ce sujet, notre Sauvage 1. “Il faut, dès la tendre jeunesse, donner aux enfants la teinture de la vertu, si l’on veut qu’ils prospèrent” [N.d.a]. 2. “nicherixc Christian” : le dieu des chrétiens 3. L’auteur fait des ajouts au texte traduit. 4. A contracté et a intégré les coutumes des Français. 5. “Mira” : terme de baragouin, du verbe mirar, “regarder”, en espagnol. “oüattou” : le feu (Dictionnaires de Breton et de Rochefort). 102

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dit ces mots  : “Lacota batioüa oüatou hanhanh, Baba. Le feu brûlera-t-il donc ceci, père ? Niten hatinen France loüary nacotoüi acquené maoüeni xqueïoüa1. Je me sauverai en France, de peur d’être brûlé, si je ne suis pas mort”. “Mais, mon ils, (lui dit le père) toute la terre brûlera, et toutes les créatures”. “Lacota balli oüatou, naxca inoucatiti hanhanxcia niteran coalé etinan Christian batinan loüari itera cohia2. Je veux donc vivre bon chrétien, et marcher justement devant Dieu, ain d’être aimé à jamais de lui, répondit cet adulte”. Enin, après deux années entières d’instruction, on l’a baptisé avec plusieurs adultes à notre église du Rosaire et nommé au baptême Laurent, par monsieur Le Febvre3, jeune bourgeois de Rouen et marchand tenant magasin à la Guadeloupe, dans la rue Saint-Louis à la Basse-Terre, proche le château de monseigneur Houël. D’où, mon cher lecteur, s’il m’est permis de dire mon sentiment, il faut que j’avoue que je regarde ce Sauvage converti si afectionné au service de Dieu, spécialement choisi du ciel pour un de ses plus idèles économes4 dedans ces contrées de paganisme ; et qu’assurément [il] sera un fervent et entier précepteur, prédicateur, maître, et interprète à l’instruction de nos Sauvages, vu les avantageuses grâces qui lui sont communiquées et les bonnes inclinations de son naturel.

CHAPITRE XVIII Auramou, Aloague, reçue dans la bergerie Dieu, dont les bontés ininies se sont toujours communiquées dans la nature et bien souvent aux créatures que l’on croit être plus abandonnées, redouble aujourd’hui ses faveurs à une âme périe (ce semble) selon le monde, puisque le corps de cette païenne Auramou, Aloague de nation, était déjà froid et qu’elle était sur le bord d’un malheur sans ressource, mourant sans baptême, l’inidélité étant le câble qui la traînait directement en enfer. Cette femme était, dans sa santé première, d’un esprit si grossier et si matériel qu’à peine on lui pouvait faire concevoir quelque chose du christianisme, quelque soin qu’on y apportât. Elle avait été prise par les Galibis, terre ennemie des Aloagues, et, comme les femmes ne servent point de boucan au vin5 des Sauvages, son maître et son vainqueur la vendit à un certain pour des haches, des serpes et autres pareilles nécessités considérables à nos Sauvages mais pour n’y 1. “maoüeni” : “nahoüéni” (Dictionnaire de Breton), ma mort. “Xqueïoüa” : “kíoüa” (Dictionnaire de Breton) après le verbe signiie “encore”. Ici, ce serait pour préciser “si je ne suis pas encore mort”. 2. Le terme “oüatou” (feu) est employé alors que la traduction proposée par Chevillard ne parle pas du tout de feu. 3. Laurent Lefebvre, bourgeois de Rouen et marchand à la Guadeloupe. Il est l’époux de Marie Felisse Desprez. 4. Ici, celui qui a soin de la conduite l’Église 5. La fête. 103

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demeurer pas longtemps, le libertinage et l’ignorante obstination perdant ceux-là et l’aveuglement du paganisme ceux-ci. Car Dieu, qui considère, de la cime glorieuse de son trône adorable, les misères de la terre, permit qu’un navire qui venait de la charge des Noirs fut enin contraint de relâcher à une côte où le Flamand1 était mouillé, et on lui vendit cette femme, laquelle le capitaine amena en traite avec ses autres esclaves dans les îles Amériques, et, ancré à la Guadeloupe, on acheta la païenne avec quelques Mores2 à un prix raisonnable, envisageant plus le salut de l’âme que le proit temporel que l’on peut espérer ici de tels esclaves, ses forces et son industrie ne permettant pas qu’elle travaille qu’à faire le pain de cassave et autres petites occupations domestiques. Notre Alaïoulé, dont nous avons parlé au chapitre précédent, lui ayant été donné pour mari, le petit Aroüabahly et un autre Sauvage converti demeurant ensemble dans leurs cases, à notre habitation principale du quartier. Le moment arriva donc que Dieu voulut mettre l’Aloague au nombre de ses ouailles car elle tomba malade d’un mal languissant. Pendant cette langueur et longueur d’inirmité, on la catéchisa plus à l’aise, lui faisant entendre que sans le baptême et une solide croyance en Dieu et en son Église, dont on l’entretenait de ses commandements, elle ne pouvait attendre que des supplices avec le Mabohia, principe3 de leurs damnables superstitions. Et après plusieurs jours d’instruction particulière : “Père (dit-elle, en ignorant le français) moi non plus pour Mabohia : moi voulé chrétienne bonne pour le grand capitou, le Dieu des chrétiens”. On ne se pressa pas toutefois, voulant encore de mieux en mieux l’instruire, espérant la baptiser avec plusieurs adultes à la fête de Noël, à laquelle on baptise les mieux instruits, bien souvent en grand nombre, et crainte aussi de risquer ce sacrement adorable, après la réception duquel plusieurs Sauvages retournent dans leur libertinage et première façon de vivre, comme l’expérience le fait voir journellement en la terre de Canada4, où les révérends pères récollets5 avaient les premiers arboré la croix, planté les armes de France avec messieurs les lieutenants de sa majesté très-chrétienne et prêché Jésus-Christ cruciié aux Sauvages, Iroquois, Hurons et Anniehronnons6, d’où ils [s]ont sorti[s] depuis quelques années, la nudité des pieds et leur pauvreté ne permettant pas leur résidence en ces quartiers-là, où les révérends pères jésuites obtinrent, à la faveur de leurs amis, établissement et y ont bâti deux magniiques maisons, dont la plus belle est à Québec, lesquelles 1. 2. 3. 4.

Un navire lamand. Ici, Noirs islamisés. Cause, origine. “Canada, nommé Nouvelle-France, terre fertile en bled, bestial et volailles, les côtes maritimes fort poissonneuses” [N.d.a]. 5. Religieux appartenant à une congrégation réformée de l’ordre franciscain. Ils furent les premiers à évangéliser les peuples indigènes du Canada (1615-1629), notamment Joseph Le Caron, Denis Jamet, Jean Dolbeau, Louis Hébert. Ce n’est véritablement qu’en 1632-1634 que les jésuites interviennent au Canada. 6. Les Anniehronnons sont l’une des six tribus de la confédération iroquoise. 104

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ils ont amplement assuré en France par leurs marchandises et denrées envoyées à leurs correspondances, et aux supérieurs et directeurs de leur établissement nouveau dans cette terre ferme du Canada, où ils travaillent pour la consolation des habitants qui y sont et le salut des Sauvages du pays. La maladie toutefois de l’Aloague s’augmentant lui ôte la parole au moment qu’on la pensait être en meilleur état et elle devint en peu en une situation qu’on la regardait comme décédée, quelques essences, ou remèdes, qu’on apportât en pareille occasion. Enin considérant Auramou jeter un soupir, comme on eut crainte qu’elle ne passât, elle fut baptisée par un religieux, Breton de nation1, pour lors en ce pays-là et, cela fait, on la crut incontinent au nombre des âmes prédestinées. Mais, ô trait de la sagesse incréée et incarnée ! Au moment qu’on la pensait insensible à tout, l’école du Saint-Esprit était la classe où son âme était instruite, Jésus-Christ par cette grâce du baptême2 l’échaufant d’un feu qui consommait tout le reste des habitudes de la gentilité. Et environ six heures après son baptême, dans cet assoupissement léthargique ou, pour mieux dire, ravissement extatique, elle ouvre les yeux, et son visage tout enlammé, jetant un profond soupir à l’extraordinaire, elle éclata : “Baba, Baba, oüerety yeúneté nonécaieu”3, c’est-à-dire : “père, père, ah que j’ai eu un songe admirable!” Son mari Alaïoulé, parlant pour lors, lui dit : “Auramou, acté bariengon acamba memen nhamant baré”4, “Parle français, ain que tout le monde t’entende, si tu as quelque chose à dire” : où, après, elle déclara de tout son mieux la consolation qu’elle avait reçue dans son songe, se publiant5 pour jamais idèle servante de Dieu. Et sans m’arrêter à son barbare langage, je dirai en deux mots, qu’elle vit dans ce sommeil6 un arbre, au milieu de notre église du Rosaire, sortir verdoyant de terre et au-dessus un petit enfant d’une beauté parfaite et d’une façon angélique, lequel arbre crût enin et passa au travers du toit de la chapelle et monta jusqu’au ciel, ce petit enfant l’appelant toujours par cette première nécessaire voie du baptême dans le chemin de l’Église romaine, l’assurant que, si elle n’y entrait, elle serait misérable avec son Mabohia et les autres inidèles dedans l’enfer. Dieu (mon cher lecteur) s’accommodant à notre faiblesse, vu que les Sauvages accommodent leurs esprits aux songes et la bonté ininie, se servit de ce mystère pour la sauver, étant en efet un ferme rocher dedans la foi et si facile à l’instruction que non seulement nous autres mais même plusieurs habitants marchands magasiniers et autres admirent les prodigieux efets de ce songe mystérieux, par 1. Personnage non identiié. 2. “Ipse dabit virtutem et fortitudinem plebi suae, benedictione Deus. Psal. 67” [N.d.a]. Ps, LXVIII, 36 : “C’est lui qui donne au peuple force et puissance. Béni soit Dieu !” 3. “Yeúneté” : “ihuénnête”, songe, (Dictionaire de Breton). 4. “Acamba” : “acàmbaca”, entendre, savoir (Dictionaire de Breton). 5. Se déclarant. 6. “Songe mystérieux” [N.d.a]. 105

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lequel celle qui était autrefois esclave de Satan est parvenue à la parfaite liberté des enfants de Dieu.

CHAPITRE XIX La manière d’instruire les Sauvages, les esclaves noirs, et de catéchiser avec fruit Comme ce n’est pas mon dessein de faire trois et quatre volumes de relations et de conversions, je me contente d’en avoir remarqué quelques-unes où il y a de l’extraordinaire, pour la consolation des gens de bien. Sans donc m’arrêter à discourir des conversions fréquentes de nos Indiens, esclaves noirs, mahométans, idolâtres et autres de diférentes superstitions, je ferai seulement voir en peu le sommaire de la doctrine d’un vrai chrétien et laisser à plusieurs la façon d’instruire, catéchiser et donner les principes de la vraie religion. Voici donc la substance de choses que nous leur enseignons. Sommaire de la doctrine du vrai chrétien. On tâche de faire concevoir au Sauvage et à l’ignorant qu’il y a un Dieu seul, que ce Dieu est un esprit sublime, sans corps, qui a bâti sans aucune aide la grande maison du monde, qui a créé le premier homme, le ciel, le soleil, la lune, les étoiles, la terre et toutes les choses sans aucun travail1, parce que ce grand Seigneur créateur voit incontinent, dans son être subsistant, toutes les choses qu’il se propose vouloir être et, là-dessus, on leur parle de tout ce qui est traité dans la Genèse. De plus on leur dit que, sans le vouloir et la puissance absolue de ce Dieu, l’enfant ne serait jamais formé au ventre de la mère, qu’il est le principe de toutes choses2, que rien n’est au-dessus de lui, qu’il est d’une majesté ininie, qu’il est juste, qu’il récompense les bons chrétiens après la mort, les mettant à leur aise pour jamais dans le paradis, séjour glorieux de ses bons et idèles amis, qu’il reclut3 dans les abîmes parmi les feux cuisants et dévorants les méchants et tous ceux qui ont abusé des bons avertissements et qui se sont laissé emporter à leurs inclinations et aux vanités de la terre, que les joies du paradis, ou les peines sans in, sont à notre choix. On leur explique encore la chute des anges rebelles4, ce que c’est que l’ange, la création de notre premier père, appelé de Dieu, Adam, sa chute et, comme auparavant, sa désobéissance et sa criminelle complaisance aux volontés de la femme, pleine de ruses et d’astuce, enlée d’ambition, de superbe et de curiosité, 1. “In principio creavit Deus caelum et terram. Genes. 1” [N.d.a]. Gn, I, 1 : “Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre”. 2. “Domini est terra, et plenitudo ejus : orbis terrarum et universi qui habitant in eo. Psal. 23” [N.d.a]. Ps, XXIV, 1 : “A Yahvé la terre et sa plénitude, le monde et tout son peuplement”. 3. Enferme. 4. “Le péché, origine de notre mal” [N.d.a]. 106

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les animaux venaient se soumettre à lui, que la postérité d’Adam eût été heureuse si la vaine gloire n’eût point porté Ève à faire trébucher son mari, la terre aussi aurait produit sans travail et nous eussions été emportés en la gloire du ciel par un doux sommeil et non point par cette mort, laquelle a entré au monde par le péché, cause de tous les désordres. Que Dieu ayant vu ce crime et désobéissance, sa bonté ne le détermina pas en enfer, où par sa justice il l’eût pu envoyer, parce que Dieu peut plus pardonner que la créature pécher1. D’ailleurs, comme il y a trois personnes en Dieu réellement distinctes, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, ces trois personnes étant une essence et par conséquent un seul Dieu, que le Fils, la seconde personne se présenta pour satisfaire rigoureusement à la peine due aux hommes et, par son incarnation, peines, fatigues, calomnies et par une honteuse mort sur un gibet, après avoir enduré mille supplices et tourments, il nous mérita par l’efusion entière de son sang, une pleine rémission de nos fautes, pourvu que par nos bonnes œuvres nous nous appliquions les mérites ininis de ses douleurs et de sa précieuse in, et que nous vivions et mourions dans la foi qu’il nous a laissée2, prêchée par ses apôtres et leurs successeurs, et que nous soyons idèles enfants de l’Église. Comme avant l’Incarnation du verbe, les peuples se rendirent indignes de ce bien dans les premiers siècles, puis que le monde, étant tout corrompu par le péché infâme de la chair, par le libertinage et la débauche, attira la colère de Dieu, lequel dans son juste courroux it pleuvoir quarante jours et quarante nuits continuelles3, les eaux surmontant les cimes et les pointes des plus sourcilleuses montagnes, de quarante-six coudées4, les corps et tous les biens de la terre généralement périssant dans ce déluge universel et les âmes cependant réservées pour les feux dévorants et les cuisants supplices de l’enfer, une seule famille de huit personnes5 exceptée et conservée dans ce châtiment universel, l’auteur de la nature ne voulant pas perdre le bon avec les mauvais, sauvant cette famille de Noé, homme juste6, à la faveur d’un grand vaisseau, où deux animaux de chaque espèce étant entrés restèrent, jusqu’à ce que les eaux desséchées et la terre purgée, ils sortirent dehors. Et de cette famille et de ces animaux, toutes les créatures raisonnables, les volatiles et autres sont provenus7. 1. “S. Paulus. Per unum hominem peccatum intravit in mundum, et per peccatum mors. Rom. c. 5” [N.d.a]. Rm, V, 12 : “[Voilà pourquoi, de même que] par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort”. 2. “Fides sine operibus mortua est. Jac. c. 36” [N.d.a]. Jc, II, 26 : “[comme le corps sans l’âme est mort,] la foi sans les œuvres est-elle morte”. 3. “Le déluge au temps de Noé” [N.d.a]. 4. Une coudée représente environ 45 centimètres. 5. Il s’agit de Noé, sa femme, ses ils Sem, Cham et Japhet et de leurs femmes respectives. 6. “Absit, domine, ut perdas justum cum impio. Gen. c. 13” [N.d.a]. Gn, XVIII, 25 : “Absit a te ut rem hanc facias, et occidas justum cum impio”. “Loin de toi de faire cette chose-là ! de faire mourir le juste avec le pécheur”. 7. “Novi opera tua, idem et charitatem. Apot. c. 19” [N.d.a]. Ap, II, 19 : “Je connais ta conduite : ton amour, ta foi”. 107

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De plus, ce que c’est que l’Église catholique, apostolique et romaine1, que l’Église signiie une assemblée de idèles, catholique, c’est-à-dire universelle et étendue par tout le monde, apostolique, prêchée et plantée par les apôtres, romaine, gouvernée par le pape de Rome, homme vicaire de Jésus-Christ en terre et successeur de saint Pierre, premier maître de l’Église après notre Dieu incarné. Davantage, les Caraïbes catéchumènes, nouveaux baptisés, Nègres et Indiens insulaires sont en peine comment sans le parler on peut apprendre des nouvelles de France et des autres terres : “Est-ce (disent-ils) petit papier parler, quand toi lui mire ? Carte France mouche manigat !”2. Dans l’admiration qu’ils ont de voir que, dans la lecture des lettres ou livres, on apprend mille belles choses sans qu’ils entendent aucune syllabe proférer. Ils interrogèrent comment on a appris à lire, écrire, naviguer, faire de belles maisons, planter le manioc, ou racine de pain de cassave, des patates, semer des graines et mille subtilités des autres nations, dont ils n’ont aucune connaissance. On satisfait à leurs demandes, en répondant que l’homme se subtilisant3 petit à petit, il s’en est trouvé qui ont inventé ce que les autres ne se pouvaient persuader, faute d’en avoir eu l’expérience, et que ceux qui étaient venus dedans leurs terres ne savaient ni lire ni écrire, ou pour le moins n’ont pas eu les commodités propres à apprendre les autres, et qu’il y a grande apparence que, dans les débris de quelques puissantes lottes de navigateurs d’Afrique, ces terres n’aient été habitées, vu les rêveries de leurs superstitions et la pluralité des femmes, et peuplant ainsi et demeurant dans le libertinage, l’ignorance et la misère se sont glissées, que la nudité, la brutalité et la vengeance leur sont restées pour plus grand apanage de leurs nations. Nous leur apprenons ce que c’est que l’Incarnation du Verbe4, c’est-à-dire, comment le ils de Dieu, seconde personne de la Trinité, s’est formé par sa puissance un corps dans les chastes lancs d’une vierge, âgée de douze ans, comment sans connaissance d’homme et par l’opération du Saint-Esprit, cette merveille s’est accomplie, comme l’ange annonça ce haut mystère à cette jeune pucelle nommée Marie, ayant (dis-je) enfanté sans douleur et mis au monde selon la chair le créateur du monde, ce grand Dieu, après l’avoir porté neuf mois dans son sacré ventre, comme cet enfant nouveau-né se nomma Jésus-Christ, lequel Dieu et homme a enseigné dans sa vie, par ses paroles et par ses actions, que le chemin du paradis, et le moyen d’être à jamais en repos, était de vivre dans son sacré amour, ne faire mal à personne, chérir son prochain comme soi-même, aimer ses ennemis et servir à un chacun quand les commandements de Dieu et de l’Église ne sont point choqués, qu’il ne faut point détracter, blasphémer, mentir, fourber5, 1. 2. 3. 4. 5.

“Belle explication” [N.d.a]. “mires” : regarde, “manigat” : adroit. “Pour le mystère de l’Incarnation” [N.d.a]. Devenant subtil. Tromper. 108

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quereller, ravir le bien à qui que ce soit, ni paillarder1 ; non plus que s’ivrer2, boire ou manger par excès, qu’il faut, en un mot, craindre, adorer et aimer Dieu de tout son cœur, et passer ses années sur la terre en bon chrétien, ain d’être un jour glorieux dans le ciel empiré3, pour y bénir avec les saints notre souverain créateur et débonnaire réparateur et ainsi être délivrés de la servitude éternelle, des peines et des châtiments horribles des damnés, des méchants et des réprouvés. Lesquelles vérités on tâche de faire concevoir, à la faveur de quelques tableaux ou images à ce sujet, et leur expliquer, s’accommodant selon notre possible à leur portée et au barbare langage des Mores insulaires et autres Indiens. Par exemple, je tiendrai une image où le diable sera représenté dans les lammes et, lui faisant voir cet objet horrible, je lui dirai : “Calinago, arica homa hisseric oüatou roucon”4, c’est-à-dire “Caraïbe, regarde ton dieu dans le feu d’enfer”. Et pour lors nous leur faisons dire en mépris du démon  : “Baoüé noüary Mabohia xissen tibou chirixe Christian”5, “Retire-toi, méchant Mabohia, nous voulons aimer le Dieu des chrétiens”. Et ces pauvres idolâtres catéchisés, lorsqu’on est sur le point de laisser le discours  : “Cani yacabouc mihinsiré bohatigan nan Baba”, “Continue, père, de nous enseigner et ne nous quitte pas si tôt6.” Pour les Noirs, comme ils sont non pas seulement serviteurs perpétuels mais à bien parler, esclaves, puisque leurs descendants, jusqu’au dernier, dépendent absolument des maîtres qui les ont achetés, ils sont plus diserts et intelligents, d’où vient qu’ils entendent plus facilement les instructions, la familiarité domestique donnant grande ouverture à ces esprits. On les enseigne pour l’ordinaire selon la matière, en cette manière : “Toi savoir qu’il y a un Dieu, lui grand capitou7, lui savoir tout faire sans autre pour l’aider, lui donner à tous patates, lui mouche manigat8 pour tout faire, non point autre comme lui. Vouloir faire maison, non point faire comme homme, car toi aller chercher hache pour bois, puis couper roseaux, prendre mahoc et lienes9, et ainsi pequino10 faire case. Or Dieu mouche manigat, lui dire en son esprit, moi vouloir monde lui preste miré11 monde, lui dire, moi vouloir homme lui preste miré homme. Enin lui envoyer méchant en bas en enfer, au feu avec Mabohia 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11.

Mener une vie dissolue. S’enivrer. Le plus haut. “Aríca” : regarder ; “hisseric” : “ichéiri” : dieu ; “oüatou” : feu (dictionnaire de Breton). “Baoüé noüary” : “aqui banari” : va-t’en (Anonyme 1620) ; “tibou” : “tibouinati” : aimer (dictionnaire de Rochefort). “Radix sapientiae est timere dominum. Eccles. c. 1” [N.d.a] ; “la crainte du Seigneur est la racine de la sagesse”. Si, I, 27 : “Car la crainte du Seigneur est sagesse et instruction”. Capitaine. Mouche manigat : très adroit. Mouche est un mot espagnol (mucho) entré dans le vocabulaire des îles. Le mahot franc et les lianes  ; cf. Rochefort, Charles de. Histoire naturelle …, op. cit., chap. VIII, 8 et XI, 3. “Pequino” renvoie au mot espagnol pequeño, petit. “Miré” : de l’espagnol mirar, regarder. 109

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et autres Sauvages qui n’ont point vouloir vivre bons chrétiens. Mais pour bon chrétien, lui bon pour mettre en son paradis, où se trouve tout contentement, nul mal, nul travail et nulle servitude ou esclavage, mais une entière joie et parfaite liberté”. À ce propos d’instruction, il me souvient qu’un soir, le père de Beaumont instruisant plusieurs Nègres, un jeune More lui dit : “Père, toi dire que bon chrétien quand mourir lui aller en haut avec Dieu, et méchant en bas pour brûler. Où est-il grande échelle pour monter et le trou pour tomber et descendre ?”. Cette échelle (lui dit-on, mon ami), c’est le baptême et les échelons sont la grâce et le mérite par les bonnes œuvres, et le trou pour les damnés, c’est le péché car c’est l’ouverture de l’abîme des malheurs et ce péché est (dans l’usage de raison) ne mettre pas en pratique les inspirations divines1, n’observer pas la loi de Dieu et de l’Église, ne se servir pas des moyens présentés pour le salut, n’éviter pas les occasions d’ofenser Dieu, les chercher, les chérir et ne pas nous tenir en ce devoir de vrais serviteurs de notre bon maître Jésus-Christ.

1. “Si quis diligit me, sermones meos servabit et Pater meus diliget eum. Io. c. 14” [N.d.a]. Jn, XIV, 23 : “Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera”. 110

SECONDE PARTIE Des missions des frères prêcheurs ès îles de l’Amérique Où il est traité des derniers sentiments de Luther, de Calvin et de leurs disciples pour la religion prétendue réformée. Des conversions fréquentes des calvinistes, luthériens et autres religionnaires prétendus réformés C’est de ce sujet des conversions des hérétiques que j’aurais une ample matière, ou plutôt un gros volume de relations, si je prenais résolution de les donner au jour et les raconter chacun en son particulier car, outre que souvent plusieurs entrent dans le bercail, je trouve d’ailleurs sur le livre de nos registres dans les couvents de ces îles dépendantes de France, depuis l’an 1624 jusqu’à l’année 1657, le nombre de trois mille soixante-neuf hérétiques réduits sous l’autorité du Saint-Siège, comme vrais enfants de l’Église romaine, hors laquelle il n’y a point absolument de salut, comme Flamands, Anglais, Écossais, Rochelais, Poitevins, Saintongeois et beaucoup de Normands, les uns et les autres venant de divers havres et diverses contrées : d’Amsterdam, Edimbourg, d’Hambourg, Londres, Dowre1, Dieppe, Havre-de-Grace, Honleur, la Rochelle, Nantes, Saint-Malo, le Fort-Louis, Brest, tous voguant ou en marchandise2 ou pour habiter dans les îles, ou venus engagés à servir. Et sont ceux-là qui prennent la lanterne de la parole de vie3 pour voir à clair les ordures de l’âme et les fait recouvrer la dragme égarée4, et trouvée par leurs soumissions aux faveurs, dont par une grâce spéciale ils ont été assez heureux d’être privilégiés ayant rencontré les Samaritains5 charitables dans ces terres, pour pareillement les soulager, et leur procurer la parfaite santé de l’âme, seul aimable trésor de l’homme, puisque la perte de Dieu est la ruine entière de la créature. Ruine déplorable dans laquelle ont tous les hérétiques trébuchés ! Écoutons Martin Luther et Jean Calvin (ou Cauvin), dont l’avarice et le libertinage au premier, l’ambition et la superbe au second, ont été le principe de leur malheur6 et le sujet de leur perdition, aussi bien qu’à un Arrius, Pélage, Jovinian, Florinus, 1. Douvres. 2. Faisant du commerce. 3. “Verbum crucis pereuntibus stultitia est : his autem qui salvi iunt, id est nobis virtus Dei. S. Paul 1 c. I” [N.d.a]. 1 Co, I, 18 : “Le langage de la croix, en efet, est folie pour ceux qui se perdent, mais pour ceux qui se sauvent, pour nous, il est puissance de Dieu”. 4. Parabole de la drachme perdue, cf. Lc, XV, 8-10. 5. Cf. Lc, X, 29-37. 6. “Vae iis qui perdiderunt vias rectas, et diverterunt in vias pravas. Eccles. c. 2” [N.d.a]. “Vae his perdiderunt substinentiam, et qui deleriquerunt vias rectas, et diverterunt in vias pravas”, “Malheur à 111

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Cerinthe1, Bucer, Beze, Melancton, Zuingle, Ecolampade, du Moulin2 et à une ininité, lesquels tous (n’étant pas sans science) ont signé de leur propre main l’arrêt de leur condamnation et, témoignant la rage et le sensible regret de leur apostasie3, engagée dans la sensualité, font voir leur désespoir. Voici comme parle Luther. “Je pense souvent à part moi, je ne sais point en quel lieu je suis, si j’enseigne la vérité, ou non ?”4 Voici ses termes en latin. “Saepé mecum cogito, saepemodum nescio quo loco sim et utrum veritatem doceam, nec ne ?”. Jean Calvin étant au lit de la mort5, demandant un prêtre, le plus considérable de Genève étant présent (comme disciple de cet apostat de l’Église) lui ayant répondu qu’il rêvait assurément, il éclata en soupirant : “Messieurs de Genève, j’ai rêvé pendant ma vie, mais maintenant je suis éveillé et les fumées de ma perverse doctrine sont évaporées”. Ecolampade jette la frayeur dans les esprits quand, à l’heure de sa mort, tout tremblotant, il s’écrie d’une voix languissante : “Tout chancelant dedans la foi et douteux de ma doctrine, je sors de cette vie pour paraître devant le souverain tribunal, où j’expérimenterai à mes dépens si j’ai enseigné la vérité ou non”6. Paroles de cet infortuné hérétique, lesquelles ne peuvent être réfutées, à moins que de brûler les livres de deux considérables parmi eux. Et Luther même, dans son Histoire de la Cène aug. fol. 199, étant à table et ayant appris cette mort : “Ah misérable, (dit-il pour lors) infortuné Ecolampade ! Tu as été le prophète de ton malheur quand tu as appelé Dieu à témoin si tu enseignais une mauvaise doctrine. Sa vengeance t’a surpris. Dieu te pardonne si tu es en tel état qu’il te puisse pardonner”. Le tonnerre de l’hérésie Melancton, couché sur son lit de mort, et l’âme sur les lèvres, sa mère accablée de vieillesse et bourrelée7 de mille syndérèses8, lui tint ce langage : “Mon ils, tu me vois prête de te suivre, il faut que bientôt je paie le tribut

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ceux qui ont perdu la patience, qui ont quitté les voies droites, et qui se sont détournés dans des routes égarées” ; Si, II, 14 : “Malheur à vous qui avez perdu l’endurance …”. Il s’agit de cinq hérétiques des premiers siècles du christianisme : Arius (256-336), théologien de l’arianisme ; Pélage (ca 350-ca 420), moine breton, théoricien du pélagianisme ; Jovinian, ou Jovinianus (IVe siècle), opposant à l’ascétisme chrétien ; Florinus (IIe siècle), prêtre gnostique ; Cérinthe (Ier siècle), gnostique. Principaux représentants de la Réforme : Martin Bucer (1491-1551) ; héodore de Bèze (15191605) ; Philippe Melanchthon (1497-1560) ; Ulrich Zwingli (1484-1531) ; Œcolampade (14821531) ; quant à Charles Du Moulin (1500-1566), légiste français, passé par le calvinisme, puis par le luthéranisme, son ouvrage sur le concile de Trente (dont il tenta de démontrer la nullité), lui valut d’être emprisonné quelque temps. Qui renie sa foi. “Martin Luther in col Eisleben” [N.d.a]. Esileben (Saxe) est le lieu où naquit et mourut Luther. “Hist. de Genève, pa. y.” [N.d.a]. “Totus incertus in ide, et luctuans ab ea coram Dei tribunali rationem redditurus atque experturus utrum mea doctrina an vera vel falsa sit. Histoire d’Allemagne, ch. 14” [N.d.a]. Cf. : Trionfo della Chiesa. Istoria dell’eresie, colle loro confutazioni opera del beato Alfonso Maria de Liguori. Monza, 1825, t. II, p. 97. Tourmentée. Remords de conscience. 112

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général à la nature, ain qu’après je rende compte au grand juge1, auquel il n’y a rien de caché. Tu sais que j’étais catholique et que je me dirigeais par l’ordre et les lois de l’Église romaine. Tu m’as induite à changer de religion pour en prendre une diverse à celle de mes pères, qu’on dit être conforme aux plus saints et graves docteurs2. Or je te conjure par mes entrailles où je t’ai porté, par ces mamelles qui t’ont élevé, et te presse par le Dieu vivant de me dire à cette heure laquelle est la meilleure, et ne me le cèle pas”. “Ma mère (dit Melancton), la nouvelle doctrine que j’ai prêchée est la plus plausible, la plus délicieuse et la moins pénible mais l’autre est la plus sûre et la voie la plus certaine. Reprenez-la”.3 Puis regardant dans la salle bon nombre de ses amis, leur dit d’une voix mourante : “Heu ! haec plausibilior, illa securior”4. La réponse encore de F[r]ederic duc de Saxe5, n’est pas moins admirable6 qu’une preuve convaincante de la malice de ces chefs des hérétiques, ou prétendus réformés. Ce prince importuné par plusieurs seigneurs qui accompagnaient un ambassadeur de France, touchant la doctrine de ces prédicants, vu que déjà ils avaient semé leur zizanie par toute la Saxe et que, comme sauterelles de l’Apocalypse, ils couraient ça et là sans aucun ordre, son altesse leur répond : “Messieurs, pour cette saison je sais fort bien ce qu’ils enseignent ; pour l’an prochain, je ne vous en assure pas. Quid hoc anno credant scio, sequenti ne scio7”. Ne se vautrant que sur le soin de diverses erreurs pour se maintenir. “Satan (dit encore Luther) a cette prérogative qu’il n’y a secte tant inepte qui ne soit suivie de quelques ignorants et libertins ; et tant plus la chose sera sotte ou sensuelle, d’autant plus aura-t-elle de sectateurs8 car depuis qu’on a violé la concorde de l’Église, il n’y a in ni terme à nos dissensions”. Paroles dignes d’une autre bouche que de cet infâme glouton. Et regrettant 1. “Rescipite, ilii, nationes hominum, et scitote quia nullus sperans in Domino et confusus est : quoniam pius et misericors est Deus, et remittet peccata in die tribulationis. Eccles” [N.d.a]. “Considérez, mes enfants, tout ce qu’il y a eu d’hommes parmi les nations, et sachez que jamais personne qui a espéré au Seigneur n’a été confondu dans son espérance, car Dieu est plein de bonté et de miséricorde, il pardonne les péchés, il sauve au jour de l’aliction”. Si, II, 10-11 : “Considérez les générations passées et voyez qui donc, coniant dans le Seigneur, a été confondu … Car le seigneur est compatissant et miséricordieux, il remet les péchés et sauve au jour de la détresse”. 2. “Franc. de Montagn. lib. de fal. et ver” [N.d.a]. Cf. Alexandre Morus, I, 2, De Miss. Morus fut un prédicateur protestant (1616-1670) auteur notamment du De ides publica, du traité De gratia et liberio arbitrio. François des Monta[i]gnes (Franciscus Montanus) en la Vérité défendue ; c’est le jésuite Louis Richeome qui, sous le nom de François de Montaignes, a écrit cet ouvrage. Notons que tout le passage est une copie de l’ouvrage de : Remond, Florimond de. Histoire de la naissance, progrès et décadence de l’hérésie de ce siècle, Rouen, 1648, liv. II, chap. 9, p. 186-187. 3. “Maur. lib. 2 de miss” [N.d.a]. Cf. Alexandre Morus, I, 2, de Miss. 4. “La nouvelle est la plus plausible, l’ancienne est la plus sûre”. 5. Frédéric III de Saxe (1463-1525), protecteur de Luther, fut le premier prince à faire appliquer la Réforme sur ses terres. 6. “Florim. de Raymond” [N.d.a]. Florimond de Raemond ou Rémond (ca 1540-1601), avocat, ami de Montaigne, partisan de la Contre-Réforme, écrivit une Histoire de la naissance, progrès et décadence de l’hérésie de ce siècle, Arras : R. Maudhuy, 1611. 7. “Pour cette saison je sais ce qu’ils croient, pour l’an prochain je ne sais pas”. 8. “Luther, sur les psaumes, et au livre de la Cène, contre Zuingle” [N.d.a]. 113

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son apostasie (quoique sans résipiscence), voici comme il parle, lamentant sa ruine de s’être séparé d’un corps si auguste. “Si qua mihi justas expressit causa querelas, Heu ! nunc prae cunctis digna querela venit.1 Ille ego qui quondam famâ super aethera notus, Nunc vix aliquâ gloria parte manet. Omnia Calvinus rapuit, totumque per orbem, Illita vipereo dogmata felle ferit. Tu quoque dilectos inter quos prima Melanctõn, Qui mihi prae cunctis idus amicus eras.2 Diceris extrema diguisse in morte Lutherum, In nova Calvini dogmata falsa ruens. Hîc ubi pallentes pervenit rumor ad umbras, Heu! mea concussit quam gravis ossa dolor. Hinc Anabaptistæ, Smidellius, Brentius, et qui, Musculus, exigui nomina muris habet. Gallus et Illiricus, nuper quoque missus ad orcum Zuinglius, et reliqui, turba prophana viget. Ast ego qui quondam Doctor, primusque Magister, Quique his discipulis semina prima dedi. Heu miser! ignotus, profugus compellor ad oras, Vixque aliquâ nomen parte Lutherus habet. Quamquam ego venabar laudem, famamque decusque, Hei! modo discipuli cuncta tulere mei. Quos genui, quos hac peperit lingua, manusque, Quorum praecipuus fautor et author eram. Haec promissa ides? pietas? haec debita patri? Heu mihi! quam pretium triste Magister habet. Degeneres animi, genus execrabile mundo, Tempore percipies merita digna tuo. Hac ego vaticinor, vates quoque vanus habebor, Ni te perida gens poena parata manet”3. 1. “Rescius. fol. 18” [N.d.a]. Rutger Ressen (Rescius), humaniste lamand (in XVe-1545) professeur de grec, puis imprimeur à Louvain. 2. “Florim. de Raymond livre de la naissance de l’hérésie” [N.d.a]. Cf. ci-dessus. 3. Nous donnons ici la traduction faite par René Gastineau : “S’il est jamais permis de plaindre son malheur, / aujourd’hui je dois faire éclater ma douleur. / Mon nom montait aux Cieux entre les plus célèbres, / que n’en demeure-t-il dans ce lieu de ténèbres. / Calvin emporte tout, ce n’est plus mon poison, / qui des mortels séduits infecte la raison. / Toi-même Melanchton, qui m’étais si idèle, / tu choisis en mourant Calvin pour ton modèle, / une ombre me l’apprit, j’en frémis de fureur. / Ce désordre a produit l’anabaptiste erreur. / Gallus, Brens, Zvingle et Flaccus le Dalmate, / chacun par ses erreurs de me vaincre se latte ; / je suis réduit à voir mes insignes rivaux / plus en crédit que moi jouir de mes travaux. / Eux de qui j’ai formé les écrits, la doctrine, / eux enin qui de moi tirent leur origine. / Où sont, enfants bâtards le respect et la foi ? / Fallait-il démentir un père comme moi ? / 114

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Tant il est véritable, que cessant l’unité le nombre vient à l’inini, ainsi (l’unité de l’Église rompue) on vient à entrer dans l’abîme d’une ininité d’erreurs et de sacrilèges. Mais voyons quelques conversions. Voici donc la première. Notre père Raymond ayant été rappelé des Sauvages par le père de La Mare1, d’heureuse mémoire, fut envoyé à l’île de S. Christophle pour la consolation spirituelle des habitants, où il n’eut pas si tôt mis pied à terre que le sieur Gallois, chirurgien2, lui donna avis que, dans la case du sieur Du Cas3, il y avait un Écossais, canonnier d’un navire commandé par le capitaine Des Forges4, lequel était aux abois. Le père y court, l’embrasse, l’exhorte et, la larme aux yeux, le conjure de se rendre du parti de l’Église romaine, dont Jésus-Christ est le chef et, après quatre heures de travail, ce pauvre homme induit à pénitence témoigna tant de regret de ses fautes et de sa vie coulée dans un si déplorable état qu’en présence de plusieurs personnes, six heures avant sa mort, il abjura son erreur et, à son exemple, son ils deux mois après, par l’abjuration qu’il en vint faire à la Guadeloupe, entre les mains du père Pelican5, docteur de Paris et vicaire de la mission en ce temps-là. Mais voici une conversion bien plus remarquable. C’est un anabaptiste, si ferme ou plutôt si opiniâtre qu’il était presque impossible d’avoir un moment pour l’exhorter car tantôt il disait n’être pas élevé dans notre religion dont il ignorait le fondement, qu’il n’était pas théologien, ou s’échappait sous prétexte de son négoce, bref c’était un sourd et un aveugle pour la grâce des bons enseignements mais Dieu l’alige d’une ièvre dont il est alité et on prend ce temps-là pour l’éveiller de l’étrange léthargie de son erreur, le révérend père Fontaine6 ne paraissant que d’heure à autre, pour ne pas trop l’importuner. Cependant voici la grâce qui agit car il commence de ruminer les paroles dont il avait été tant rebattu et, le père ayant rentré dans la case, l’anabaptiste jetant un profond soupir : “Ah, mon père ! (dit-il) je veux être de votre religion car je m’aperçois fort bien maintenant que vos raisonnements sont bien autres que les discours des ministres de ma première profession”. Le père, s’étant félicité avec lui de son bonheur, lui donna satisfaction et l’accomplissement de ses désirs, après lesquels il supplia le père Fontaine de ne l’abandonner pas qu’après sa mort, ce qu’il it, ce pauvre

1. 2. 3. 4. 5. 6.

Vous serez tous punis, je n’ai qu’à vous attendre. / Regardez-moi, j’avais cet oracle à vous rendre.”. Cf. : Gastineau, René. Lettres de controverse à un gentil-homme de la religion prétendue réformée par M. Gastineau prestre, conseiller aumonier du roy. Paris : A. Pralard, 1677, p. 185. Nicolas de la Mare (1589-1652), supérieur de la mission dominicaine aux Antilles (1649-1652). Sur cet épisode, Cf. Du Tertre, op. cit., t. 1, liv. I, chap. 7, § 3 et 5. “En ces îles le chirurgien est le médecin et l’apothicaire” [N.d.a]. Antoine Gallois (dit La Verdure), chirurgien, ancien herboriste du duc d’Orléans, est arrivé à Saint Christophe en 1638. Il vivait avec Marie Maugendre. Sieur Du Cas ou Dugas, habitant de Saint-Christophe. Capitaine habitué aux liaisons entre les îles et la métropole. Pierre Pélican (1592-1682) ; cf. notre présentation de ce dominicain dans l’introduction. “Père Pierre Fontaine supérieur à la Capesterre de cette île” [N.d.a]. Pierre Fontaine (†  1660), dominicain aux Antilles de 1651 à 1660. 115

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homme décédant trois jours après son entrée au bercail et fut enterré dans notre église du Rosaire au Quartier des Pères, comme il l’avait souhaité. Celle-ci n’est pas moins considérable. C’est un calviniste converti mais c’était en son temps un sourd, un muet et un aveugle aux grâces et aux faveurs du ciel. Aussi n’y a-t-il point d’hérétiques plus diiciles à réduire que ceux-là, à qui l’obstination et l’attache aux passages mal entendus, servent d’obstacle à la considération des plus naïves vérités1. Celui dont je veux parler était de même. Il était natif de la Gascogne, homme d’étude, mais endurci dans ses opinions et qui d’ailleurs s’estimait beaucoup plus savant qu’il n’était pas. On ne perdait aucune occasion favorable pour lui parler de son salut mais maligne racine de cette pestilentieuse religion lui causait de si mauvaises qualités qu’il était bien diicile de le gagner à Dieu. Enin notre père Raymond l’ayant un jour visité à ce dessein, voyant tant de soins inutiles, lui demanda une grâce, laquelle l’hérétique lui promit, pourvu qu’elle ne fût contraire à sa religion. “Non, Monsieur (dit le père) car vous lisez les sacrés cahiers de la Bible, que vos protestants ont beaucoup mutilée et altérée mais néanmoins vous y trouverez encore que, l’ange entrant dans la chambrette de Marie, tous les évangélistes y remarquent l’ambassade de l’archange Gabriel à cette jeune vierge commencer par ces mots : Je vous salue pleine de grâce, etc. Ces paroles ne sont pas criminelles. Il est vrai (repart l’hérétique). Et bien, agréez donc ce chapelet (lui dit-on alors) et me promettez de réciter l’oraison dominicale sur les cinq gros grains et sur les petits la salutation angélique”. Ce que le calviniste ayant promis, et véritablement pratiqué, il vient au bout de vingt-trois jours à notre habitation de la Basse-Terre où, après avoir salué quatre religieux prêtres qui y étaient et un bon frère convers, embrassant le père Raymond Breton : “Ha, mon père ! la sainte Vierge la mère de Jésus-Christ a opéré, je suis des siens et des vôtres. Mille grâces à Dieu et à vos soins et peines continuelles pour mon salut”. Et le premier dimanche d’août, qui était le troisième jour du mois en cette année, il abjura publiquement son hérésie, versant tant de pleurs, témoignant tant de regrets de sa vie passée et avec si grande édiication qu’il attira les larmes de plus de deux mille habitants, catholiques, néophytes, et autres qui étaient présents. Grâce laquelle il reconnaît si fort qu’il se comporte en vrai enfant du Rosaire de la sainte Vierge, ne manquant pas un jour de réciter son chapelet et de convier un chacun à cette ancienne dévotion mère matrice cause de tant d’indulgences concédées à plusieurs confréries érigées aujourd’hui dans l’Église de Dieu et laquelle avait pris son commencement par le patriarche saint Dominique qui en avait été l’auteur, au temps de ses infatigables prédications pour la conversion des pétrobousiens2, henriciens3 et albigeois, dans les contrées de la Provence, de la

1. “L’ignorance et l’obstination cause de la perte des libertins ou hérétiques” [N.d.a]. 2. Pétrobrusiens : disciples de Pierre de Bruys (XIIe siècle), prêtre catholique brûlé pour hérésie. 3. Hérétiques dont le chef était Henri de Lausanne (XIIe siècle), disciple de Pierre de Bruys. [Dans l’édition de 1659, il y avait écrit “luthériens”, erreur rectiiée dans l’errata de la page 208]. 116

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Gascogne, de l’Alby, de la Xaintonge, du Languedoc, comme portent les bulles, et écrivent les archives de la célèbre et tant renommée ville de houlose. La conversion suivante n’est pas moins mystérieuse car sont deux frères, malades et attaqués des mêmes sentiments et animés des mouvements pareils, mal cuisant néanmoins qu’ils se veulent cacher l’un l’autre. Mais que la nature a de peine quand il faut qu’elle franchisse arrière ses inclinations ! Cependant que faire ? L’âme est plus considérable que le corps. C’étaient donc deux frères, Normands de nation, lesquels n’avaient aucun repos dans l’esprit, demeurant toujours dans une noire mélancolie, n’osant se témoigner mutuellement leurs desseins. Mais Dieu, qui les poussait d’un même vent dans le navire de la même faveur, les rendit au même climat car, un jour s’étant tous deux rencontrés par hasard sur le rivage de la mer, s’abordant et ne se pouvant plus celer cette inquiétude et le sujet de leur tristesse, ils se communiquèrent leurs pensées et ce que le père Armand de La Paix leur avait souvent expliqué sur leurs doutes. C’est pourquoi touchés de l’aiguille du même aimant, ils viennent à la prédication le jour de saint Jacques et saint Philippe1 apôtres où, étant aperçus du père, après quelque conférence, le service divin achevé, ils donnèrent parole et vinrent en efet le dimanche suivant où, en présence de monseigneur de l’Olive gouverneur pour lors et de plusieurs autres, ils abjurèrent le calvinisme, protestant de vivre et de mourir en idèles serviteurs de Dieu et de la sainte Vierge sa mère, attirant par cette sainte action les larmes de plusieurs. Celle qui suit mérite bien d’être considérée. C’était un certain habitant de la Guadeloupe, qui dans sa santé n’avait point d’horreur que de rencontrer les religieux missionnaires de son quartier et spécialement le père Pierre Fontaine, supérieur à notre résidence de la Capesterre pour lors, car, ou il rebroussait chemin, ou s’il était surpris à sa case, il disputait de bonne grâce, vu que l’hérétique avait de l’étude et toujours sur table ce monstre horrible, le Livre des Institutions de Calvin2. Enin il tomba malade, où dans sa maladie le père l’avertit de son devoir pour l’éternité, en pleurant amèrement la perte de son âme et, étant bien proche de sa in, le père tenant son cruciix à la main, tout baigné de larmes et le genou en terre près de la couche du moribond, lui dit ces mots : “Mon cher ami, je vous conjure par les entrailles de Jésus-Christ, et au nom de son sang précieux, de ne boucher pas les oreilles à mes paroles, de ne fermer point la porte aux faveurs du ciel et de ne me rebuter pas de la façon”. Et voyant ses sueurs et ses peines infructueuses, il accourt promptement célébrer la sainte messe (car il avait passé la nuit avec l’hérétique) pour le salut de ce pauvre misérable. La messe du Saint-Esprit achevée, au milieu de son inquiétude pour la conversion de son malade, à peine avait-il pris son bâton pour reprendre chemin et aller faire un dernier efort, qu’il voit un jeune garçon qui le supplie de la part du malade de se presser et que son maître l’attendait impatiemment et avec grande afection. Le père court et si tôt qu’il eut entré dans la case, notre calviniste prenant de nou1. À cette époque, le premier mai. 2. Jean Calvin. Institution de la religion chrétienne, 1536. 117

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velles forces, à la grâce du secours d’en haut, qu’à demi levé, sanglotant et soupirant, pressant la main du père, ne proférant que paroles entrecoupées et baisant le chapelet, il demande d’abjurer son erreur et qu’on appelât les plus proches voisins pour l’édiication d’un chacun, ce qu’étant fait en présence de tous, redoublant ses regrets, il leur dit : “Messieurs, voilà le révérend père Pierre Fontaine, dominicain, supérieur à la résidence de saint Hyacinthe à la Capesterre de cette île (comme vous savez tous). Il m’a souvent averti de mon salut et que je me fusse mis en mon devoir. Je ne doutais pas de la vérité, quelque grimace que je isse, quelque objection ou réponse que je proposasse à sa doctrine orthodoxe mais la seule honte que j’avais d’être vaincu et de quitter la religion de mes pères était le seul obstacle à mon bonheur”. Et ayant demandé pardon à Dieu et imploré l’assistance de la compagnie par leurs prières, il fait apporter tous ses livres, les met entre les mains du père, lequel pareillement reçut son abjuration. Et le soir, environ les quatre heures, ayant reçu le saint viatique1 avec une ferveur et dévotion très grande, et hautement invoqué la miséricorde divine par l’intercession de la mère de Dieu et de tous les saints, la parole lui manqua environ un quart d’heure seulement, après lequel il rendit son âme, expirant dans les sentiments d’un véritable enfant de la vraie religion et fut enterré en notre église de saint Hyacinthe. Le même endurcissement avait été d’une femme native d’Amsterdam, laquelle tombée malade assura qu’à son départ de Hollande pour l’Amérique un des plus considérables ministres de cette grande ville l’avait conseillée de se faire catholique romaine et que le seul motif de paraître et de gagner était le lien qui le tenait en qualité de prédicant des prétendus réformés. C’est pourquoi elle abjura son hérésie avec tant de regret que nous la croyons pour une bien-aimée du ciel, vu sa contrition dernière et les paroles amoureuses à Jésus-Christ, à la sainte Vierge et à toute la cour céleste, avec lesquelles elle se consola jusqu’au dernier soupir. Le révérend père de Beaumont2 la reçut au giron de l’Église et [elle] fut enterrée en notre église du Rosaire au quartier des Pères. Sur le nombre de trois mille soixante-neuf convertis, je juge à propos de n’insérer pas davantage de conversions, laissant à part la conversion à la foi catholique d’Usman, ils du défunt grand Turc et frère de celui d’à présent3, par les soins et instructions des religieux de l’ordre de saint Dominique, arrivée ces années dernières en la Ville-Neuve, dite La Valette, et imprimée en plusieurs endroits de la France, et me contenterai d’assurer que le livre de nos registres de l’Amérique (d’où j’ai extrait ces vérités précédentes, pour la consolation des vraiment idèles) porte le nom des témoins et les marques des convertis pour la plus grande gloire 1. Sacrement de l’eucharistie administré à un mourant. 2. Philippe de Beaumont (1620-1680) ; cf. notre introduction. 3. Il s’agit du prince Osman, ils du sultan Ibrahim Ier, qui prit l’habit de saint Dominique en 1658, sous le nom de Dominique Ottoman ; son frère, Mehmed IV (1642-1693), régna sur l’empire ottoman de 1648 à 1687. 118

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de Dieu, auquel seul appartiennent la louange et l’honneur, sa bonté ayant créé l’homme et cette même bonté le voulant faire entrer pour l’éternité dans la jouissance d’un continuel repos au ciel avec lui. Et d’autant qu’au rapport de l’axiome véritable, la in couronne l’œuvre, il est raisonnable de terminer cette seconde partie par les patentes, brefs et lettres authentiques à mon sujet. Voici donc ce que j’ai extrait d’un bref de notre Saint-Père le pape Alexandre VII1 à présent séant. Facultates concessae à SS. D. N. D. Alexandro Divina Providentia Papa VII. Fratri Petro Fontaine Ordinis Praedicatorum, Praefecto Missionis ejusdem Ordinis, in Insula Guadalupa et aliis adjacentibus in America, Regi Christianissimo subjectis, etc.2. En suite du bref apostolique il y a une patente de la congrégation des cardinaux de Propaganda Fide, où sont déclarés tous les pouvoirs nécessaires et ordinaires à ces évangéliques fonctions et, au bas d’icelui au-dessus du sceau de cette patente, est signé, F. Cardinalis Barberinus3 et, plus bas, Ioan. Lupus4 Sanctae Rom. et universalis Inquisitionis Notarius. Ce bref est daté du 25 de juillet 1658. Decretum sacrae congregationis de Propaganda Fide, habita die 13. Maÿ 1658. AD Relationem Eminentissimi Domini Cardinalis Alzolini5, Sacra Congregatio Praefectum Missionum Fratrum Ordinis Pradicatorum, in Insula Guadalupae et aliis adjacentibus in America, Regi Christianissimo subjectis, cum solitis Facultatibus Privilegiisque ad septennium, declaravit Fratrem p. Petrum Fontaine eiusdem Ordinis Missionarium, in iisdem partibus a multis annis commorantem. Cardinal Antonius Praefectus. Monsieur Albericius secrétaire. + Locus Sigilli6. Mais c’est assez dit pour les missions de notre temps dedans ces terres car je n’aurai jamais fait, vu que d’ailleurs ce n’est point l’esprit de l’ordre de saint

1. Le pape Alexandre VII (1655-1665), par son bref de juillet 1658 envoyé au préfet apostolique de la mission dominicaine Pierre Fontaine, est le premier pape à reconnaître la souveraineté du roi de France sur ses possessions aux Antilles. Les papes, jusqu’alors, n’avaient pas voulu déroger à la bulle d’Alexandre VI. Les textes latins ci-dessous se trouvent dans Du Tertre, op. cit., liv. I, chap. XXII, 5. 2. “Facultés concédées par le pape Alexandre VII, par la divine Providence. au frère Pierre Fontaine, ordinaire des prêcheurs, préfet de la mission du même ordre, en l’île Guadeloupe et autres adjacentes en Amérique soumises au roi très chrétien, etc.”. 3. Francesco Barberini (1597-1679) nommé cardinal en 1623 par son oncle, le pape Urbain VIII. 4. Jean Lupus, notaire de l’Inquisition à Rome. 5. Decio Azzolino (1623-1689) a été élevé à cette dignité par Innocent X, en 1654. 6. “Décret de la sacrée Congrégation de la Propaganda Fide du 13 mai 1658. Selon la relation de l’éminentissime cardinal Alzolini, la sacrée Congrégation a nommé préfet des missions des frères de l’ordre des prêcheurs dans l’île de la Guadeloupe et autres adjacentes en Amérique soumises au roi très chrétien, avec les habituels facultés et privilèges pour sept ans, le frère père Pierre Fontaine, de la mission du même ordre, demeurant dans les parties depuis de nombreuses”. 119

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Dominique de grossir des volumes de ces matières, s’arrêtant à faire et non pas à noircir du papier. Je me contenterai donc de inir cette seconde partie par un extrait d’une lettre adressée au souverain père Innocent X1, laquelle apportée de Rome, et depuis peu traduite en notre langue et imprimée à Paris2, m’est tombée heureusement entre mains et ce pour faire voir qu’encore que nos pères n’écrivent point récemment de la Chine et de la Tartarie, ils y travaillent plus que d’autres qui en écrivent des merveilles imaginaires. Les bénédictins et toutes les congrégations qui en dépendent dedans la Chine, n’ont pratiqué, pour instruire les néophytes, que des méthodes très saintes. Les pères augustins, dominicains, franciscains et les carmes ont, comme troupes angéliques dedans la Chine, bien épouvanté le Belial 3. Les religieux de saint Dominique et de saint François travaillent si utilement à établir la foi que depuis 75 ans qu’ils ont rentré dedans la Chine, les Chinois leur ont fait soufrir les plus rudes traitements, jusqu’à les faire fouetter, souvent bannir et plusieurs mourir. Et de tant de maux et de tortures, j’ai toujours conçu bonne espérance de l’établissement de la foi parmi les peuples de ce grand empire de la Chine, où plusieurs croient et adorent Jésus-Christ cruciié4. Le reste de cette lettre ne faisant rien touchant notre matière, il n’est pas à propos de le rapporter. N’ayant reçu l’extrait des facultés concédées par notre Saint-Père, le pape Alexandre VII, dont le titre est dans une des prochaines5 pages précédentes, qu’après l’impression de cette partie, j’ai jugé à propos de les insérer ici au long, pour l’intelligence d’icelles et pour la satisfaction d’un chacun6. 1. Administrandi omnia Sacramenta, etiam Parochialia, Ordine et Conirmatione exceptis, et quoad Parochialia, in Dioecesibus ubi non erunt Episcopi, vel Ordinarii vel eorum Vicariiÿ, vel in Parochiis ubi non erunt Parochi, vel ubi erunt, de eorum licentia. 1. “Cette lettre se trouve à présent imprimée à Cologne en l’an 1655 dans le livre d’un savant théologien nommé homas Hurtado” [N.d.a]. Le franciscain Tomás Hurtado (1589-1659) est auteur d’un ouvrage intitulé : Resolutiones orthodoxo-morales scholasticae, historicae de vero unico… Martyrio Fidei… quibus junguntur digressiones… de Chori antiquitate, Coronis, tonsurius. Cologne, 1655. 2. Lettre de l’illustrissime Jean de Palafox de Mendoza, evesque d’Angelopolis dans l’Amerique, & doyen du Conseil des Indes, au pape Innocent X. Contenant diverses plaintes de cet evesque contre les entreprises & les violences des Jesuites, & leur maniere peu evangelique de prescher l’Évangile dans les Indes occidentales. Du 8. janvier 1649. Traduit sur l’original latin par Robert Arnauld d’Andilly, Paris, 1659. 3. “Dans l’article 36 de la lettre” [N.d.a]. La lettre est publiée dans La théologie morale des jésuites et nouveaux casuistes … Cologne : Nicolas Schoutes, 1699 ; ici il s’agit de l’article 36 p. 18-19 de la lettre de Juan de Palafox de Mendoza. Le Belial est le démon des ténèbres et de l’impiété. 4. “Dans l’article 144 de la même lettre” [N.d.a]. Idem, art 144, p. 63. 5. Proches. 6. “La coutume des pères dominicains est de faire renouveler souvent leurs privilèges, selon l’axiome, quando non multum diicilis est recursus ad summum pontiicem” [N.d.a]. 120

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2. Absolvendi ab Haeresi et Apostasia a Fide, et a Schismate quoscumque, etiam Ecclesiasticos tam Seculares quam Regulares ; non tamen eos qui ex locis fuerint ubi sanctum Oicium exercetur, nisi in locis Missionum in quibus impune grassantur haereses, deliquerint  ; nec eos qui judicialiter abjuraverint, nisi isti nati sint ubi impune grassantur haereses, et post judicialem abjurationem illuc reversi, in haeresim suerint relapsi, et eos in foro conscientiae tantum. 3. Absolvendi ab omnibus Casibus Sedi Apostolica reservatis, etiam in Bulla Coenae Domini contentis. 4. Absolvendi et dispensandi a Simonia, non tamen reali, nisi dimissis beneiciis et fructibus ex eis male perceptis, arbitrio Sanctitatis suae restitutis, si facilis erit recursus ad Sedem Apostolicam : si vero diicilis, vel ob distantiam locorum, aut alias causas, etiam in reali, dimissis beneiciis, et super fructibus male perceptis injuncta aliqua eleemosyna vel poenitentia salutari arbitrio Dispensantis, vel etiam retentis beneiciis si fuerint Parochialia, et non sint qui Parochiis praeici possint. 5. Tenendi et legendi, non tamen aliis concedendi, Libros haereticorum vel inidelium, de eorum religione tractantium, ad efectum eos impugnandi, et alias quomodolibet prohibitos, praeter opera Caroli Molinai, Nicolai Machiavelli, ac libros de Astrologia judiciaria principaliter aut incidenter, vel alias quovis modo de ea tractantes  ; ita tamen ut libri ex illis Provinciis non eferantur. 6. Celebrandi Missam quocumque loco decenti, etiam sub die, sub terra, una hora ante auroram, et alia post meridiem : bis in die si necessitas cogat, si tamen in prima Missa non sumpserit ablutionem, et super Altari portatili, etiam fracto, aut laeso, et sine Sanctorum reliquiis, et prasentibus haereticis, aliisque excommunicatis, si aliter celebrari non possit, et non sit periculum sacrilegii ; dummodo inserviens Missae non sit haereticus vel excommunicatus. 7. Dispensandi vel commutandi Vota simplicia, etiam Castitatis ex rationabili causa, in alia pia opera, non tamen Religionis. 8. Dispensandi in foro conscientia super irregularitate ex delicto occulto proveniente, et non deducto ad forum contentiosum, non tamen ex homicidio voluntario, aut Bigamia. 9. Dispensandi in tertio et quarto Consanguinitatis et Ainitatis simplici et mixto, et in secundo, tertio et quarto mixtis  ; non tamen in secundo solo, quoad futura matrimonia ; quo vero ad prateriia, etiam in secundo solo cum his qui ab haeresi vel inidelitate convertuntur ad Fidem Catholicam, et in praedictis casibus prolem susceptam declarandi legitimam. 10. Dispensandi super impedimento Criminis, neutro tamen conjugum machinante, ac restituendi jus petendi debitum amissum. 11. Dispensandi super impedimento publica honestatis justitia ex sponsalibus proveniente. 12. Dispensandi in impedimento Cognationis spiritualis praterquam inter levantem et levatum. 13. Hae vero Dispensationes matrimoniales, ultima, nona, undecima et duodecima 121

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non concedantur, nisi de consensu Episcoporum, si ibi erunt, et cum clausula dummodò mulier rapta non fuerit, vel si rapta fuerit, in potestate raptoris non existat : et in dispensatione tenor hujusmodi facultatum inseratur, cum expressione tempore ad quod fuerint concessae. 14. Dispensandi cum Gentibus et Inidelibus plures uxores habentibus ; ut post conversionem et baptismum quam ex illis maluerint si etiam ipsa idelis iat, retinere possint, nisi prima voluerit converti. 15. Concedendi Indulgentiam plenariam primo Conversis ab haeresi, atque etiam idelibus quibuscumque in articulo mortis, saltem contritis, si coniteri non poterunt. 16. Concedendi singulis Dominicis, et aliis diebus festis decem annorum Indulgentiam, iis qui ejus Concionibus intervenerint, et Plenariãm iis qui praevia Sacramentali peccatorum suorum Confessione Eucharistiam sacram sument in festis Natalis Domini, Paschatis, et Assumptionis beatissimae Virginis. 17. Lucrandi sibi easdem Indulgentias. 18. Singulis secundis feriis non impeditis oicio novem Lectionum, vel eis impeditis, die immediate sequenti celebrando Missam de Requiem in quocumque Altari, etiam portatili, liberandi Animam secundum ejus intentionem a Purgatorii poenis per modum sufragii. 19. Deferendi sacratissimum Sacramentum occulte ad inirmos sine lumine, illudque sine eodem retinendi pro eisdem inirmis, in loco tamen decenti, si ab haereticis aut inidelibus sit sacrilegii periculum. 20. Induendi vestibus secularibus, etiam si fuerint Regulares, si aliter vel transire, vel permanere non poterit in locis Missionum. 21. Recitandi Rosarium vel alias preces, si Breviarium secum deferre non poterit, vel divinum Oicium recitare non valeat. 22. Benedicendi Paramenta et alia utensilia ad Sacriicium Missa necessaria, ubi non intervenit unctio : et reconciliandi Ecclesias pollutas, aqua ab Episcopo benedicta ; et in casu necessitatis etiam aqua non benedicta ab Episcopo. 23. Communicandi supradictas Facultates sociis suis in Missione. 24. Utendi eisdem Facultatibus in locis suae Missionis. 25. Ut praedicta Facultates gratis et sine ulla mercede exerceantur ; et ad septennium tantum concessae intelligantur1.

1. Cf. Bertrand, Paul [dir.]. Recueil des constitutions et des privilèges apostoliques de l’ordre des dominicains, in cartulR - Répertoire des cartulaires médiévaux et modernes. Orléans : Institut de Recherche et d’Histoire des Textes, 2006 (Ædilis, Publications scientiiques, 3). 122

TROISIEME PARTIE Du naturel, religion, mœurs et funérailles des Sauvages, Caraïbes, Galibis, Aloagues et Oüarabiches CHAPITRE I De la religion des Sauvages : Caraïbes, Aloagues, Galibis, Samaïgotes, Ariotes et Oüarabiches Les Sauvages, dont presque toute la Terre Ferme et les îles Amériques fourmillent, empruntent le nom des déserts, des terres, des montagnes et des lieux où ils ont pris naissance, où ces nations vivent sans foi, sans loi, sans conversation civile. Et roulant ainsi leurs années dans les ombres de la mort de l’inidélité et dans les grandes routes du libertinage, ne nous laissent aucune espérance de leur salut, conformément à la doctrine du grand apôtre qui tranche en deux mots cette vérité : “Que comme ceux qui auront péché par la loi périront par la loi comme des enfants d’ire et que ceux qui auront erré dans l’ignorance de la loi seront jetés dans la voirie de l’enfer, comme vases indignes d’être placés dans le palais du roi du ciel” ; n’ayant pas aimé, servi et adoré cet auteur de l’univers, dont les œuvres admirables leur donnaient des connaissances suisantes de sa grandeur. À présent qu’on les catéchise plus qu’à l’ordinaire, à cause des établissements dedans ces terres, ils sont la plupart plus subtilisés, et lorsqu’on les presse de s’attacher à l’instruction et d’y bien penser pour être baptisés et enin aller avec Dieu. Ils nous répondent souvent : “Baba yropponty catou nicherixc balanaglé oüaoüg cherixc. Inoucatiti Mabohia oüaoone”1, c’est-à-dire “père, il faut avouer que le Dieu des chrétiens est bien meilleur que le nôtre, le diable nous est bien méchant et nous traite étrangement”. “Manalehempti haooné balanaglé oüaoüary”2. “Les chrétiens ne sont pas maltraités comme nous”. Mais enin l’appréhension que ces idolâtres ont des supplices et des étranges cruautés desquels ils sont épouvantés et souvent aligés par le Mabohia, les captive3 sous sa tyrannique domination. “Le Dieu des chrétiens (disent-ils) est bon. Il ne fait point de mal mais il nous faut apaiser Mabohia, pour éviter les traits de ses furies”. 1. Dictionnaire de Rochefort, “Yropponty”  : “iroponti”, bon. “Nicherixc balanaglé”  : le dieu des chrétiens. 2. Dictionnaire de Breton, “balanaglé” : Français, chrétien. 3. Retient prisonniers. 123

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CHAPITRE II Naissance des hiches1 des Sauvages L’oisiveté étant la mère de tous les vices, la nourrice de l’impiété, l’amorce et l’allumette de la brutalité, et l’entretien de tout le libertinage, comme l’expérience le fait voir, à notre grand regret, dans le christianisme, aussi bien que parmi les idolâtres, il ne faut pas s’étonner si les terres des résidences des Sauvages sont les lieux de retraite à tous les vices et le repaire de toutes les impuretés auxquelles ils peuvent s’attacher. Car la polygamie y est si commune qu’un homme a plusieurs femmes ; et les mariages du père avec la ille, et les cousins germains avec les plus proches, sont les plus fréquents parmi eux ; et le frère, outre ses autres femmes, prenant toujours la place de son frère décédé, s’associant sa belle-sœur si bon lui semble. D’où nous pouvons bien conjecturer que de l’aspersion des juifs2 ces païens sont provenus. Ces Indiens ont encore coutume d’avoir des femmes pour leur divertissement, ou pour les trouver quand ils vont en guerre, ou à la chasse. Où il est à remarquer que ces femmes ont une haine immortelle entre elles et ne se parlent jamais, la jalousie étant la cause de ce désordre. Quand il arrive donc que la femme de la case de la demeure du mari est accouchée, elle se lève, porte son enfant à la mer, puis le baigne dans l’eau douce et, de retour à la case, le mari se couche dans un hamac de coton et là se plaint, s’échaufe le ventre de vieux haillons à demi brûlés, crie, se lamente se frottant le corps, et fait mille grimaces et autant de postures qu’une pauvre jeune femme au moment accouchée. Et alors tous les voisins du carbet3 arrivent, le plaignent, disent qu’il a bien travaillé d’avoir produit ce bel enfant au monde et convient tous sa femme de le solliciter4. Et ainsi, après quatre ou cinq jours de cette folie, suit une diète plus que suisante pour un malade neapolitain5. Et après une lune d’abstinence, on le pique et on le serre si fort avec des pointes de dents d’agouti6 qu’on le saigne de toutes parts et ce (disent-ils) pour la santé de l’enfant nouveau-né. Pour le naturel, nos Sauvages et les autres Indiens des Terres Fermes sont assez afables mais d’ailleurs il ne les faut point choquer, ni contrecarrer leurs opinions, ains7 aller doucement pour les gagner, vu qu’étant contraires à tous les sentiments de l’Évangile, ils ne savent jamais pardonner quand une fois ils ont été ofensés, 1. “Hiche, en langue indienne communément veut dire, enfant” [N.d.a]. Dictionnaire de Breton, “cheu, enfant ; on traite d’enfant tous les jeunes gens, parents ou non” ; “niankeili, niankeinum, petit enfant”, 2. La dispersion des juifs. 3. “Carbet est pris en ce lieu pour une espèce de village” [N.d.a]. 4. Prendre soin de lui. 5. Malade napolitain, qui est atteint de syphilis. 6. “Agouti, espèce de lapin” [N.d.a]. Cf. Rochefort, Charles de, op. cit., liv. I, chap. XII, 4. 7. Mais. 124

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ni moins encore se réconcilier comme il faut, comme la loi naturelle et la divine justice le demandent1.

CHAPITRE III De l’éducation des Sauvages et de leurs mariages L’éducation des enfants sauvages est si déplorable qu’il vaudrait mieux n’en parler point que d’en dire un seul mot. C’est pourquoi, pour satisfaire seulement à la curiosité et nous obliger à rendre grâce à l’auteur de la nature de nous avoir donné jour dans le christianisme, je dirai seulement que comme les mères indiennes n’ont point de plus ordinaire inquiétude que pour leurs enfants, aussi sont-elles toujours en larme pour leur respect car à peine peuvent-elles les perdre de vue, les ayant continuellement avec elles, soit dans leurs assemblées de grands vins2, ou en guerre, se servant d’une espèce d’écharpe de coton, sur laquelle l’enfant est d’ordinaire porté par sa mère. Mais comme il croît en âge, aussi devient-il plus stupide, grossier et bête, vu qu’il n’est point du tout instruit et sa malice prenant de plus forte racine avec ses années, à cause que les pères et les mères ne les châtient jamais et les laissent faire tout ce que bon leur semble. Et s’ils ont quelque exercice, c’est de faire des arcs, des lèches et des massues ou boutou, les femmes des hamacs ou branles de coton pour le dormir, n’ayant point toutefois d’heure réglée à aucune fonction, mais seulement selon le caprice ou fantaisie. Lorsque ces enfants ont atteint l’âge de dix-sept à dix-huit ans, le père fait un grand ouycou3, où plusieurs païens se rencontrent et là ce garçon paraît devant un ancien, qui lui fait une harangue à sa mode, l’exhorte de ne pardonner jamais à aucun ennemi de leur nation et puis, lui rompant sur la tête la tête d’un vautour, ou manssenit4 vivant, il l’écorche en divers endroits avec des dents d’agouti et puis, après le jeûne rigoureux d’une lune, il est ainsi jugé généreux, quoique souvent le plus lâche de tous les hommes. Pour le mariage Toutes ces nations idolâtres sont autant de martyrs du diable car les illes promises par un père à un garçon, on les fait jeûner rigoureusement une lune et puis publiquement dans leur grand ouycou, découpées par tout le corps avec des dents d’agouti et, ces douleurs passées, la ille est donnée au garçon par le père, en

1. “Amen dico vobis, diligite inimicos vestros, et benefacite iis qui oderunt vos. Math. c. 5” [N.d.a]. Mt, V, 44 : “Eh bien ! moi je vous le dis : Aimez vos ennemis, et priez pour vos persécuteurs”. 2. Grandes fêtes. 3. Boisson faite à partir de galettes de manioc mâchées par les femmes du village. 4. Mansphénix ou mansphoenix : petit oiseau de proie ; cf. Rochefort, Charles de, op. cit., liv. I, chap. XV, 16. 125

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ces termes : “Axc baïobouca taboütta coubai” : c’est-à-dire ; “Tiens voilà ta femme, prends-la et t’en va”. Mais il est à remarquer que le père avec sa ille, le frère avec sa sœur, le neveu avec sa tante se marient, ne connaissant aucun degré prohibé parmi eux. Or le soin de la femme mariée est de faire le pain de cassave, le maby1, roucou, c’est-à-dire tous les matins au lever du soleil oindre son mari2 d’huile de palmiste3 détrempé avec du roucou, depuis la tête jusqu’aux pieds en toutes les parties du corps, et ce à cause qu’étant nus, les moustiques et maringoins4 du pays ne les approchent point pour les piquer ou incommoder, cette pommade les garantissant contre ces petites bêtes de ces contrées.

CHAPITRE IV Du grand vin, ou de la réjouissance d’ouycou des Sauvages et de ce qui s’y passe Saint Paul5 parlant du monde déclare les mauvais chrétiens ennemis de la croix de Jésus-Christ vu qu’au lieu de l’adorer, gloriier son nom et de reconnaître Dieu auteur et conservateur de tous les êtres, les libertins adorent un Dieu imaginaire6, font une divinité de leur ventre rempli de viande et de fourrage, la plus sale et la plus abominable idolâtrie du monde (comme a dit l’apôtre), les méchants offrant en abondance tout ce qu’ils trouvent de plus délicat, les cabarets étant leurs temples, les tables leurs autels et les boufons leurs coadjuteurs, bref Saint Paul déplore leur damnation en ces mots : Multi ambulant quos saepe dicebam vobis, nunc autem et lens dico inimicos Crucis Christi, quorum Deus venter est, et gloria in confusione ipsorum.7 D’où je vois qu’il faut que les barbares entrent en parallèle avec ces misérables, sinon que les uns pèchent par malice et les autres par le malheur de leur naissance dans la gentilité car tous ces peuples sarrasins n’imputent jamais à aucune faute de s’ivrer et, si les Sauvages le font, c’est d’autant que la liqueur leur semble plus douce et agréable, combien que ce ne soit que de l’eau bouillie avec leur cassave ou patates. Ces réjouissances d’ouycou, que d’autres appellent assemblées, ou grands vins des Sauvages, se font souvent. Premièrement quand ils coupent pour la première 1. Sorte de bière faite à base de patates douces. 2. “Le mari n’a aucun soin” [N.d.a]. 3. Cette huile est extraite des noyaux des fruits du palmiste (franc ou épineux) et sert à diluer le roucou ; cf. Dictionaire de Breton, op. cit., p. 130. 4. Encore appelés cousins ou moustiques. 5. Paul de Tarse (ca 8-ca 67). 6. “Juste plainte de saint Paul” [N.d.a]. 7. “Philip. 3” [N.d.a]. Ph, III, 18-19 : “Car il en est beaucoup, je vous l’ai dit souvent et je le redis aujourd’hui avec larmes, qui se conduisent en ennemis de la croix du Christ : leur in sera la perdition ; ils ont pour dieu leur ventre et mettent leur gloire dans leur honte ; ils n’apprécient que les choses de la terre”. 126

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fois les cheveux à leurs enfants au milieu de l’assemblée, chaque famille pratiquant cette cérémonie, quand ils font un mariage d’une femme de demeure ordinaire de la case du mari, quand ils déclarent quelqu’un capable d’aller à la guerre, quand ils abattent du bois pour ménager une nouvelle habitation et quand on célèbre le caramemo, ou consulte1 de Mabohia, et des rioches2 par les boyés pour la guerre, ou maladie de quelque compatriote. Or cette assemblée se fait de cette manière. Deux ou trois cents sauvages, hommes, femmes et enfants, s’assemblent au carbet où se fait le vin, après y avoir été conviés par celui qui veut traiter ses amis, auxquels les sauvagesses de sa famille portent une cassave à chaque case, avec une calebasse d’ouycou, ce qu’étant fait les invités arrivent chargés de poissons boucanés et de vaisseaux pleins de liqueur et, tous assis, chacun faisant sa pimentade, se gorgent et se remplissent de vivres, jusqu’à se vider plusieurs fois, commençant cette belle cérémonie à la petite pointe du jour et ne la terminant que trois et quatre jours et nuits étant écoulés. C’est dans ces débauches (aussi bien que les mauvais chrétiens dans les cabarets) où l’on se massacre, l’on se tue, où l’on commet quantité de désordres et où la fureur et la rage éclatent contre leurs ennemis. C’est là où la folie est dans son empire. Les vieux, les jeunes, tous ensemble, contrefaisant mille postures indécentes et y commettant tous les crimes les plus énormes, s’étreignent pour se faire rendre gorge3 les uns les autres et pour recommencer leur diabolique solennité. C’est dans ces grands vins que les anciens renouvellent toujours leurs plaintes et animent les jeunes à se souvenir des inhumanités non seulement des Espagnols contre tous les Sauvages du Pérou4, mais encore comme les Français pareillement sont venus prendre leurs terres, ont tué leurs parents et ont massacré leurs amis. Et ces vieillards et vieilles sauvagesses allument tellement le feu, la colère et la haine dans le cœur des jeunes barbares que, grinçant des dents, pleurant de rage et de furie entendant ces contes, ils prennent de cruelles résolutions en signe desquelles, en présence de cette multitude d’inidèles, ils éclatent d’un cri épouvantable. “Nitoüarmeen homan nirahin apranahely xcirssen hiquise hocoucily nabanaboüy homan naoossé toucaxcoüa nhanhatioüa loüary oucaïra”, c’est-à-dire, souvenez-vous, mes enfants, que les chrétiens ont tué nos amis, que leur cruauté vous a ôté vos pères, qu’ils nous ont pareillement chassés de notre terre. C’est à vous à qui appartient la vengeance et vous en devez faire paraître vos ressentiments et vos regrets. Alors ces jeunes Indiens, l’arc en main, prenant la lèche et frappant du pied tirant en l’air, s’entre-crient5 à pleine tête : “Si homy ouaman balanaglé cabogné 1. Consultation. 2. Chevillard déinit, quelques lignes plus loin, les rioches comme étant “une espèce de marionnettes de France, ou marmousets de coton”. Il pourrait s’agir des zémis, sortes d’“idoles” en coton, en pierre ou en bois. 3. Se faire vomir. 4. Ici terme générique désignant l’Amérique. 5. Crient les uns sur les autres. 127

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coatigou ocaïra ouagou”1, tuons donc les Français qui ont habité notre terre. Bref c’est dans ces grands vins que se prennent les arrêts décisifs des guerres contre les chrétiens, où un des anciens de la bande fait de plus harangue en cette brutale compagnie de païens assemblés à ce sujet.

CHAPITRE V De la police Sauvages, et de leurs guerres À dire le vrai, je m’égare de vouloir écrire la police des Sauvages, puisque les familles les plus nombreuses et peuplées ne craignent rien, ne reconnaissant point ni monarque ni souverain, point de magistrat, aucune loi ni dépendances, les uns et les autres vivant selon la pente et où le naturel les convie. Or quoique nos Sauvages, aussi bien que ceux de la Terre Ferme, qui surpassent en peuple toutes les plus grandes monarchies du monde, ne donnent jamais aucun combat ouvert, ni en campagne, ni en mer, mais seulement par surprise à l’heure inopinée, mettant pied à terre au petit jour, ou bien au clair de la lune, si est-ce néanmoins qu’ils ne laissent pas de tuer de leurs ennemis et de brûler des cases à la faveur de leurs lèches, au bout desquelles ils mettent du coton ardent et, poussant la lèche en haut venant à tomber sur les roseaux qui couvrent la maison, le feu prend incontinent dedans. Si toutefois ils se voient surpris, auraient-ils fait deux cents lieues, ils tournent le dos et mettent la pirogue à la voile2, si le temps le permet, ou courent le bois. Les seuls Anglais de la Nouvelle-Angleterre et des îles où ils habitent succombant par leur lâcheté naturelle aux cruautés de nos Caraïbes, vu que c’est assez pour faire fuir trente Anglais que de leur dire que dix Sauvages l’arc en main, les suivent en queue. Si je ne craignais encore d’être prolixe en cette matière des mœurs des Indiens, je traiterais au long ce qui regarde leur caramemo, qui est une consultation du diable Mabohia, sur l’événement de leurs guerres ou maladies. Ils font ce caramemo après un grand vin, dans une case purgée d’immondices, en laquelle (au milieu de la nuit) quatorze à quinze des plus anciens de la famille se trouvent, et sept à huit vieilles magiciennes sauvagesses avec un boyé, lequel est un homme ou une femme dédiés par quantité d’efusion de sang, et un jeûne rigoureux d’une lune entière, à Mabohia. Or le plus vieux3 boyé ayant fait écarter toutes sortes de feux autour de la case, où il ne se peut voir en aucune manière apparence de lumière, invoque le démon et, la case et la terre du lieu s’ébranlant, s’entend une voix enrouée, par laquelle on leur demande quelle est leur intention et, ces misérables ayant proposé la question, ce prince des ténèbres sans être vu fait entendre ses résolutions, leur promettant tout avantage sur leurs ennemis, et spécialement sur les chrétiens, pourvu qu’ils ne permettent point l’entrée de leurs terres aux 1. Dictionnaire de Breton, “balanaglé” : Français, chrétien. 2. “Remarque” [N.d.a]. 3. “Vieil”. 128

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prédicateurs du baptême et de la loi de Jésus-Christ. Quelquefois ce démon se fait entendre par la bouche des rioches4, qui n’est autre chose qu’une espèce de marionnettes de France, ou marmousets5 de coton. Si cependant il arrive qu’après une consultation sur la maladie d’un Sauvage, Mabohia les assure d’une suite mortelle, ils abandonnent tous le malade et le laissent mourir mille fois de misère avant le dernier coup de la mort, le diable tenant ainsi ces pauvres misérables dans ses liens.6 Je dirai, avant inir ce chapitre, que (contre le sentiment de Mabohia qui divertissait les parents en les menaçant d’une prompte mort), nos pères ayant baptisé plusieurs enfançons moribonds, il en a maltraité leurs pères et mères mais les baptisés et vraiment convertis, il ne leur fait aucun tort, la grâce étant un fort inaccessible et un rempart qui fait digue à ses tyrannies. Du traic des Sauvages Quant au traic des Sauvages et leur emploi, il se doit plutôt nommer une vie languissante qu’un divertissement ou pratiques raisonnables, vu que leur passetemps est de boire, manger, dormir, se baigner et se regarder les uns les autres pendant que l’on fait la cassave, comme c’est l’ordinaire tous les matins, pour la subsistance du corps, ou de se couper la barbe avec des feuilles coupantes, ou faire quelquefois des massues, des arcs et des lèches. Il est vrai qu’à présent ils traitent avec les navigateurs et marchands des branles ou hamacs de coton, lits de tente, du caret, nommé en France de l’écaille de tortue, des cordes, de pites7, ilasses8 du pays, des perroquets, de ces beaux grands oiseaux, aras et canivets9. Les femmes toutefois sont plus sujettes à la maison, car elles ont soin de la case et de leurs enfants, leurs maris ne se mêlant de rien que ce qui regarde leur satisfaction.

CHAPITRE VI De la mort et dernière cérémonie des Sauvages Encore que nos Sauvages soient d’une disposition forte et que dans leurs maladies ils ne cherchent de remèdes que le suc de quelques herbes, ou application de quelque composé jugé bon par expérience, si est-ce toutefois que contre la mort il n’y a point de remède. Car lorsqu’une qualité a l’avantage et prédomine excessivement, il faut que le 4. 5. 6. 7. 8.

“Rioche” [N.d.a]. Petites igures grotesques. “Le démon n’a pas perdu ses connaissances naturelles, mais seulement la grâce” [N.d.a]. Nom américain de la ilasse, surtout celle que l’on prépare avec des feuilles d’agaves. Fibres végétales. Amas de ilaments tirés de l’écorce du chanvre ou du lin, qui, mis sur la quenouille, donne le il à l’aide du fuseau. 9. Sorte de perroquet des Antilles. 129

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corps succombe, étant véritable le dire du docte Salerne1 qu’il n’y a point de jardin de simples qui ait une herbe dont la vertu conserve éternellement la vie : Contra vim mortis non est medicamen in hortis2. Outre que prenant l’afaire dans le fond, l’arrêt du ciel a déterminé que l’homme quitterait cette vie pour passer à une autre3. Malheureuse, déplorable et funeste s’il a passé ses jours dans le libertinage, s’il a vécu dans les ténèbres du péché et est mort hors la grâce de Dieu, vie délicieuse et glorieuse s’il s’est servi des moyens pour sauver son âme dans l’éternité4. Ces pauvres infortunés étant donc malades et le Mabohia consulté par le moyen d’un boyé (comme nous avons remarqué dans les chapitres précédents), ils apprennent l’arrêt de la vie ou de la mort, le diable n’ayant rien perdu de ses connaissances pour les sciences naturelles. Or la maladie la plus commune de ce pays se nomme aia, epian5 ou, pour clairement s’énoncer, la maladie vénérienne, appelée de la médecine6 le mal certain, dans son point le plus malin. Les enfants des Indiens la portent souvent dès le ventre de leur mère et c’est de ces terres qu’est provenue la grosse vérole7. Premièrement aux Espagnols qui retournèrent du premier voyage de Christophle Colom et, les ayant beaucoup pratiqués, les Napolitains par leur libertinage criminel l’ont contractée et apportée par toute la terre. Il est vrai qu’ils se guérissent supericiellement l’espace de plusieurs années par leurs remèdes réitérés mais, le sang se pourrissant, et le corps infecté, la malignité de cette sale maladie est la cause extrême de leur mal, récompensé par la perte de leur vie. Un Sauvage donc ayant expiré, les voisines entrent dans sa case, y parfument et parent le corps, ou bien lui font promptement une autre case de la largeur des plus grands colombiers de France. Là ces femmes l’ensevelissent dans un hamac ou lit de coton tout neuf et, la fosse faite, les autres barbares des carbets avertis ne manquent jamais de se rendre à la sépulture de leur compatriote où, arrivés, les plus anciens entrent dans cette case et les autres l’environnent ; mais pour les vieilles sauvagesses8, ils entrent, prennent le corps, le posent en son séant dans la 1. Le Maître de Salerme ou Salernus Magister (XIIe siècle) est l’auteur d’une Tabula de virtutibus et operationibus medicinarum. 2. Contre la puissance de la mort, il n’y a pas de remède dans les jardins. 3. “Necesse est hominibus semel mori” [N.d.a]. “Il est nécessaire que les hommes meurent”, Cf. He, IX, 27 : “Et quemadmodum statutum est hominibus semel mori, post hoc autem judicium”, “Et comme les hommes ne meurent qu’une fois, après quoi il y a un jugement”. 4. “Et qui bona egerunt ibunt in vitam aeternam : qui vero mala, in ignem aeternum. S. Ath. in Symbole” [N.d.a]. “Ceux qui ont bien agi iront dans la vie éternelle, ceux qui ont mal agi dans le feu éternel”, extrait du Symbole d’Athanase ou Quicumque, attribué à Saint Athanase. 5. Tréponématoses endémiques des zones tropicales ou équatoriales humides. Le pian provoque une infection cutanée pouvant entraîner très souvent des lésions osseuses. Comme le fait Chevillard, cette maladie a souvent été confondue avec la syphilis, 6. “Medicina, apud gale num vocatur consensus multorum medicorum. Ambroise Paré” [N.d.a]. Pour A. Paré, que suit Chevillard, la syphilis est la manifestation de “l’ire de Dieu, lequel a permis que cette maladie tombât sur le genre humain pour réfréner leur lascivité et débordée concupiscence”. 7. Syphilis. 8. Le texte n’est pas très clair. 130

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fosse, assis sur ses talons, les deux coudes sur les paumes de ses deux mains, et l’escabeau sur lequel il s’assoit pendant sa vie est mis sur sa tête. Mais si c’est une femme, on lui met une marmite de terre en signe de maîtresse de la maison. Où pendant cette cérémonie plusieurs femmes couchées autour de la fosse crient, hurlent, soupirent, se lamentent et les yeux au ciel, versant quantité de larmes, elles disent toutes d’une voix ces mots : “Aoüeherlan oüaouary catajouaba libapouh nemensirelebohien vibaraturih boiegeu”1. Où les maris témoignant leur deuil par leurs larmes frottent les épaules de leurs femmes et, sans proférer aucune parole, leur font signe d’une main de se consoler. Ces complaintes apaisées, on couvre la fosse de planches élevées de deux pieds au-dessus du corps et, ayant jeté beaucoup de terre sur ces ais2, ils apportent tous les meubles du défunt, comme arcs, lèches, boutou, petits paniers, hibichets et autres béatilles3 des Caraïbes, et tuent de plus ses esclaves, s’il en a, ne manquant jamais à cette cérémonie quelque part qu’ils soient aligés de la mort de leurs compatriotes. Pour les enfants, à la mort de leurs pères, ils se coupent leurs cheveux et jeûnent une lune au pain et à l’eau, crainte qu’une des âmes du père mort ne leur apportât quelque malheur, croyant avoir deux âmes et que la première va au ciel avec un Dieu bon, pour la régaler à jamais, et l’autre devient un Mabohia ou démon, qui cause toutes sortes de funestes succès à leurs entreprises. Bref on entretient le feu jour et nuit sur la fosse pendant un an entier et, au bout de l’an, les parents du défunt convoquent et invitent souvent jusqu’à trois et quatre cents Indiens pour faire les dernières cérémonies, jeter les derniers soupirs pour le mort et se réjouir à un grand vin qu’ils font en sa mémoire et là se soûlent, se tuent et commettent leurs ordinaires brutalités en pareilles occasions. D’où l’on peut conjecturer les soins et le travail qu’il faut apporter pour la conversion de ces pauvres gentils.

Des Nègres ou Mores esclaves dans l’Amérique

Ces Noirs, nommés en France Éthiopiens, servent d’ordinaire dans toutes ces terres, suivant les maximes4 de l’ancienne et Nouvelle-Espagne, où il y en a un nombre presque inini. Et quoiqu’à milliers, ils sont souvent accablés sous les terres éventrées des mines d’or et d’argent du Pérou et autres quartiers où sa majesté catholique fait continuellement travailler et y trouve sa plus grosse et grasse subsistance, les galions étant les plus riches moissons que l’on puisse cueillir en Espagne, quand la bonté divine les conduit heureusement au port. 1. Breton dans son Dictionnaire, parle de ces voix de plainte des femmes, lors de la mort d’un Caraïbe : “Alliekeukeu ichaneùkélam nicotamain ioüinelam, f. Iyou noucouchouroura ahoetibou noaria”, p. 16. 2. Planches de bois. 3. Coliichets. 4. Règles. 131

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Les Noirs sont pris plus communément dans l’Afrique et dans quelques cantons de l’Amérique car on les amène de Guinée, d’Angole, du Sénégal, de Hoque1, du Cap-Vert, et plusieurs autres, tous diférents d’idiomes, comme aussi de diverses nations. Nous remarquons que les Noirs du Cap-Vert ont quelque teinture du mahométan, mais que rarement ils ont entendu le marabout2, étant d’ailleurs d’un esprit si stupide, si matériel et si grossier que c’est une peine insupportable de les instruire, vu leur peu d’entendement et d’attache aux enseignements3. Mais les nations de Guinée et d’Angole sont d’un génie fort subtil, facile à apprendre la langue, à concevoir quand on les instruit et bons chrétiens quand ils embrassent avec afection la religion. Tous les Nègres ont généralement une incommodité presque insupportable, étant un peu échaufés, car outre qu’il est bien diicile, quand ils sont au travail, de demeurer près d’eux et même de loin lorsqu’ils sont sur le vent des personnes, on connaît qu’il y a un Noir, vu la puanteur de bouc qui exhale de la sueur de leur corps et même aux dimanches, fêtes et autres jours d’instruction, le cœur manque quelquefois au milieu de cette multitude d’esclaves, j’en parle par expérience. Si la plupart des habitants soignent ces pauvres misérables, c’est souvent plutôt par intérêts que par charité, vu qu’ils ne sont pas seulement serviteurs perpétuels mais dans le véritable esclavage, puisqu’eux étant décédés, leur sang (je veux dire leurs enfants et tous les héritiers jusqu’à la dernière génération de leurs premiers esclaves)4 sont en qualité de bien foncier du maître, auquel ils sont en propre (payant les droits à son seigneur) les ayant acquis par son industrie et à la sueur de son corps, étant en son pouvoir de les rendre libres ou les tenir esclaves. Les Noirs venus dans les navires sont baptisés, après une suisante instruction, aux jours destinés à ce sujet adorable, et c’est dans les quatre principales fêtes de notre Seigneur, jours auxquels on baptise les néophytes avec toutes les cérémonies désignées par le rituel romain. À moins cependant d’une grande vigilance, ils sont d’ordinaire de la religion de leurs maîtres, la croyant meilleure. Pour leur naturel, la plupart ne se mettent pas en peine de changer de maîtres, et d’être vendus, l’indiférence étant leur plus grand apanage. De plus, les châtiments sont rudes dans l’Amérique pour les captifs ou engagés et il n’y a point plus de cruauté, parmi les barbares africains ou cruels Turcs qui usent des plus grandes rigueurs, qu’en ces îles, si les seigneurs gouverneurs n’y 1. Lieu non identiié. 2. Musulman se consacrant à la pratique et à l’enseignement de la vie religieuse. 3. Dès 1532, les autorités espagnoles ont prohibé le passage aux Indes d’esclaves noirs provenant du Cap-Vert, car ils sont, pour la plupart, musulmans. Ce qu’on leur reproche alors, c’est d’être “orgueilleux, désobéissants, agités, incorrigibles”, d’essayer de se soulever, de commettre de nombreux délits et surtout de transmettre à ceux qui, “originaires d’autres régions, sont paciiques et ont de bonnes coutumes”, leurs mauvaises manières de vivre, ce qui porte notamment “préjudice à Dieu” ; cf. cédule du 28 septembre 1532 in : Recopilación de leyes de los reynos de las Indias mandadas imprimir y publicar por la Magestad Católica del Rey Don Carlos III Nuestro Señor… [1691], Madrid, Imprenta Nacional, 1998, liv. IX, tit. 26, loi 19. 4. “Explication de l’esclavage” [N.d.a]. 132

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apportent l’ordre car le corps nu attaché à un post1, on le bastonne d’une telle manière que le sang ruisselle de toute part et puis pour empêcher les moustiques de causer des plaies, on les frotte d’eau détrempée avec du sel et du piment, ou poivre de Guinée. Et c’est ce qui met en horreur le nom de chrétien parmi ces Nègres, comme autrefois les cruautés exercées par les Espagnols envers les Indiens du Pérou, dont Barthelemy dellas Casas2, évêque de Chiapa et religieux de l’ordre de saint Dominique, écrit en sa lettre au roi d’Espagne3, en laquelle on lit que ce fervent prélat fut obligé de demander à sa majesté catholique une justice exemplaire de dix-huit chefs de la colonie espagnole, lesquels par leurs procédures avaient tellement mis en horreur le nom de chrétien qu’à ce seul mot les Indiens croyaient que Jésus-Christ était un Mabohia, auteur et fauteur de leur étrange tyrannie. De toutes ces vérités il faut conclure, que l’Église de Jésus-Christ étant fondée et cimentée sur son sang précieux, ayant trouvé même son accroissement dans le sang des martyrs, est comme une Béthulie4 battue, et non jamais abattue, une cité fondée sur le roc inexpugnable, une arche de Noé exempte du déluge, qui s’élève par la chute des eaux, un laurier toujours verdoyant à couvert des foudres, une semence qui fructiie au centuple, un phénix qui renaît de la cendre de la persécution, une salamandre qui vit dans les lammes, le buisson ardent qui ne consomme5 pas dans le feu, une arche d’alliance qui renverse les idoles et confond les idolâtres, bref, une angélique Judith, une charmante Esther et une belle et chaste Suzanne6 victorieuse tôt ou tard de ses ennemis. FIN. Nos autem praedicamus Christum, et hunc Cruciixum7 La glorieuse mémoire du défunt haut et puissant seigneur du Parquet et les bontés de madame sa femme envers les frères prêcheurs m’obligent de ne rien omettre pour ce qui regarde mon devoir et mes respects en cet endroit. C’est 1. Poteau. 2. Bartolomé de Las Casas (1474-1566), dominicain espagnol, auteur de la Brevísima relación de la destrucción de las Indias, édit. de A.Saint-Lu. Madrid : Catedra, 1995 [1552], dont s’inspire Chevillard. 3. “Père Pelprat, en la Relation de l’Amérique” [N.d.a]. Pierre-Ignace Pelleprat (1606-1667) est un missionnaire jésuite aux Antilles et sur le continent américain dès 1651 ; cf. Relation des missions des pères de la Compagnie de Jésus dans les Îles et dans la Terre Ferme de l’Amérique méridionale, texte établi par R. Ouellet. Québec : PUL, 2009 [1655], liv. I, chap. 6, p. 158 et chap. 8. 4. Béthulie, ville située à à l’ouest du lac Génésareth (Haute Galilée)  ; elle fut assiégée par les Assyriens dirigés par Holopherne et délivrée par Judith ; cf. Jdt, VII-XV. 5. Ne se consume pas. 6. Références à l’Ancien Testament  : Cf. les livres de Judith (Jdt), d’Esther (Est) et de Daniel (Dn, XIII). 7. “nous proclamons, nous, un Christ cruciié”, 1 Co, I, 23 133

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pourquoi pour montrer à la postérité les soins de haute et puissante dame Marie Bonnard1, générale du Parquet, dame mère, garde-noble2 et tutrice de ses enfants, je rapporterai idèlement sa lettre envoyée en France au père Jean Baptiste Feüillet3, dominicain à Paris, lequel avait été délégué de ladite dame et des habitants pour demander au nom des colonies de la Martinique, Sainte Alouzie, Grenade et Grenadins, la survivance pour la lieutenance générale à monsieur d’Esnembuc4, ils aîné du défunt général de ces îles. Voyage du père béni de Dieu, comme vous allez voir (après la lettre de madame, laquelle ne fait pas peu au sujet). Mais voyons avant les pompes funèbres du seigneur général, extraites de deux missives que j’ai reçues de la Martinique. On nous croit si barbares dans ces pays éloignés qu’on se persuade que nous n’y conservons plus ni civilité ni reconnaissance mais l’action où j’ai assisté comme témoin oculaire est une apologie de cette calomnie. Car à peine monsieur le général eut-il rendu l’âme, qui fut une heure après minuit, qu’on dépêcha promptement aux oiciers absents les ordres qu’ils devaient tenir le lendemain à l’enterrement de feu monsieur. Sur les neuf heures, quatre compagnies, deux du Carbet, une du Fort et une du quartier de la Case-Pilote, se rendirent dans la basse-cour du château5, elles se rangèrent sous les armes pendant qu’on porta le corps dans sa chapelle, où se célébrèrent beaucoup de messes. Sur les deux heures, on commença à sortir pour aller à l’église. 1. La compagnie de monsieur de la Garanne6 ; 2. celle du carbet ; 3. celle de monsieur d’Enembuc, conduite par monsieur le Vasseur7, enseigne, et enin la Colonelle, qui avait à sa tête monsieur de la Houssaye8, son lieutenant. Tous les tambours étaient couverts de drap noir, les soldats, au nombre de plus de six ou sept cents, le mousquet baissé et les piques traînantes. Ensuite marchait le clergé, composé de trois prêtres séculiers, 1. Marie Bonnard († 1659) est la femme de Jacques Du Parquet. À la mort de son mari, elle obtient la succession de la charge de gouverneur de la Martinique pour ses ils encore mineurs. 2. Droit qu’avait le survivant de deux époux nobles, de jouir du bien des enfants, venant de la succession du prédécédé, jusqu’à un certain âge des enfants, à la charge de les nourrir, entretenir et élever, sans rendre aucun compte. 3. Jean-Baptiste Feuillet (1625-1687), missionnaire dominicain à la Guadeloupe de 1651 à 1652, puis de 1655 à 1658. 4. Jean-Jacques Diel d’Esnambuc, sieur de Sorel, devient seigneur-propriétaire de la Martinique et de Sainte Alousie (Sainte Lucie) par héritage à la mort de son père, Jacques Diel du Parquet (neveu de Pierre Belain d’Esnambuc) en 1658. La même année, il est commis gouverneur et lieutenant général de la Martinique et Sainte Lucie. Le temps de sa minorité, cette charge est assumée par sa mère, Marie Bonnard, de 1658 à 1659, puis par son oncle, Adrien Diel de Vaudroques, de 1659 à 1662, enin par Jean Diel, sieur de Clermont, de 1663 à 1664. 5. “Pompe funèbre de monsieur du Parquet, à l’île de la Martinique” [N.d.a]. 6. André Poret de la Garenne, commandant la compagnie du Fort-Saint-Pierre à la Martinique. 7. Jacques Le Vasseur ou Le Vassor (né en 1620), originaire de Paris, enseigne puis capitaine de compagnie à la Martinique. 8. Pierre Godefroy, sieur de La Houssaye, enseigne de compagnie, puis lieutenant de la compagnie Colonelle à la Martinique. 134

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des révérends pères jésuites et de nos religieux, tous chantant l’oice des morts. Proche du corps marchait monsieur la Fontaine Herou1, capitaine des gardes de feu monsieur à la tête de douze gardes revêtus de leurs casaques d’écarlate, avec la croix blanche, tous avec la bandoulière et le mousqueton. Quatre capitaines tenaient les quatre extrémités du drapeau de la Colonelle, de tafetas blanc, parsemé de leurs de lys d’or en broderie, et une Vierge au milieu qu’on avait mis par-dessus le drap mortuaire. Immédiatement devant le corps, un oicier portait le casque du défunt, un autre ses gantelets et un troisième son épée. Huit des plus considérables habitants portaient le corps, après lequel un gentilhomme portait le jeune monsieur du Parquet, ils puisaîné2 du défunt, et ensuite les domestiques de feu monsieur et tout le peuple qui s’y était rendu de tous les quartiers de l’île mais depuis la cour du château jusqu’à ladite église, qui en est distante de plus de trois grands quarts de lieues, le chemin était bordé de femmes et d’enfants et d’un grand nombre de pauvres esclaves nègres, et particulièrement des Nègres et des esclaves aloagues et brésiliens de feu monsieur, qui jetaient des cris si pitoyables qu’ils faisaient compassion à entendre leurs clameurs et à voir l’abondance de leurs larmes, qui remplissaient l’air de leurs gémissements. La providence divine permit que le matin de cette pompe funèbre une pirogue de Sauvages, au nombre de quarante hommes et femmes descendirent au fort, où ayant appris la mort de monsieur le général, ils n’en voulurent jamais croire qu’à leurs yeux. Ils ne pouvaient se persuader que la mort eût attaqué cet illustre lieutenant de roi, dont les bonnes qualités et surtout le grand courage leur avait passé pour un prodige. Il fallut leur faire voir son corps tout étendu mais à peine eurent-ils vu son visage pâle qu’ils s’abandonnèrent aux larmes avec tant d’excès que toute l’assemblée en fut surprise. Ils suivirent le corps jusqu’à l’église, avec le reste du peuple, où, étant tous arrivés, on célébra la grande messe, à la in de laquelle, comme on mettait le corps en terre, tous les canons du fort et toute la mousqueterie ensemble irent entendre au peuple par leur tonnerre qu’on mettait au cercueil toute leur joie et toute leur consolation en la personne de leur seigneur, ou plutôt d’un père très afectionné. Aussi on n’entendait que gémissements, on ne voyait que pleurs et qu’une désolation générale. On it cinq saluts de mousqueterie, en suite de quoi chaque compagnie se retira à son quartier. Mon très révérend père3, j’ai reçu celle que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, qui sans doute m’eût pu consoler, si la violence de ma douleur qui ne m’en rend pas 1. Guillemin Héron ou Hérou, dit La Fontaine (1606-ca 1664). Il s’est d’abord engagé au Havre pour trois ans, le 28 avril 1635, pour partir à Saint-Christophe. Il est sergent en 1650, puis capitaine des gardes du gouverneur. 2. Puîné. Qui est né après un frère ou une sœur ; Louis Diel, sieur du Parquet, ils cadet de Jacques Dyel du Parquet. 3. “Lettre de madame le général du Parquet” [N.d.a]. Marie Bonnard, veuve de Jacques Dyel du Parquet, assume le gouvernement de la Martinique en qualité de tutrice de ses enfants en attendant l’arrivée d’Adrien Diel de Vauderoque, commis par le roi. Elle décède en 1659 lors de son retour vers la France. 135

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capable, eût été moindre. En vain je m’eforcerais de l’exprimer, n’étant pas en mon possible. Aussi sais-je bien que ce n’est pas ce que vous demandez de moi, puisque vous avez été témoin oculaire de mes malheurs, de ma perte et de mon aliction. J’avoue que mon esprit s’égare en la grandeur démesurée de ces considérations et qu’insensiblement je me laisse emporter à ma passion, bien qu’en efet elle n’est que trop juste mais il est raisonnable aussi que je vous rende mes reconnaissances pour toutes vos bontés, lesquelles sont pour moi ininies. Au reste, mon très cher père, je vous regarde comme la personne du monde à qui je suis la plus obligée, non seulement moi, mais aussi mes enfants, puisque pour assurer leurs biens, repos et fortune, vous avez bien voulu faire ce voyage où il y a tant de risque et comme c’est une action autant généreuse que charitable, j’espère aussi que Dieu favorisera votre entreprise en secondant vos bons desseins et que le progrès en sera aussi avantageux, comme l’a été le commencement, etc. Il ne me reste plus qu’à vous prier de croire, que je chercherai toute ma vie les occasions de vous pouvoir témoigner que je vous suis par devoir, mais plus par inclination, mon très cher père, votre très humble, très obéissante et très afectionnée servante, Marie Bonnard général du Parquet. Et à côté de la lettre est écrit : J’ai été bien aise d’avoir appris par votre lettre la bonne réception et civilités que vous a faites monsieur de Poincy, je lui suis obligée de la part qu’il a prise à mon déplaisir. Louis1 par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre, à tous ceux qui ces présentes lettres verront, salut. Le feu roi d’heureuse mémoire, notre très honoré seigneur et père, ayant permis et octroyé à quelques particuliers nos sujets, d’établir sous son autorité des colonies, tant ès îles que Terre Ferme de l’Amérique, ain de réduire lesdits pays sous son obéissance, travailler à la conversion des peuples et y planter notre sainte foi, le sieur d’Enembuc, qui le premier les avait reconnues et découvertes, s’y serait employé avec tant de vigueur et de zèle, qu’il y aurait fait tous les progrès et tiré tous les avantages que l’on pouvait espérer d’une telle entreprise, aux poursuites de laquelle il serait décédé, après s’y être signalé pendant plusieurs années de services continuels. Et depuis le sieur du Parquet poursuivant les traces dudit sieur d’Enembuc, son oncle, et, poussé des mêmes motifs, se serait rendu si recommandable parmi les peuples, qui se sont habitués desdites îles, que par ses soins assidus et par une souffrance de fatigues continuelles. Après avoir exposé sa vie en toutes les occasions qui se sont présentées pour notre service et la conservation de nos sujets, il aurait acquis des sieurs de la compagnie des îles de l’Amérique, la seigneurie et propriété des îles de la Martinique, de Sainte Alousie et de la Grenade et Grenadins situées en ladite Amérique, par contrat du 17 septembre 1650, en conséquence duquel et de nos lettres patentes du mois d’août 1651 portant conirmation d’icelui, nous lui en aurions donné et octroyé le gouvernement et icelui établi notre lieutenant général desdites îles, par nos lettres patentes du 22 octobre 1651. Et ayant beaucoup contribué pour la propagation 1. “Lettres patentes de sa majesté, pour les gouverneries de la Martinique et autres îles de l’Amérique, à monsieur d’Enembuc” [N.d.a]. 136

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de la foi parmi les inidèles et soutenu même plusieurs guerres contre eux pour défendre nos sujets contre leurs entreprises, fortiié les places de gens et de munitions de guerre, notre autorité s’y trouve pleinement afermie et les habitants y jouissent d’un agréable repos et d’une tranquillité assurée, qui sont autant de services considérables qui méritent de nous une reconnaissance proportionnée à ses travaux. Et d’autant que par le décès du sieur du Parquet, arrivé depuis peu, nous sommes privés de pouvoir les récompenser en sa personne, voulant néanmoins qu’ils ne demeurent pas infructueux. Nous avons cru, qu’étant important de pourvoir au gouvernement desdites îles, nous ne pouvons témoigner plus avantageusement pour sa famille l’entière satisfaction qui nous reste de ses services, qu’en conservant ledit gouvernement à ses enfants, lesquels comme ses héritiers, et par ce moyen seigneurs propriétaires desdites îles, seront obligés à les conserver sous notre obéissance, d’autant plus que sous la bonne conduite de la dame veuve du sieur du Parquet, leur mère et tutrice, et ayant la garde-noble d’iceux, ils seront élevés dans les mêmes sentiments d’afection que ledit sieur du Parquet, leur père, a toujours eus pour notre service. Pour ces causes, et autres à ce Nous mouvant, avons ledit sieur d’Enembuc, ils aîné dudit sieur du Parquet, constitué, ordonné et établi, et par ces présentes signées de notre main, constituons, ordonnons et établissons gouverneur et notre lieutenant général desdites îles de la Martinique et Sainte Alouzie, situées en ladite Amérique, circonstances et dépendances, pour en ladite qualité y commander, tant aux personnes ecclésiastiques que séculières, ce qui sera du bien de notre service, défendre lesdits lieux de tout son pouvoir, avoir soin de faire instruire les peuples à la religion catholique, apostolique et romaine, faire vivre les habitants d’icelle en bonne union et concorde les uns avec les autres, contenir les gens de guerre qui y sont et seront ci-après en garnison, en bon ordre et police suivant nos règlements, en sorte qu’il ne se commette aucun désordre et généralement faire et ordonner par ledit sieur d’Enembuc en ladite qualité de gouverneur et notre lieutenant général desdites îles, tout ce que nous-mêmes ferions ou pourrions faire, si nous y étions présents en personne, encore que le cas requît mandement plus spécial qu’il n’est contenu par ces dites présentes. Et de tout le contenu ci-dessus, jouir par lui aux honneurs, autorités, prérogatives, prééminences, droits, fruits, revenus et émoluments appartenant à pareilles charges, et tout ainsi qu’en a joui ou dû jouir ledit sieur du Parquet, son père. Et pour d’autant plus témoigner à la famille dudit sieur du Parquet le désir que nous avons de la gratiier, Nous, en cas de décès dudit sieur d’Enembuc ils aîné dudit sieur du Parquet, avons constitué et établi, et par ces mêmes constituons et établissons ledit sieur du Parquet son frère, gouverneur et notre lieutenant général esdites îles, pour en jouir par lui aux mêmes honneurs, droits, fruits, proits, revenus et émoluments dessus dits, sans qu’il soit besoin d’obtenir autres lettres que les présentes. Et comme ledit sieur d’Enembuc, ils aîné dudit sieur du Parquet, et ledit sieur du Parquet puîné, ne sont encore capables d’exercer ladite charge, et qu’il importe pour notre service, au bien et utilité de sa famille, d’établir pour la garde et sûreté desdites îles, quelque personne dont la idélité et suisance nous soient connues, et qui puisse assister et maintenir ladite dame veuve du feu sieur du Parquet

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et ses enfants, pour cet efet nous avons jeté les yeux sur le sieur de Vauderoque1, oncle paternel desdits sieurs d’Enembuc et du Parquet, lequel nous avons établi et établissons par ces dites présentes pour veiller à la conservation desdites îles sous notre obéissance, jusqu’à ce que ledit sieur d’Enembuc, ou en cas de son décès ledit sieur du Parquet son frère, aient atteint l’âge de vingt ans. Si2 mandons à notre très cher et très aimé oncle, le duc de Vendôme3, pair, grand maître, chef et surintendant général de la navigation et commerce de France, que sur ces dites présentes il donne auxdits sieurs d’Enembuc et du Parquet frères, son attache et les expéditions qui leur seront nécessaires ain qu’ils soient reconnus ès susdits lieux en leurs dites qualités, voulant que les navires, vaisseaux, barques, chaloupes et frégates qui leur appartiendront, puissent aller et venir esdites terres d’Amérique, avec les marchandises dont elles seront chargées, et les hommes et femmes qu’on y voudra transporter, sans qu’il leur soit fait, mis ou donné aucun trouble ni empêchement. Mandons aussi à notre très cher et bien-aimé cousin, le duc Dampville4, pair de France, vice-roi et notre lieutenant général, représentant notre personne dans toutes les îles, côtes et Terre-Ferme de l’Amérique, que sur ces dites présentes il donne auxdits sieurs d’Enembuc et du Parquet frères, son attache et les expéditions nécessaires aux ins d’icelles. Mandons et commandons en outre à tous oiciers et gens de guerre, capitaines ou patrons de navires, barques et vaisseaux, et tous autres qu’il appartiendra de reconnaître et obéir auxdits sieurs d’Enembuc et du Parquet frères, tout ainsi qu’ils feraient à notre propre personne, car tel est notre plaisir. En témoin de quoi nous avons fait mettre notre sceau à ces dites présentes. Donné à Fontaine-bleau le 15 jour de septembre, l’an de grâce 1658 et de notre règne le seizième. Signé, Louis, et sur le repli, par le roi, De Lomenie, et scellé du grand sceau de cire jaune. Euntes ergo docete omnes Gentes, baptizantes eos, in nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti : docentes eos servare omnia quæcumque mandavi vobis. Mathieu 285. [6]

1. Adrien Dyel, sieur de Vauderoque et de Limpiville (1605-1662), frère aîné de Jacques Dyel du Parquet, arrive en 1659 à la Martinique pour être le tuteur des enfants de son frère et assumer le gouvernement de la Martinique jusqu’à sa mort en 1662. 2. Ainsi. 3. César de Vendôme (1594-1665), ils légitimé d’Henri IV et de Gabrielle d’Estrées, duc de Vendôme et duc d’Étampes, est nommé grand amiral de France en 1651 et surintendant général de la navigation en 1655. 4. François-Christophe de Levis-Ventadour, duc Dampville (1603-1661), nommé vice-roi d’Amérique en 1655. 5. Mt, XXVIII, 19-20 : “Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, et leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit”. 6. Les 5 erreurs, relevées dans l’errata inale, ont été corrigées directement dans le texte. 138

Mathias Du Puis

Relation de l’établissement d’une colonie française dans la Gardeloupe

Relation de l’établissement d’une colonie française dans la Gardeloupe, île de l’Amérique, et des mœurs des sauvages, dédiée à très illustre et très vertueuse princesse Marie Léonor de Rohan très digne abbesse de l’abbaye royale de Caen, composée par le frère Mathias Du Puis, religieux de l’ordre des frères prêcheurs1. À Madame Madame Marie Léonor de Rohan2, abbesse du royal monastère de sainte-Trinité de Caen. Madame, Dans le dessein que j’ai conçu il y a déjà quelques mois de donner au public et de mettre en lumière la Relation de l’établissement d’une colonie française dedans la Gardeloupe, où j’ai vécu en qualité de missionnaire apostolique l’espace de six à sept ans et où j’ai été témoin oculaire de la plus grande partie des vérités que je produis, je n’ai plus balancé3 dès lorsque j’ai eu l’honneur de connaître et le mérite de votre personne et celui de votre vertu. J’ai été heureusement ébloui par l’éclat du premier et j’ai été saintement gagné par les charmes du second. Dans l’un, j’ai remarqué des titres qui demanderaient du respect de tout le monde, si tout le monde les connaissait, dans l’autre, j’ai vu des excellences d’autant plus merveilleuses qu’elles sortent d’une volonté qui s’est portée au bien, non par la contrainte de la nécessité mais par la liberté de l’élection4. La grandeur de celui-là sert comme de piédestal pour relever la grandeur de celui-ci et, dans l’un et dans l’autre, vous êtes également admirable. Et de fait, si je considère l’illustre grandeur de votre naissance, je compte5 1. Relation de l’établissement d’une colonie française dans la Gardeloupe, île de l’Amérique, et des mœurs des sauvages, dédiée à très illustre et très vertueuse princesse Marie Léonor de Rohan très digne abbesse de l’abbaye royale de Caen, composée par le frère Mathias Du Puis, religieux de l’ordre des frères prêcheurs. Caen : Marin Yvon, 1652, 248p. Une réédition en fac-similé a été faite par la Société d’Histoire de la Guadeloupe, à Basse-Terre, en 1972. 2. Marie Léonor de Rohan-Montbazon est la ille d’Hercule de Rohan (1568-1654) et de Marie d’Avaugou (duchesse de Montbazon). Née au début des années 1630, elle mourut le 8 avril 1682 ; son frère, François (1630-1712), fut le premier prince de Soubise, père du prince et du cardinal de Rohan. Elle fut abbesse de la Trinité de Caen (abbaye aux Dames de Caen) de 1650 à 1681. Il faut noter que l’année où paraît le livre de Mathias Du Puis, l’ouvrage d’Alexandre de Rhodes [Relation des progrez de la foy au royaume de la Cochinchine vers les derniers quartiers du Levant (trad. du jésuite Henry Albi, introd. de Jacques de Machault). Paris : Sébastien et Gabriel Cramoisy 1652] est également dédicacé à Marie Léonor de Rohan-Montbazon. 3. Hésité. 4. Du choix. 5. “je conte”. 141

mathias du puis

parmi vos devanciers des souverains, qui ont été vénérables à leurs sujets, secourables à leurs alliés, redoutables à leurs ennemis, qui ont maintenu longtemps leurs possessions contre de très puissants monarques, qui ont soutenu les eforts des armées qui paraissaient invincibles, arrêté leurs conquêtes, et qui enin dans la suite des temps se sont unis à une couronne de lys dont ils ont été la plus agréable leur, le plus beau de ses diamants, et j’oserai dire l’accomplissement de son cercle, puisqu’ils ont accru sa gloire, augmenté ses revenus et fait presque toute sa magniicence1. Mais parce que tous les biens de la terre ne sont pas capables de nous agrandir que par le mépris que nous en faisons, vous n’avez voulu tirer autre avantage de ces titres de gloire, sinon qu’après en avoir considéré les vanités, les rejeter comme des balayeurs de la terre, ain de courir après ces beautés charmantes de ce divin Jésus, qui semble vous avoir inspiré son amour avec la vie, puisque vous n’avez pas été plutôt dans le monde que hors du monde, que vous êtes entrée2 aussitôt dans la solitude que parue dans la terre, où vous avez sucé la dévotion avec le lait et crû autant dans les perfections d’un naturel généralement accompli que dans les pratiques d’une vertu héroïquement constante. Cette vertu ne devait pas être toujours cachée aux yeux de l’univers et il n’était pas à propos qu’elle fût mise sous l’obscurité d’un muid3, qui eût empêché l’éclat de ses rayons mais bien sur le chandelier de l’Église, ain que d’un lieu plus éminent elle répandît ses lumières et étalât ses beautés avec plus davantage, et pour la conduite d’une très illustre communauté de religieuses et pour l’édiication des peuples. La providence de Dieu, qui est équitable, vous a fait heureusement commander, parce que vous aviez parfaitement obéi, vous a donné la charge de supérieure, parce que vous vous étiez saintement acquittée de celle de soumise, et l’éminence de votre dignité d’abbesse est la récompense de la profondeur de votre humilité. Mais parce que vous savez par les lumières de l’Évangile qu’on n’est élevé que par l’abaissement, et que celui qui préside à tous doit être le serviteur de tous, dans l’embarras des occupations de votre charge et des emplois, qui ont beaucoup de commerce avec la grandeur, vous savez dérober des sacrés moments pour faire des pratiques d’une humilité toute exemplaire, vous mettre aux pieds de toutes vos religieuses, vous abaisser à des oices ravalés4, vous plaire dans les exercices d’une servante, pour faire à tout le monde des leçons énergiques 1. Allusion à la famille des Rohan mais aussi à son propre père, qui était le ils de Louis VI de Rohan-Guéméné. Il fut comte de Rochefort puis duc de Montbazon et pair de France. Il servit Henri III et Henri IV, notamment lors de la bataille d’Arques et du siège d’Amiens (1597). Il était aux côtés d’Henri IV lors de son assassinat et en sortit blessé. Il fut lieutenant général en Bretagne, gouverneur de Nantes, lutta contre les partisans de la Ligue. Entre autres, il fut fait grand veneur de France, puis nommé lieutenant-général en Picardie et gouverneur d’Amiens, gouverneur et lieutenant-général de l’Ile-de-France, gouverneur de Paris. 2. “Avez entré ... paru”. Quand on voulait marquer une action, un mouvement, certains verbes se conjuguaient avec avoir. 3. Ici synonyme de tonneau, dans lequel on enfermait les vins et les liqueurs. 4. Bas. 142

relation de l’établissement d’une colonie française dans la gardeloupe

de piété, autant par les exemples de vos vertus, que par les persuasions de votre éloquence. Je me dois estimer heureux de mettre à l’abri de tant de grandeurs et de puissances cette petite Relation, qui ne sera jamais attaquée par aucune langue téméraire, quand on connaîtra qu’elle aura la protection de l’honneur et de la vertu, celui-là en rehaussera la valeur, celle-ci y ajoutera l’innocence. Et parce qu’on n’a pas de coutume d’estimer les ofrandes par la dignité de la manière, mais bien par celle de l’afection qui les accompagne, je vous prie, Madame, d’accepter celle-ci, par la protestation que je vous fais, que c’est à votre seul mérite que je la consacre, avec tout le respect et toute l’humilité que peut concevoir dans son cœur. Le plus humble, le plus obéissant, et le plus afectionné serviteur, frère Mathias Dupuis, religieux de l’ordre des frères prêcheurs.

Avant propos

Ami lecteur, Il ne faut pas croire que le proverbe soit toujours véritable, que celui-là peut mentir sans crainte qui retourne d’un pays éloigné, à cause qu’on ne peut contredire aux propos qu’il avance, ni aux nouvelles qu’il rapporte. Si est-ce pourtant que je t’assure que dans cette Relation que je te donne, je crois ne m’être éloigné des termes de la vérité pour trois raisons. La première est que j’ai suivi les mémoires qui m’ont été donnés par un bon religieux nommé le R. père Raimond Breton1, qui vit encore à présent, et qui a toujours demeuré dedans la Gardeloupe depuis l’établissement de la colonie, qui fait scrupule du moindre défaut, et qui par conséquent ferait conscience du moindre mensonge, qui a passé par dessus cet écrit, et confronté cette copie avec son original, après son approbation ce serait temps perdu d’en chercher de plus authentique. La seconde est que j’ai demeuré l’espace de six à sept ans dans le même lieu, où j’ai été témoin oculaire de la plus grande partie des événements que je rapporte et pour ce que nos yeux sont les plus idèles de tous nos sens, aussi les vérités que nous connaissons par leur moyen sont moins soupçonnées de mensonge. Je fais par tout l’historien par la découverte ingénue d’une vérité toute nue et non pas le passionné par la pointe d’une mordante invective et, si je semble un peu moins doux dans la description du gouvernement de Monsieur Houël2 qui commande encore actuellement dans l’île de la Gardeloupe, sache pourtant que j’ai toujours modiié les choses qui le pouvaient rendre blâmable. Et parce que nous avons été 1. Raymond Breton (1606-1679), missionnaire dominicain resté aux Antilles de 1635 à 1653, auteur de plusieurs relations et de dictionnaires français-caraïbe, caraïbe-français, ainsi que d’une grammaire caraïbe. 2. Charles Houël du Petit Pré (1616-1682), capitaine général de la Guadeloupe de 1643 à 1664. Il devient, avec Jean de Boisseret d’Herblay, co-seigneur-propriétaire des îles de la Guadeloupe, Marie Galante, la Désirade et les Saintes de 1649 à 1655. 143

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les malheureux objets de ses plus particulières aversions, pour des sentiments peu charitables qu’il avait conçus de nos innocences, je me suis en écrivant souvenu que j’étais chrétien et religieux, qu’après lui avoir pardonné le mal qu’il nous avait fait soufrir, je ne devais le publier à la face de toute la terre, ou si j’en disais quelque chose, c’est qu’il est permis à un malade de se plaindre de la violence du mal qui le tue, ou que la suite de l’histoire n’eût pas été concevable autrement, et puis je ne laisse passer aucun trait dont sa gloire peut être relevée ; et s’il faut tout avouer, j’ai écrit avec plaisir les titres d’honneur qu’il a acquis dans sa police et j’ai tu avec discrétion les manquements qu’on y a remarqués et qui sont arrivés, comme je veux croire par charité, plus par l’opiniâtreté de ses sujets que par un défaut d’adresse. En in, tout ce que j’ai dit des mœurs et des humeurs des Sauvages, vient de ce même religieux le révérend père Raimond Breton, qui, porté du zèle de leur conversion, les a été chercher jusque dans leur retraite, a vécu des années entières parmi cette nation, sait parfaitement leur langue, connaît leurs cérémonies, leur superstition, leur façon d’agir dans la guerre et dans la paix, dans le tumulte et dans le repos, quand ils voguent sur la mer, et quand ils demeurent sur la terre. De manière que les fondements de cette Relation étant si certains, pourras-tu douter de la vérité qu’elle contient ? Si malgré ces raisons tu demeurais opiniâtrement attaché à tes premiers sentiments et que ce proverbe fût toujours infaillible dans ta croyance (qu’on peut mentir quand on vient de loin), pour te convaincre je t’enverrais faire ce voyage pour te faire connaître les idèles rapports entre ce que je dis et ce qui s’y est passé. Si tu te veux dispenser d’une si fâcheuse entreprise et d’un embarquement si hasardeux, je te supplie de lire avec attention et de croire avec fermeté. Adieu

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PREMIÈRE PARTIE De l’établissement de la colonie française à la Gardeloupe CHAPITRE I Il y avait longtemps que les peuples de quelques îles de l’Amérique étaient1 demeurés ensevelis dans les ténèbres de l’ignorance, quand Dieu prenant pitié de leur aveuglement, voulut les mettre au jour de l’Évangile, et leur enseigner la doctrine qu’il avait semée dans le monde par la longueur de ses peines, et l’épanchement de son sang. La France, qui a toujours été les délices du Ciel aussi bien que le miracle du monde, fut comme l’arsenal d’où Dieu tira ses prédicateurs pour aller abattre la tyrannie du diable, qui semblait vouloir encore retenir impérieusement, parmi cette nation aveuglée, la même autorité qu’il avait malicieusement usurpée avant2 l’Incarnation du Fils de Dieu. Mais, parce que notre roi très chrétien était occupé à des afaires très importantes, il donna la charge de continuer ce religieux dessein à cet illustre corps des seigneurs de la compagnie, lequel étant composé de personnages qui n’ont pas moins d’esprit que de inances, trouvent3 moyen de soutenir cette charge qui leur est onéreuse à la vérité, mais qui leur est aussi et glorieuse et proitable. Après avoir reçu ce présent honorable de sa majesté, ils mirent sérieusement la main à l’œuvre et pourvurent en même temps et à la conservation de la colonie française qui était à S. Christophle et à l’établissement d’une nouvelle pour la Gardeloupe. Ils députèrent pour cet efet deux capitaines, dont le premier était le sieur de l’Olive4, qui avait commandé auparavant S. Christophle, en qualité de lieutenant général, et qui avait autant de courage que d’adresse pour l’art militaire. Le second était le sieur du Plessis5, qui était doué d’un bel esprit et avantagé d’une rare éloquence. Ceux-ci, qui ne voulaient pas habiter des pays inconnus sans y arborer l’étendard de la Croix, plutôt que d’y planter les leurs de lys, se chargèrent d’emmener dans leur compagnie des religieux, avec promesse de leur fournir toutes leurs nécessités et de leur bâtir des chapelles. Monsieur le cardinal de Richelieu, qui était pour lors comme l’intelligence du irmament attaché au mouvement de la France, tant pour la conduite des choses temporelles comme pour l’établissement des religions, avait fondé nouvellement le

1. 2. 3. 4. 5.

“avaient demeuré”. “auparavant”. Accord par le sens avec “seigneurs de la compagnie”. Charles Liénard de l’Olive, gouverneur de la Guadeloupe avec Jean du Plessis en 1635. Jean Du Plessis d’Ossonville († 1635), gouverneur de la Guadeloupe en 1635. 145

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noviciat général de l’ordre des frères prêcheurs1 et, ain de faire produire à ce germe de sainteté une ample moisson de vertu dans des pays reculés aussi bien que dans le climat de la France, envoya demander au révérend père Carré2, prieur de ce noviciat des religieux, pour accompagner et conduire tout ensemble ces colonies françaises. Ce bon père, voyant une occasion de servir Dieu, reçut ces nouvelles avec un grand contentement, les communiqua à ses religieux qu’il trouva si disposés à une si sainte entreprise que tous généralement s’ofrirent à faire le voyage des Indes. On en choisit quatre3 qu’on connaissait et plus zélés pour la conversion des Sauvages et plus robustes pour supporter les incommodités du pays. On donna la conduite de ces bons religieux au révérend père Pelican4 de Chartres, docteur de Sorbonne, lequel, après avoir ramassé quelques charités pour acheter des ornements d’église avec quelques habits, pour partir de Paris la semaine sainte pour aller à Rouen, où il passa les fêtes avec ses frères dans notre couvent, mais ain de décharger la maison de l’obligation de les nourrir, comme aussi pour s’approcher de plus près de l’embarquement, ils en sortirent pour aller à Dieppe5. Cependant les capitaines, après avoir ramassé leurs soldats, font avertir nos pères de se disposer à prendre l’occasion du vent qui était favorable, ils obéirent aussitôt et, après avoir demandé le secours du Ciel par la sainteté de leurs sacriices et par la communion de tous les passagers, ils s’embarquèrent dans le navire du capitaine Fel6. Jamais navigation ne fut plus heureuse, jamais la mer ne fut plus belle, le vent était grand sans pourtant être orageux et les ondes médiocrement enlées n’arrêtaient pas le vaisseau mais le faisaient couler7 plus doucement. Nos pères, qui voyaient tant de bénédictions de Dieu, faisaient tous les jours les prières et exhortaient tout le monde à n’être pas ingrat d’une faveur si singulière. Ils exposaient la parole de Dieu tous les dimanches alternativement et ainsi ils retenaient tous les matelots et les soldats dans leur devoir, tant par leurs discours publics que par leurs exhortations particulières et ils étaient d’autant plus croyables dans leurs paroles qu’ils étaient plus réglés dans leurs actions. Ils faisaient un cloître du navire, où ils pratiquaient exactement tous les exercices de religion, jusqu’au silence qu’ils ne rompaient jamais s’il n’était proitable au salut du prochain. On arrive enin au tropique, où les matelots ont de coutume de baigner ceux qui n’ont pas encore vogué sur la mer et, parce que la cérémonie est plaisante, j’en veux dire quelque particularité. Premièrement on prépare de l’eau de mer dans

1. Le noviciat de Paris est fondé faubourg Saint-Jacques par le père Jean-Baptiste Carré avec le soutien de Richelieu dans le souci de la recherche de la perfection propre au mouvement de réforme de l’ordre inaugurée par Sébastien de Michaelis. 2. Jean-Baptiste Carré demeure le prieur du noviciat jusqu’en 1646. 3. Nicolas Breschet, Raymond Breton, Pierre Grifon et Pierre Pélican. 4. Pierre Pélican (1592-1682) est choisi par Carré pour être le supérieur de la mission. 5. Rupture construction. La relative introduite par “lequel” a probablement été oubliée. 6. Fel ou Fesl, capitaine de navire dieppois. 7. Glisser. 146

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une pipe1, on habille le pilote en fagotin2 qui tient un vieux livre entre ses mains, ses oiciers s’assemblent diversement armés selon la diversité de leur charge, l’un tient un coutelas, l’autre une poêle3, les autres sont établis pour conduire les catéchumènes droit au lieu où ils doivent prêter le serment de idélité, les autres sont posés auprès de la pipe pleine d’eau de mer pour leur plonger la tête dedans avec une partie du corps. Cela étant préparé de la façon, chacun va paraître à son rang devant le pilote, lequel faisant mettre les mains dessus son livre de marine, demande si on ne promet pas de baigner tous ceux qui passeront nouvellement le tropique. Enin représentant un déluge d’eau par lequel il faut passer, il semble obliger ces passagers à donner quelques bouteilles d’eau-de-vie pour mouiller l’équipage par dedans, de peur d’être mouillé par dehors. Ceux qui n’avaient pas de quoi fournir à cette obligation forcée étaient plongés dans la pipe et, quand ils en sortaient, ils semblaient sortir de l’autre monde tant ils étaient étourdis. Ces plaisirs furent troublés par un accident funeste. Une nuée épaisse parut dessus l’horizon, remplie de vent et de pluie. Les matelots, qui ne croyaient pas qu’il y eût du danger de voguer à l’ordinaire, n’abattirent pas les voiles mais on vit aussitôt que la nuée se creva et le vent it connaître qu’il était en liberté, lequel après avoir fait des sillons sur la mer, il poussa si rudement le navire qu’il le jeta sur le côté ; tout le monde crie, le capitaine s’épouvante, les matelots courent aux cordages, on coupe ce qu’on ne pouvait arracher, ce qui n’était pas attaché dans le vaisseau roule du côté de sa pente, les hommes sont bouleversés parmi les cofres, et le péril ne cessa pas plutôt que l’orage. Dans cette conjoncture, les plus impies étaient devenus dévots et ceux qui avaient plus de pureté dans leur conscience et plus de zèle dans leur charité redoublaient leur ferveur ain d’obtenir de Dieu qu’il achevât de donner un bon succès à ce voyage qui avait été si heureusement commencé. Le vent restant favorable, ils saluèrent enin les îles. Ils virent d’un côté la Barboude4 et de l’autre la Martinique, l’une était habitée des Anglais, l’autre des Sauvages. Ils voguèrent droit à la Martinique, parce que les messieurs de la compagnie avaient donné ordre aux capitaines d’en prendre possession, aussi bien que de la Dominique et de la Gardeloupe, cela fut cause qu’ils s’arrêtèrent devant la Martinique. Les capitaines s’équipent pour aller à terre, le père supérieur les accompagne. On porte une croix avec les armes de sa majesté très chrétienne et on les attache à un arbre en présence des Sauvages qui regardaient ces nouvelles cérémonies avec autant d’agrément que d’admiration. On entonne en même temps le Te Deum laudamus. Les Barbares s’en étonnent parce qu’ils n’avaient jamais vu de telles cérémonies. On eût fait les mêmes choses à la Dominique si le vent n’eût été contraire au dessein qu’on en avait pris, aussi bien qu’au vaisseau, qu’il jeta bien loin de cette terre. Enin ils arrivent à la

1. 2. 3. 4.

Tonneau. Boufon. “poile”. La Barbade 147

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Gardeloupe. Mais auparavant que de dire quelque chose de la bonté de son terroir et de la diversité de ses fruits, il nous faut parler de son assiette1. Selon le calcul des navigateurs, elle est au quatorzième degré et demi, elle a de tour environ 70 lieues, de largeur 10, elle a deux beaux culs-de-sac2, là où il se rencontre encore aujourd’hui quelques tortues d’un plus grand nombre qu’on y a pris. Ces poissons qui sont larges de 3 à 4 pieds sont couverts d’une grosse écaille et recherchent toujours les endroits de la mer dans lesquels ils puissent paître et se repaître. Il y a quantité de petites îles qui l’environnent. Pour ce qui regarde l’intérieur de l’île, elle est montagneuse dans quelques endroits et plate dans les autres. Les Sauvages qui l’ont autrefois habitée ont toujours dit qu’il y avait une montagne de soufre qui vomit continuellement de la fumée qu’on voit sortir de la cime et ce qui fait croire que c’est une vérité, lorsque les rivières débordent, elles roulent avec leurs ondes des bâtons ensoufrés, et puis d’où pourraient procéder des fontaines bouillantes qu’on voit dans un quartier de la Gardeloupe, qui conservent toujours une chaleur extrême parmi les lots de la mer, si ce n’était qu’elles prennent leur source du même lieu, où ces fournaises de soufre se rencontrent. Plusieurs hydropiques3 s’y sont guéris parfaitement et je crois que, si ces bains étaient bien ménagés, ils seraient des souverains remèdes pour quantité de maladies de ces pays ici, qui ne procèdent ordinairement que d’un excès d’humidité qui ferme les pores et étoufe la chaleur naturelle. L’île est séparée par une rivière salée, un côté s’appelle la Gardeloupe, et l’autre la Grande Terre, celle-ci tire davantage de vers l’Orient et celle-là de vers l’Occident. Il y a en cette Grande Terre deux salines, on en a tiré quelques fois du sel et, si elles étaient accommodées, elles seraient d’un gros revenu aux messieurs de la compagnie. Les Hollandais, qui sont aussi vigilants pour découvrir des terres comme ils sont adroits pour les faire valoir, ont ofert autrefois 500 hommes, qu’ils soumettaient à l’autorité du gouverneur de l’île de la Gardeloupe pour travailler aux salines et au sel, pourvu que la moitié du proit leur en revînt. Ce fut donc dans cette île de la Gardeloupe que nos religieux arrivèrent tant pour cultiver les colonies françaises, comme aussi pour convertir les Sauvages mais ils furent si fort occupés à mettre en terre nos Français, qui mouraient de faim, qu’il fallut remettre un si glorieux dessein dans un autre temps.

CHAPITRE II De la famine Entre toutes les vertus qui doivent accompagner une entreprise, il n’y en a pas de plus nécessaire que la prudence, qui s’occupe à la recherche des moyens pour arriver heureusement à la in. Il y avait un beau dessein de mener des colo1. Position. 2. Dans la marge [N.d.a] : “c’est un certain espace de mer refermé dans des rochers qui a le fond herbeux où les tortues paissent”. 3. Malades atteints d’hydropisie (œdème). 148

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nies françaises dans des îles de l’Amérique, qui n’avaient été habitées que par des Barbares, et de prétendre d’arborer l’étendard de la croix dans un pays que le diable retenait encore sous son empire. Deux vaisseaux avaient été équipés pour ce sujet, des capitaines associés, des soldats embarqués mais il y avait si peu de vivres que la plupart du monde mourait de faim. On mangea presque tout le pain, en même temps qu’il fut à terre et, comme les vivres diminuaient en quantité, les repas diminuaient en nombre, les corps étaient abattus par un excès de travail et par un défaut de nourriture. Les capitaines, qui virent leurs serviteurs s’afaiblir de la façon, résolurent d’en envoyer une partie retourner des tortues, quand elles viendraient pondre dans le sable, mais parce que c’est une viande qui est extrêmement laxative quand elle est mangée fraîche, voilà pourquoi plusieurs gagnèrent une grosse maladie dans le même lieu où ils espéraient recouvrer leur santé. Ils soufraient tous ou un lux, ou une ièvre, le lux causait des dégoûts si grands que la viande même leur était insupportable à la vue, la ièvre en afaiblissait d’autres de telle sorte qu’ils semblaient plutôt des squelettes mouvants que des corps humains. On transporte une partie de ces moribonds à S. Christophle ain d’être mieux traités, mais ils moururent aussi bien dans l’abondance que ceux qui avaient été délaissés dans la disette. On donnait à ceux qui travaillaient un petit pain qui coûte bien un liard en France, de manière qu’il servait seulement à aiguiser l’appétit, sans être capable de le rassasier. Que faire maintenant dans une si urgente nécessité, on n’entendait autre chose que des blasphèmes horribles, des imprécations efroyables, les uns maudissaient ceux qui avaient causé leurs embarquements, les autres se donnaient au diable de bon cœur, pourvu qu’il les remportât en France, les autres poussés par un désespoir furieux se voulaient précipiter dans la mer. Nos pères ont arraché des cordes à plusieurs qu’ils avaient ilées pour se pendre, on n’entendait que des plaintes ou des pleurs, on ne voyait que rage ou que fureur. D’aborder ces faméliques pour les exhorter à la patience et pour les nourrir du pain de la parole de Dieu, ils étaient si attentifs à la faim qui travaillait leurs corps qu’il ne leur restait pas de pensée pour procurer la santé de leurs âmes. Ils protestaient tout haut qu’ils ne se confesseraient jamais si on ne leur donnait auparavant quelque nourriture. Nos pères, qui voyaient que c’étaient les seuls moyens de gagner ces âmes désespérées, étaient contraints de jeûner et de faire des pieux larcins de quelque morceau de pain pour sustenter leurs corps et leurs âmes tout ensemble. Quelques-uns des plus forts, qui voyaient leurs compagnons mourir, craignant de tomber dans le même malheur s’ils soufraient plus longtemps les mêmes peines, prirent résolution de s’en aller parmi les Sauvages, qui les accueillirent avec charité, et les traitèrent si ce n’était avec délicatesse au moins avec abondance. Pendant qu’on endurait ces misères, un vaisseau de France parut, qui donna et qui ôta en même temps l’espérance qu’on avait conçue de son arrivée. On espérait des vivres, mais ils n’avaient que des hommes, qui semblaient être venus tout à propos pour achever ce qui restait de pain, de sorte qu’étant réduits dans 149

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les extrémités de la disette, on voyait continuellement des hommes mourir, mais en si grand nombre qu’on ne les enterrait plus que quatre à quatre. Les déplaisirs que reçut monsieur du Plessis (qui était un des capitaines de la Gardeloupe) d’une misère si générale qu’il voyait soufrir à son monde, le jeta dans la récidive d’une grosse ièvre, laquelle s’augmentant de jour en jour, le mit dans un tel point qu’il connut qu’il n’était plus capable de guérison, ce qui le it résoudre de mettre ordre aux afaires et de sa conscience et de se famille. On ne vit jamais personne plus conforme aux volontés divines qui ne témoignait avoir aucun regret de quitter une très honnête damoiselle sa femme, de beaux enfants et de grandes espérances. Il avait puisé une si haute vertu dans la ferveur de ses communions qu’il faisait tous les huit jours, on n’entendait jamais sortir des blasphèmes de sa bouche et, comme il gagnait tous les cœurs par la douceur de son éloquence, il édiiait tout le monde par le zèle de sa vertu. Quand on ne dirait autre chose à sa gloire, qu’il mourut par un excès de charité, ce serait tout dire. Il portait une si tendre compassion à ses serviteurs, qui soufraient de grandes disettes et qui mouraient atténués par la faim, que les misères d’autrui, qui lui étaient plus sensibles que les siennes propres, lui causèrent un grand déplaisir, ce déplaisir la ièvre et la ièvre la mort. On lui it une sépulture honorable et on la pourrait appeler magniique – si nous regardons la nécessité de ces colonies françaises, nouvellement établies dans des pays inconnus – mais qui était beaucoup au-dessous de ses mérites, on lui devait cet honneur après sa mort, puisqu’il avait été toujours honorable durant sa vie. Voilà une grande consternation arrivée dans la Gardeloupe par la mort de ce capitaine, mademoiselle sa femme se retira à S. Christophle et tous ses gens passèrent entre les mains du sieur de l’Olive son associé. Mais pourtant les pauvres serviteurs, changeant de maître, ne changèrent pas de condition, la famine les pressa plus que jamais, de telle sorte qu’on fut contraint de partager ce qui restait de pain et de donner la liberté à tout le monde de se pourvoir du reste par son industrie, chacun en eut pour sa part 5 quarterons1. Aussitôt on commence de faire la guerre aux chiens, aux chats, aux crabes, burgots2, soldats3 qui sont bien peu succulents pour sustenter un corps humain. Cependant la recherche en était pénible et, après avoir monté par des montagnes raboteuses, on ne rencontrait le plus souvent ni crabes ni soldats, on ne voyait que des corps défaits, des visages abattus, des yeux enfoncés, des barbes hérissées, des os mou...s4 revêtus seulement de peau et la faiblesse était si grande que plusieurs, en prenant de la fumée de pétun, tombaient morts aussi bien qu’en mangeant quelque morceau de pain. Le supérieur de nos religieux, qui voyait tant de morts et tant de moribonds, prit dessein de s’en retourner en France pour donner avis aux seigneurs de la compagnie 1. 2. 3. 4.

Le quarteron équivaut au quart d’une livre. Burgaux. Cf. Rochefort, Charles de, op. cit., liv. 1, chap. XIX, p. 221. Crustacés (pagures). Cf. Rochefort, Charles de, op. cit., liv. 1, chap. XIV, p. 171. Le mot est, en partie, illisible ; il s’agit d’un défaut d’impression de l’éditeur. 150

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de la ruine de leurs îles et de leurs espérances, s’ils n’envoyaient des vivres dans la Gardeloupe. Cela it vivre ceux qui étaient restés dans l’attente. On avait toujours les yeux ichés sur la mer pour découvrir quelques voiles, mais le malheur voulut que le vaisseau qui fut envoyé de la France au secours de ces faméliques, se trompant dans sa route, allât droit à la Floride et n’apportât des vivres que lorsqu’il n’y avait plus personne pour s’en servir. Il y avait à la vérité quelques Nègres1 du sieur de l’Olive qui nourrissaient en quelque façon tout le monde. Ils étaient si adroits à la chasse aux cochons, dont il y avait grand nombre pour lors dans l’île, qu’ils en prenaient presque autant qu’il en était nécessaire si des hommes ne fussent devenus insatiables par la famine. Tant plus ils mangeaient, tant plus ils voulaient manger. Ils n’avaient pas plutôt fait un repas qu’ils songeaient à un autre et, quoique leur ventre eût été rempli, leurs appétits n’étaient jamais satisfaits. Nous pouvons dire ici à la louange de monsieur de l’Olive, gouverneur pour lors de la Gardeloupe, qu’il it autant qu’il pouvait faire pour la subsistance de sa maison. Il allait à S. Christophle dans une barque qui lui appartenait pour apporter de la cassave, qui est le pain de ce pays, à la Gardeloupe. Il faisait venir des esclaves pour soulager les Français, qui n’étaient pas encore accoutumés aux ardeurs d’un été continuel, ni à toutes les pratiques qu’on n’apprend jamais que dans ce lieu. Il consolait ses malades, il faisait vivre en espérance ceux qui étaient sains, mais il eut toujours du malheur dans tous les voyages qu’il entreprit, le vent se montrait favorable à son départ et il s’opposait à son retour. Un jour que sa barque approchait de la Gardeloupe chargée de vivres, elle aperçut la lotte d’Espagne à l’ancre, elle revire aussitôt à l’autre bord de peur de tomber entre les mains de ses ennemis. Quels regrets pour ces pauvres afamés qui avaient déjà dévoré par espérance ce que la barque apportait.

CHAPITRE III De la guerre des Sauvages Ce serait un miracle si deux nations se pouvaient accorder longtemps ensemble. L’entrée des Français dans la Gardeloupe avait été paciique, les Sauvages leur avaient rendu visite et ne portaient pas d’envie à leur établissement. Ils témoignaient le plaisir qu’ils recevaient de leur arrivée par les petits présents qu’ils ofraient et, pour leur faire connaître qu’on n’était pas sans ressentiment2 de leur amitié, on donnait quelques raretés de l’Europe à ces habitants de l’Amérique. Monsieur du Plessis, pendant qu’il vivait, était adroit par dessus tous à gagner leurs afections, en sorte qu’ils en font encore de l’estime. Mais la famine troubla cet heureux repos et les poitrines de nos Français se remplirent de haine, à mesure que leurs estomacs étaient vides de viande. Les Sauvages soit qu’ils eussent conçu 1. Dans la marge [N.d.a.] : “C’étaient des Maures, amenés de l’Afrique, qui sont esclaves”. 2. Reconnaissance. 151

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quelque crainte des Français après la mort de monsieur du Plessis, qui était leur support, soit qu’ils connussent qu’on était sans vivres, ne venaient point en traite1 et n’apportaient ni cochon, ni tortues, selon qu’ils avaient accoutumé. Les faméliques en murmuraient et criaient tout haut qu’on avait dessein sur leur vie, que les Sauvages les voulaient tous faire mourir, ils sollicitent le gouverneur à la guerre et lui représentent qu’il faut tout perdre de peur d’être perdu. Un de nos pères, qui voyait toutes ces menées et qui entendait toutes ces funestes plaintes, aborde monsieur de l’Olive, il lui remontre qu’il faut étoufer toutes ces clameurs dans leur naissance, qu’ils parlent plutôt par désespoir que par un dessein formé, que les seigneurs de la compagnie avaient recommandé surtout de conserver la paix avec les Sauvages, que la guerre serait dommageable sans proit et que toute l’utilité qu’il en fallait attendre aboutirait à une honte et à des massacres, qu’il y allait de l’intérêt de la conscience, qu’il n’était pas permis de ravir le repos et la vie à des Barbares après leur avoir ôté leurs biens, qu’ils s’étaient mis sous la protection de la couronne de France, que les Espagnols avaient été estimés cruels pour avoir fait mourir les habitants du Pérou, enin que Dieu serait protecteur de leur innocence injustement opprimée et juste vengeur des iniquités qu’on commettrait dans la guerre qu’on avait dessein de leur faire. Le gouverneur promet qu’il n’en ferait rien, qu’il n’avait jamais conçu un tel dessein dans son esprit, qui était autant éloigné de cruauté que de lâcheté. Dans cette contestation, voici trois pirogues2 de la Dominique, qui arrivent dans3 une semaine chargées de traites. On les reçoit accortement4 et, après les avoir contentées, elles s’en retournent. Cependant ces cruels boutefeux5 ne cessent de crier à l’arme, que ces Sauvages n’étaient venus pour autre dessein que pour les reconnaître, qu’il fallait aller prendre leurs vivres, brûler leurs carebets6, se saisir des femmes pour en faire des esclaves. Ce qui aigrit encore les afaires fut que les wareurs7, qui étaient à la pêche dans le Cul-de-sac, perdirent leurs lits, que les Sauvages dérobèrent. La nouvelle de ce vol, se mêlant avec les crieries des mutins, fut cause qu’on équipa une chaloupe. Notre père parle en même temps au gouverneur, le somme d’accomplir sa promesse, sa réponse fut qu’il allait seulement changer de quartier à cause que celui dans lequel il demeurait était stérile et extrêmement éloigné de l’arrivée des navires. Le prétexte était beau, mais je ne sais s’il changea d’avis dans son voyage. Il est vrai pourtant qu’il arriva à une habitation de Sauvages qu’il trouva prêts à partir. Il les assura de la vie et leur dit 1. Faire du commerce, des échanges. 2. Dans la marge [N.d.a] : “c’est une espèce de nacelle”. Une nacelle est un petit bateau qui n’a ni mât ni voile. 3. En. 4. Gentiment. 5. Ceux qui excitent des discordes. 6. Dans la marge [N.d.a] : “ce sont des espèces de maisons”. Ici les carbets. 7. Dans la marge [N.d.a] : “ce sont des hommes qui prennent des tortues avec des clous qu’ils ichent dans l’écaille de ces poissons”. Breton, dans son Dictionnaire, note que “le pêcheur (qu’on appelle vareur) … armé d’une grande perche … au bout de laquelle est le clou à vare auquel la ligne est attachée”, Cf. p. 179. 152

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qu’on n’avait pas fait cet équipage pour leur nuire. Quelques-uns prirent la fuite et on arrêta les autres. Ceux qui s’étaient échappés donnèrent avis à leurs compagnons de la descente des Français dans leurs habitations. Ceux-ci jettent leurs pirogues en mer, réservant dans un autre temps la vengeance de cette hostilité. Le gouverneur et ceux de sa suite résolurent de prendre cette habitation pour y bâtir un fort, à cause que la place était avantageuse, hormis qu’il n’y avait que de l’eau de pluie (on y a trouvé depuis1 une fontaine). Il envoie quérir à cet efet par la barque le reste des serviteurs, lesquels étant arrivés, une partie fut laissée au fort et l’autre conduite au côté de l’île qui regardait l’orient, qui s’appelle encore aujourd’hui le grand carbet. On commençait déjà à s’y établir, quand on aperçoit sur la mer deux pirogues qui faisaient voile vers la Gardeloupe. On crut que c’était pour la guerre, c’est pourquoi aussitôt qu’on eut reconnu que c’étaient des Sauvages, on court aux armes. Monsieur de l’Olive y est en personne qui encourage ses soldats par l’espérance du butin, ils se mettent en embuscade dans le lieu où ils devaient descendre. Ces Barbares, qui ne redoutaient pas de surprise, abordent la terre, tirent leur pirogue sur le sable, désembarquent leurs lits et en même temps les nôtres font une rude décharge de fusil sur eux. Les voilà bien étonnés, les uns se jettent dans le bois, les autres font résistance pendant que les plus forts repoussent une pirogue dans la mer ; aussitôt qu’elle fut en lotte, ils la font pencher d’un côté pour se mettre à couvert des mousquetades. Il y en eut un de tué, quelques autres de blessés. Le bagage fut pour nos Français, qui consistait en leurs lits, arcs, lèches et un canot. Dans cette déroute quelques Sauvages qui s’étaient jetés dans les bois usèrent d’un stratagème admirable, par lequel ils pensèrent surprendre les nôtres, ils se couvraient tout le corps d’une grande feuille verte, de telle sorte qu’ils ne paraissaient aucunement et, se glissant doucement d’arbre en arbre, tiraient sans cesse des lèches empoisonnées, jusque à ce qu’on se fût aperçu de leur ruse. Ils ne perdirent pourtant pas courage pour la perte qu’ils avaient faite, mais ayant dressé un nouvel équipage, ils retournent dans la résolution d’exterminer tous les Français. Les voilà donc arrivés sans qu’on s’en fût aperçu. Ils assiègent la case du grand carebet et l’environnent, ils ne cessent de tirer des lèches, cependant que quelques-uns s’échappent pour ramasser ceux qui étaient répandus dans le bois pour chercher leur vie et leur donner avis de l’arrivée des Sauvages ; comme ils retournaient tous dans la guérite, il y en eut de blessés et un de tué. Un Sauvage fut si téméraire que, tenant un tison en sa main, [il] courait vers la chapelle pour la brûler, après l’avoir pillée, mais à peine il fut découvert qu’un coup de mousquet le jette par terre. Le reste des Sauvages s’épouvante et, après avoir fait encore quelques eforts, ils prennent leur mort et s’en retournent. Ils en irent encore autant peu de temps après à la Case du Borgne2, puis ils n’usèrent plus que de surprise et voltigèrent continuellement dans les rivières du Cul-de-sac pour découvrir quelque canot3. Ce fut où plusieurs de 1. “du depuis”. 2. Dans la marge [N.d.a] : “qui était un autre quartier”. 3. Dans la marge [N.d.a] : “espèce de nacelle”. 153

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nos Français furent massacrés, soit par un défaut de vigilance, soit par un excès de travail, qui les obligeait plutôt à prendre leur repos qu’à poser une sentinelle.

CHAPITRE IV Des malheurs qui arrivèrent après cette guerre Il y a bien de l’apparence que la guerre qu’on avait entreprise contre les Sauvages n’était pas juste, puisque Dieu it connaître qu’il en était indigné par des événements funestes. 1. Plusieurs Français furent malheureusement massacrés, tant dans le Cul-desac, comme dans les habitations, lesquels après avoir misérablement servi d’objet à leur cruauté, ils eussent servi encore de mets à leur repas, s’ils n’avaient été détournés de manger des chrétiens depuis que quelques-uns d’entre eux ont crevé après avoir mangé des Espagnols à Portric1. Les Barbares ne font jamais bonne chair que des corps de leurs ennemis. 2. Nous avons une place des plus belles de l’île que les seigneurs de la compagnie nous ont donnée. Un de nos religieux qui restait seul dans la Gardeloupe s’y était retiré et, après avoir abattu du bois de ses propres mains, avait bâti une chapelle pour la commodité des habitants, avec une petite case pour sa demeure particulière. Le retour de monsieur de l’Olive de S. Christophle obligea notre père à lui donner une visite et le saluer en sa maison. Pendant qu’il lisait quelques lettres qu’on lui avait envoyées de France, voici un messager qui lui apporte la nouvelle de l’embrasement de notre case, où tous les ornements avaient été consommés2, les livres brûlés, les calices fondus, toutes les robes perdues, de telle sorte qu’il fut contraint de porter un méchant habit de toile de coton, jusqu’à tant que monsieur de Poincy, qui était venu à S. Christophle, en qualité de lieutenant général pour le roi, lui eut envoyé deux chaperons et deux scapulaires que des Hollandais avaient pillés dans un vaisseau d’Espagne. 3. Monsieur de l’Olive, gouverneur de la Gardeloupe, devint aveugle. Le temps était venu où tous ses serviteurs devaient avoir la liberté après un service de trois ans3. Les marchands de Dieppe, qui s’étaient rendus compagnons du proit qui proviendrait de la Gardeloupe, ne voulaient plus être compagnons de la dépense, ils manquaient de parole et de bonne volonté tout ensemble, de sorte que ses jardins si spacieux dans leurs étendues, si abondants en vivres étaient sur le point d’être perdus. Il avait envoyé plusieurs lettres et il n’en avait reçu aucune réponse. Ces déplaisirs le jettent dans une mélancolie ennuyeuse et cette mélancolie dans une frénésie si furieuse qu’il épouvantait tout le monde, il roulait les yeux dans la tête, il serrait les dents, fronçait les sourcils, tous ses membres changeaient de posture, il était agité de contorsions générales et l’efort des convulsions était si 1. Dans la marge [N.d.a] : “île de l’Amérique”. Il s’agit de Porto-Rico. 2. Détruits. 3. Il s’agit d’engagés. 154

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violent qu’il fût mort infailliblement, s’il n’eût été secouru par les remèdes d’un vieil opérateur1 appelé monsieur de Bussac (malheureux dans les pertes qu’il a faites, à la Gardeloupe, d’un navire, de toutes ses marchandises et de sa fortune) mais, ayant reçu une saignée et un cautère contre l’avis de cet expérimenté médecin, il perdit la vue et le jugement en même temps qu’il perdit la croyance qu’il devait avoir à ses conseils. Ce malheur en it naître un autre, parce que s’imaginant de recouvrer sa santé dans les eaux de quelques bains qu’il n’avait pu trouver dans les dogmes ni dans les drogues de la médecine, il se it porter à Nieve, qui est une île toute voisine de S. Christophle habitée par les Anglais. Pour lors monsieur de Poincy, lieutenant général pour le roi dans ces îles, le trouvant incapable de gouverner la Gardeloupe et de résister aux courses fréquentes des Sauvages, le retint à S. Christophle, et envoya dans sa place monsieur de Saboulies2 qui portait le titre de major général des îles.

CHAPITRE V De Monsieur de Saboulies Monsieur de Saboulies était natif de Languedoc, d’une très ancienne famille qui a toujours conservé la gloire de sa noblesse par la gloire de ses belles actions. Il commença à remuer le fer de la guerre quand les hérétiques continuaient à faire des remuements dans la France, il était bien aise d’ofrir à Dieu les prémices de ses armes et il allait d’autant plus hardiment aux attaques que la cause pour laquelle il combattait était juste. Il eut du commandement auparavant qu’il fut arrivé à la vingtième de ses années et il s’y comporta avec tant de prudence et de courage que c’était une chose assez diicile à juger s’il avait plus de générosité que de conduite. Il exerça la charge de major du régiment de monsieur de Hauquincourt3 dans la France et de major général dans les îles, jusqu’à ce qu’il fut envoyé par monsieur de Poincy, lieutenant général pour le roi, pour défendre la Gardeloupe des incursions des Sauvages. On lui donna une commission pour commander deux cents hommes qu’il choisit dans S. Christophle et qu’il emmena quant et soi4 à la Gardeloupe. Il voulut se loger dans un côté de l’île qui avoisinait de plus le Culde-sac, pour découvrir et courir plus facilement sur les Barbares, qui ne se sont servis jamais dans ce lieu que de surprise dans tous les massacres qu’ils ont faits de nos Français. Il a fait deux combats avec les Sauvages assez remarquables pour avoir résisté avec une poignée de soldats à plusieurs pirogues qui l’ont attaqué. Le premier s’est fait dans le grand Cul-de-sac où, étant arrivé, il aperçut une pirogue dans un petit îlet. Il prend soudain la résolution de la prendre. Il fait ajou1. Chirurgien. 2. Monsieur de Sabouilly ou de Saboulie, major aux îles. 3. Charles de Monchy, seigneur d’Hoquincourt, gouverneur de la ville et de la citadelle de Nancy (1636-1637), puis commandant des armées royales en 1652. 4. Avec soi. 155

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ter pour cet efet au soule du vent la force des avirons, et il les eût empêchés de mettre leur pirogue en mer, si d’autres n’eussent paru en même temps qui allaient perdre un petit canot où il y avait quatre Français. Il arrête sa conquête pour pourvoir à la sûreté des siens, il fait revirer la chaloupe et, ayant le vent favorable, il donne la chasse aux Barbares et assure les siens, qui avaient été si étonnés de se voir poursuivis par leurs ennemis qu’ayant crainte d’être perdus, même dans le secours qu’on leur donnait, se jetèrent à la mer pour attraper, ce leur semblait plutôt, la chaloupe. Pendant qu’on retirait ces gens transis de crainte et d’efroi, les Sauvages faisaient tomber une grêle de lèches, jusqu’à tant que nos Français fussent en état de se défendre. Cependant les pirogues des Barbares se rallient et tout ce que monsieur de Saboulies peut faire dans une si grande apparence d’être perdu fut de se battre en retraite. On lui chargeait les armes et il les tirait contre ceux qui étaient les plus ardents à le poursuivre. Il faisait deux efets par ces fréquentes décharges, premièrement il en tua quelqu’un et en blessa quelques autres, et puis il troublait la liberté de leur nage, de sorte qu’ils ne le pouvaient approcher de si près qu’ils eussent bien désiré, il se défendit autant de temps qu’il fut poursuivi et eut trois hommes de blessés, deux moururent de leurs plaies et le troisième perdit le bras. Le second combat arriva lorsque monsieur de Saboulies, voyant que ces Barbares ne se renfermaient pas dans leurs îles, prit dessein de faire un équipage pour les perdre. Il donna ordre à monsieur de la Vernade1, qui commandait à la Basse-terre sous lui, de choisir des hommes résolus, pour aller au Cul-de-sac et pour battre les Sauvages dans tous les lieux qu’ils seraient rencontrés, et que pour lui il irait par l’autre côté de l’île, avec résolution de les enfermer entre les deux équipages. Monsieur de Saboulies fait rencontre dans son chemin d’un nombre de pirogues chargées des dépouilles des Anglais. Il courut dessus celles qui lui étaient les plus proches, mais voyant que leur nombre grossissait toujours, il fut contraint de faire sa retraite dans un petit îlet. Le voilà aussitôt investi et assiégé de tous côtés par les pirogues des Sauvages qui ne cessaient de tirer leurs lèches. Nos Français faisaient une forte résistance et sitôt qu’on découvrait un Sauvage, on le saluait à coup de mousquet. On en tua un qui voulait paraître plus hardi que les autres, ceux-ci voyant un de leurs compagnons mort, changent leur colère en fureur et pour faire un dernier efort, ils levèrent le siège de l’îlet pour mettre toutes leurs femmes et leurs enfants à terre, ils retournent donc à la charge couverts de grosses pierres dont ils avaient bâti des remparts dans leurs pirogues pour se mettre à couvert contre les coups de mousquets. Quoique la ruse fût avantageuse pour leur sûreté, elle ne le fut pas pour la victoire, parce qu’après avoir fait quelques attaques assez légères, au lieu de mettre pied à terre, comme ils en avaient le moyen, ils furent pourtant contraints par la résistance de M. de Saboulies de s’en retourner avec leurs blessés et leurs morts. Cette dernière attaque qui ne leur réussit pas, fut cause qu’ils se renfermèrent dans leurs îles. Le nom de Saboulies commença de leur être un nom d’épouvante, leurs courses si fréquentes auparavant cessèrent, et 1. Un des capitaines de compagnie de l’île. 156

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n’osèrent plus rôder les côtes de la Gardeloupe, jusqu’à ce que M. Aubert1 passant par la Dominique2 les avertit qu’il y aurait d’ores-en-avant la paix entre eux et les Français, qu’il avait beaucoup de traites, dont il leur voulait faire présent, et qu’ils pouvaient venir en toute assurance à la Gardeloupe, dont il était le grand capitaine.

CHAPITRE VI Du Gouvernement de Monsieur Aubert Monsieur Aubert avait épousé la veuve de M. du Plessis, qui s’était retirée, comme j’ai dit, à S. Christophle après la mort de feu monsieur son mari et qui vivait toujours dans une haute estime pour la grandeur de sa vertu. Il prit dessein, après son mariage, d’aller en France pour obtenir des seigneurs de la compagnie la commission de gouverneur de la Gardeloupe. On lui en donna une de lieutenant général. Il it la paix avec les Sauvages en passant à la Dominique et puis alla droit à S. Christophle pour prêter le serment de idélité à M. de Poincy, lieutenant de roi. Il arriva trois choses assez remarquables durant son gouvernement. La première fut que quelques mécontents, ayant pris résolution d’enlever une barque, furent découverts, de sorte que redoutant le châtiment que méritait cette rapine prétendue, se jetèrent dans les bois après s’être munis de poudre, de plomb et de bonnes armes. Ils ne venaient plus dans les cases que pour demander leurs nécessités le pistolet au poing. Il y avait longtemps qu’on soufrait leurs insolences et leurs menaces. M. Aubert, croyant qu’il y allait de son honneur de n’endurer plus longtemps les mutineries de ces révoltés, assemble quelques-uns de ses oiciers, entre autres M. de La Ramée3, qui a toujours été trop mal récompensé de ses peines, ain de les prendre ou de les perdre. Après les avoir suivis longtemps, on les rencontre dans le fond d’une ravine, on tire dessus. Ceux-ci, qui étaient avantageusement placés pour se défendre, combattent généreusement4 et pour leur liberté et pour leur vie. Deux étant tués, les autres se rendent. On les envoie à M. de Poincy pour les condamner à un tel châtiment que sa grande prudence jugerait à propos. La seconde chose digne de remarque qui arriva fut le naufrage d’une barque. M. D’Aubert avait dessein de faire une pêche au Cul-de-sac. On équipe une barque à cet efet, plusieurs ivrognes se jettent dedans sous espérance d’y faire la débauche; il y avait des blasphémateurs horribles, des menteurs insupportables, d’autres encore plus vicieux ; les jeux, les railleries piquantes, les paroles déshonnêtes, les débauches, les médisances étaient leurs entretiens ordinaires, quand les 1. Jean Aubert, chirurgien dans l’île de Saint-Christophe, puis capitaine d’une compagnie dans l’île de Saint-Christophe. Il devient de 1640 à 1643 lieutenant général de la Guadeloupe. Il avait épousé la veuve de l’ancien gouverneur du Plessis. 2. Dans la marge [N.d.a] : “qui est une île, qui sert de retraite aux Sauvages”. 3. Un des capitaines de compagnie de l’île. 4. Courageusement. 157

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voilà surpris d’un coup de vent furieux qui fait tourner la barque sur le côté, le monde roule en même temps dans la mer, ceux qui ne savaient pas nager se saisissent qui d’avirons, qui de planches, qui de barils et de cofres, d’autres se sauvèrent sur le foyer. M. Aubert rencontra par bonne fortune un faisceau de piques qui le soulagea beaucoup dans la diiculté qu’il avait à nager avec ses habits mouillés. 13 furent noyés et le reste se sauva dans un canot qui était à la pêche. En troisième lieu, il y eut des tempêtes horribles qu’on appelle ici ouragans. Dans ces orages, le vent est extrêmement impétueux et fait le tour du compas, c’est-à-dire, il soule de tous les côtés du monde, ce qui fait qu’il n’y a pas presque de sûreté pour les navires et qu’il faut qu’un arbre soit bien enraciné pour ne pas céder à cette violence. Il y eut trois de ces tempêtes dans une même année, durant lesquelles on vit à S. Christophle 30 ou 32 vaisseaux perdus, une partie de l’équipage noyé, des cases renversées, des vivres arrachés, des arbres rompus et tous les pétuns1 emportés. Le dégât ne fut pas si grand à la Gardeloupe, il est à croire, sauf meilleur avis, que c’est à cause que la terre n’est pas si découverte qu’à S. Christophle. Je devais ici mettre le premier voyage d’un de nos pères aux Sauvages, parce que c’était son lieu, mais cela mérite bien un chapitre particulier.

CHAPITRE VII Le voyage du révérend père Raimond aux Sauvages La paix étant faite avec les Sauvages, nos pères résolurent de faire la guerre au diable, en retirant nos Barbares de l’aveuglement de leur paganisme. Le révérend père de La Mare2, qui était pour lors supérieur de la mission, disposa de telle sorte l’esprit de M. Aubert, qui avait toujours fait obstacle à ce dessein par une raison d’État, qu’il conniva3 enin à ce voyage, au moins en apparence. Ce bon père qui prenait cette connivence pour un consentement véritable, tirant des forces de l’extrémité de sa faiblesse, pratique4 un capitaine sauvage ain qu’il le reçût dans sa pirogue et, en ayant obtenu la promesse, il se traîne jusqu’au logis de monsieur Aubert pour lui dire adieu et pour l’avertir qu’il s’en allait à la Dominique, mais il l’arrêta tout court, par crainte qu’il avait qu’on ne maltraitât ce bon père et que la cruauté de ces Barbares n’obligeât les Français à une seconde guerre. Mais le révérend père Raimond5 soupirait il y avait longtemps après ce voyage. Il avait demandé même avec importunité cette licence à son supérieur, sans être dégoûté aucunement par des refus mortiiants, de sorte que le révérend père de La Mare, eicacement touché et par l’inspiration du S. Esprit et par les ferventes 1. Le tabac. 2. Nicolas de La Mare (1589-1642). Ce dominicain arrive en Guadeloupe en 1640 mais, gravement malade, il décède peu après. 3. Fit semblant de consentir. 4. Intrigue avec. 5. Raymond Breton. 158

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prières de son religieux, consentit à ses demandes, à condition qu’il retournerait dans six semaines, ain qu’il fît un véritable rapport de tout ce qui se pouvait faire dans la Dominique pour la gloire de Dieu et pour la conversion des Sauvages. Il sortit donc de la Gardeloupe accompagné du frère Charles de S. Raymond1, le 19 de janvier 1642, avec la bénédiction et obéissance2 du supérieur. Étant arrivé à la Dominique, il it demander par un truchement à un des principaux capitaines sauvages s’il n’agréerait pas qu’il demeurât avec lui pour quelque temps. Celuici, soit qu’il eût crainte qu’on y allât pour prendre possession de sa case et pour ravir ses femmes, soit que le diable voulût mettre obstacle à l’instruction de ces Barbares, répondit froidement qu’il n’y consentirait jamais. Un autre capitaine qui repassait de la Gardeloupe à la Dominique dans le même navire dans lequel notre père était embarqué, lui ofrit sa case, qu’il accepta joyeusement mais comme ils n’ont non plus de idélité que de religion, il se dédit de sa promesse. On lui représente3, comme on s’était ié à sa parole, qu’on ne lui serait point à charge et qu’on n’avait aucun dessein ni sur ses biens, ni sur ses terres, mais que tout le sujet de ce voyage n’était que pour leur étaler les richesses du Ciel et les arracher de la servitude du diable. On fait ajouter à ces raisons les prières de son neveu qui s’adresse au ils aîné de ce capitaine, l’aîné à son père pour obtenir de lui seulement une permission de rester dans sa case, au moins jusqu’au retour du navire qui allait à la Martinique. Ce capitaine cède enin aux prières de ses plus proches. C’est chose étrange qu’après ses repas ordinaires, il dérobait quelque chose de son repos pour repaître son esprit des lumières que notre père leur donnait touchant les vérités de notre religion, qu’il écoutait attentivement, et pour preuve qu’il en faisait beaucoup de cas, il envoyait le plus jeune de ses enfants pour apprendre à prier Dieu et voulait qu’il demeurât la meilleure partie du jour avec lui, ain que sa conversation fût autant eicace pour son instruction que sa parole. Notre père fut contraint de sortir de la case de ce capitaine, parce qu’il allait faire la guerre à la Terre Ferme, de sorte qu’il fut obligé de rechercher un autre capitaine nommé le Baron4, qui promit de le recevoir dans sa case. Ses enfants l’embarquent dans un canot si petit que c’est un miracle comme il peut résister si longtemps aux lots écumants d’une mer orageuse, telle qu’elle était quand il voguait dessus. Il arriva pourtant plutôt par un secours du ciel que par un efort humain et demeura assez longtemps dans la case de ce Baron, grand ami des Français. Il fut contraint de faire ses libéralités 1. Dans la marge [N.d.a] : “il a été noyé, retournant de la Gardeloupe l’an 1649”. Charles Pouzet dit de Saint-Raymond († 1649), frère dominicain, arrivé à la Guadeloupe en même temps que Vincent Michel et Dominique le Picart, début octobre 1640 ou 1641. Il a accompagné Breton dans ses voyages à la Dominique auprès des Caraïbes. Il a également fait un aller-retour en France en 1645 pour demander du soutien. Il revient, bredouille, le 30 décembre 1647. En 1649, il est renvoyé en France. Il périt sur le bateau. 2. Congé donné par un supérieur, permettant à un religieux d’aller en quelque endroit. 3. Montre. 4. Baron, de son vrai nom Callamiéna, est l’un des “capitaines” caraïbes de la Dominique. Il est l’hôte privilégié de Breton lors de ses missions dans l’île. 159

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et de donner quelque chose à une ininité de personnes, comme cristal, rassade1, couteaux, haches, serpes, sans qu’il pût jamais léchir les mauvaises volontés des femmes barbares, qui témoignaient dans toutes les rencontres l’aigreur envenimée de leur courage2, non seulement elles refusaient de donner à manger à notre père et à son compagnon, mais elles ajoutaient de grosses menaces à leur avarice. De sorte que, si le compagnon de notre père n’eût été adroit à la pêche, ils eussent été tous deux en grand danger de mourir de faim. Cependant le temps de leur mission s’expirant, ils commencent à penser à leur retour, pour faire leur rapport au révérend père de La Mare, supérieur de la mission, de ce qu’on pouvait faire dans la Dominique pour la conversion des Sauvages. Une pirogue de hasard venait à la Gardeloupe, ils prirent cette occasion, mais toutes les femmes s’assemblent pour détourner le capitaine de ce voyage, elles lui représentent que les Français n’avaient fait qu’une paix plâtrée3, qu’on lui casserait la tête, que leurs rioches4 les en avaient avertis. Notre père les avait désabusés5 souvent par le moyen de son interprète touchant les tromperies de ces rioches, qu’ils n’étaient que des oracles trompeurs, que toutes leurs prédictions n’avaient de l’appui que sur le mensonge et qu’ils ne les voulaient obliger à une seconde guerre que pour les obliger à leur ruine. Enin ce Baron, qui avait grande coniance aux Français, ne peut être arrêté par les conseils de ses plus proches. Il s’embarque avec notre père, son compagnon, et tout son équipage, mais comme ils étaient en haute mer, les voici abordés d’un canot dans lequel les femmes s’étaient embarquées avec de gros bâtons qui donnèrent l’alarme à notre père et qui dirent au Baron qu’on avait mis des Sauvages aux fers à la Gardeloupe, qu’on avait retenu trois de leurs femmes et que leurs rioches les avaient assurés de cette équipée. Le Baron aborde notre père, qui lui persuade le contraire, qu’il vînt hardiment, que lui-même demeurerait dans sa pirogue comme en otage, pendant qu’il descendrait à terre pour voir s’il y aurait des Sauvages enchaînés et des femmes arrêtées. Ces ofres lui irent prendre résolution de passer outre et [il] arriva à la Gardeloupe, où notre père apprit pour première nouvelle la mort du révérend père de La Mare, lequel ayant un zèle plus ardent lorsque le lambeau de sa vie commençait à s’éteindre, avait défendu aux autres pères de rappeler le révérend père Raimond de la Dominique. Il fut élu supérieur à son retour, parce qu’il était expédient6 que celui qui en avait la charge s’en retournât en France pour donner à connaître à notre commissaire les nécessités de notre mission. 1. 2. 3. 4.

Petites perles de verre. Disposition du cœur. Réconciliation qui n’est ni sincère, ni durable. “ce sont leurs dieux”[N.d.a]. Ce terme est aussi utilisé chez Rochefort qui explique que “quelquesuns disent qu’ils appellent leurs faux dieux des Rioches mais c’est un mot qui n’est pas de leur langue, il vient de l’espagnol”, Cf. liv. II, chap. XIII, p. 164. Chevillard déinit les rioches comme étant “une espèce de marionnettes de France, ou marmousets de coton”. 5. Il avait fait en sorte qu’ils ne soient plus trompés. 6. Utile, opportun. 160

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CHAPITRE VIII Le gouvernement de monsieur Houël Nous voici enin arrivés à la description d’un gouvernement sous lequel j’ai vécu l’espace de six ans et où j’ai remarqué plus de révolutions que dans un grand Empire, puisqu’on a vu un lieutenant général de l’île chassé, un autre mis à la chaîne, des révoltes de peuple, des traités de paix, des persécutions de l’Église, des religieux bannis, des innocents opprimés, des coupables récompensés, des capitaines pendus, enin de perpétuelles vicissitudes plus funestes qu’agréables. Il y avait environ dix à onze ans que l’île de la Gardeloupe avait été habitée par les sieurs de L’Olive et Du Plessis, quand monsieur Houël, espérant y établir les fondements d’une fortune éclatante, se résolut de demander la commission de gouverneur aux seigneurs de la compagnie, dans le corps desquels il avait été un peu auparavant reçu. Il l’obtint facilement et prit le dessein de s’embarquer à la Rochelle, tant pour éviter la diiculté de la navigation que l’on trouve dans la Manche (qui est ce détroit de mer qui se rencontre entre les côtes de la France et celles de l’Angleterre) que pour n’être surpris par des navires ennemis qui courent, pillent, écument plus ordinairement cette partie de l’océan. Cependant à peine avait-il levé l’ancre dans la compagnie de deux ou trois vaisseaux, qu’il se voit investi de frégates dunkerquoises qui reconnurent longtemps les navires en virant et revirant tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Mais monsieur Dumée1, qui commandait un vaisseau de roi, vint au secours, écarte ces pillards, et eut la bonté de tirer le vaisseau de M. du Houël avec une hansière2 jusqu’à une telle hauteur qu’il ne devait plus redouter ces ennemis, qui ne s’éloignent pas ordinairement des côtes. Après avoir évité les pilleries des Dunquerquois, il fallut soufrir la violence d’un orage qui pensa3 perdre le vaisseau : il était en pleine mer, au milieu de sa traverse, quand voici une nuée toute grosse et de pluie et de vent qui se crève, la mer s’irrite, les lots écument et, venant avec leurs replis épouvantables, semblaient à chaque moment devoir engloutir le navire. On ne voit plus que montagnes et que précipices, les unes s’élèvent pour le perdre, par après les autres s’approfondissent pour l’abîmer4. M. Houël qui entend assez bien la marine, commande aux matelots de faire tous leur devoir, les uns amènent les voiles tout bas, les autres se saisissent du gouvernail et, pour ce que la tempête fut opiniâtre et longue en ayant duré 3 jours, craignant que le mât par la pesanteur ne concourût à faire ouvrir le vaisseau, on crut, après avoir consulté, qu’il était nécessaire de le couper, le voilà aussitôt dans la mer. Cela n’apaisa pas pourtant la tempête, laquelle poussant la 1. Nicolas Le Roy, sieur du Mé, capitaine de la marine du roi, avait participé à l’expédition de Cahusac aux Antilles en 1629. 2. Haussière : cordage de marine. 3. Fut sur le point de. 4. Précipiter dans un abîme. 161

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fureur de ses lots par dessus le tillac, emporta un matelot qui s’occupait à faire l’exercice de sa charge. Enin le vent s’alentit1, les lots s’apaisèrent, l’orage cessa et M. Houël poursuivit sa route avec son seul mât d’avant, il arrive à la Gardeloupe et fut obligé de mouiller dans un lieu où on n’a pas accoutumé de jeter les ancres, pour pouvoir prendre des eaux, dont il avait une extrême disette. Dans ce temps-là, le sieur Aubert commandait dans la Gardeloupe en qualité de lieutenant général de l’île, lequel sachant que M. Houël avait2 abordé, fait équiper un canot pour le congratuler de sa venue, le prie de mettre pied à terre, faire lire sa commission à la tête des compagnies, commande qu’elle soit enregistrée au grefe. Enin, il fut constitué gouverneur avec des satisfactions générales de tout le peuple. Dans la donation que sa majesté très chrétienne a faite des îles de l’Amérique aux seigneurs de la compagnie, il ne s’est réservé que la puissance de mettre un lieutenant de sa part, pour prendre garde qu’il ne se passe rien au détriment de la gloire du nom Français et pour obvier3 aux descentes des Espagnols, qui en passant pour aller droit au Pérou4, pouvaient faire un enlèvement de tous les biens que ces colonies françaises avaient acquis avec beaucoup de peines. Les autres gouverneurs, constitués par l’autorité des seigneurs de la compagnie, doivent lui prêter le serment de idélité. M. Houël, immédiatement après son arrivée, alla à S. Christophle, où M. de Poincy commandait en qualité de lieutenant de roi, mais ce fut simplement pour lui rendre visite, à cause, disait-il, qu’étant du corps de la compagnie, cette soumission, quoique raisonnable, préjudicierait à la gloire de sa dignité. J’ai bien voulu rapporter ceci, pour ce que ce refus a été le fondement de toutes les piques qui sont intervenues entre monsieur de Poincy et M. Houël et que, l’un croyant être assez puissant pour l’obliger à son devoir, l’autre assez appuyé pour le dénier, ont donné sujet à une ininité de maux qui ont énervé5 les forces de ces colonies, ruiné des familles, exilé des misérables et fait soupirer ceux qui étant opprimés n’avaient presque plus la liberté de respirer. Le gouverneur de la Gardeloupe, étant retourné dans son île, regarda avec dédain le sieur Aubert et tâcha adroitement de lui faire pièce6 dans toute sorte de rencontres. Il se croyait assez suisant pour gouverner tout seul et ne pouvait soufrir en aucune façon de voir son autorité partagée. Cette ambition, qui tourmenta autrefois les deux fondateurs de Rome, occupait son esprit et son cœur fut allumé d’une étincelle de passion qui porta heodoric à tuer Odoacer, roi des Lombards, au milieu des délices d’un festin7. De sorte que ne trouvant, à ce 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7.

Diminua. “était”. Faire obstacle. Sur le continent. Afaibli. Faire obstacle. héodoric (ca 455-526), roi des Ostrogoths, fut envoyé en Italie par l’empereur byzantin pour destituer Odoacre (ca 433-493), roi des Hérules et patrice d’Italie dès 476. héodoric s’empara de Ravenne et assassina son rival en 493. 162

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qu’on dit, des causes véritables pour perdre son ennemi, il fut obligé de supposer un crime de lèse-majesté, savoir que le sieur Aubert avait sollicité les Sauvages au meurtre de tous les Français qui étaient dans la Gardeloupe et, pour convaincre le criminel prétendu, on n’avait qu’un témoin qui fut jeté dans un cachot, chargé de chaînes et épouvanté de menaces et puis, alléché par l’espérance d’une fortune éclatante, s’il voulait dire non pas ce qu’il savait mais ce que ces messieurs souhaitaient, c’est-à-dire non pas une vérité mais un mensonge. Après beaucoup de résistance, l’ennui de se voir enferré, la servitude honteuse et malheureuse de son emprisonnement lui délia la langue pour la dénonciation d’un innocent, par laquelle il se disait complice du dessein projeté de faire massacrer tous les habitants de la Gardeloupe par les Sauvages. C’était trop dire pour des chicaneurs qui irent le procès à ce pauvre accusé sur une simple déposition et, pour autoriser l’injustice de ces procédures, alléguèrent la personne de notre supérieur qui avait, à leurs sollicitations très importunes, assisté à la déposition de ces mensonges extorqués. Ce pauvre proscrit, M. Aubert, crut qu’il était à propos de chercher ses sûretés. Il se jette entre les bras de M. de Poincy, général de toutes les îles, implore sa protection. Il fut reçu avec ces courtoisies qui sont tout à fait naturelles à ce brave seigneur, qui lui promet de le défendre contre la violence de ses ennemis et lui donne charge de premier capitaine pour sceller la vérité de ses paroles par la production de quelque bon efet. De plus le regret de cette injustice lui it lâcher quelque parole contre la formalité de cette chicane et contre l’iniquité du délinquant, savoir qu’il renverrait cet écolier, tiré de dessous la férule d’un pédant, manger du pain de Gonesse1. Cette simple menace mit l’alarme dans l’esprit de M. Houël et, ne croyant pas être en assurance dans son île, il s’imagina qu’il devait chercher un asile dans la France. La résolution fut presque aussitôt prise qu’agitée. Après avoir pourvu autant que la nécessité d’un voyage empressé le pouvait permettre à la conservation de la Gardeloupe, garni de requêtes, signées par la plupart des habitants qui y avaient été obligés par contrainte, par lesquelles on demandait la condamnation de celui qui avait voulu commettre un meurtre, d’autant plus funeste qu’il était plus général, il s’embarqua avec son témoin, à qui on promettait toujours un avantage capable de faire sa fortune, dans un navire de S. Malo, où il arriva assez heureusement, mais pendant qu’il est occupé à instruire son juge et poursuivre son procès, disons un mot de ce qui se passa dans la Gardeloupe pendant son absence. M. Houël laissa un lieutenant, avec commission pour commander en sa place, nommé Marivet2. Il avait été reçu et accepté par tous les oiciers de l’île, il s’acquittait passablement de sa charge, quand il vit que l’intendant de la maison du gouverneur le sépare de sa table, s’unit avec quelques oiciers mécontents, censure ses actions et déclare hautement qu’il ne soufrirait jamais que cette île, 1. Petit pain, fabriqué à la façon de Gonesse, appelé aussi pain de chapitre. 2. Marivet, commis général de la Compagnie des îles, assume la lieutenance générale de la Guadeloupe pendant l’absence de Charles Houël en 1643. Il est juge à la Guadeloupe. 163

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qu’il devait conserver pour son maître, tombât entre les mains de M. Poincy, qu’un traître pourtant la voulait vendre mais qu’il fallait l’empêcher de la livrer. Ils consultent assez grossièrement ce qu’il était à propos de faire, le résultat de leur conciliabule fut qu’il fallait emprisonner le lieutenant de M Houël. On exécute cet arrêt avec autant de violence que d’imprudence, on met ce criminel prétendu aux fers, on le charge d’une grosse chaîne, on lui donne des gardes et, comme si on l’eût voulu ensevelir tout vivant, on ferme tous les trous par lesquels il pouvait avoir la consolation de voir la clarté du soleil. Tout le monde murmure de cette injustice, les petits s’en plaignent, les grands en menacent, les missionnaires qui sont de l’ordre des frères prêcheurs en parlent publiquement dans leurs chaires. Mais c’était chanter la musique devant les tigres que de remontrer à ces bourreaux leur devoir. Ils s’en rendent plus opiniâtres et prennent des résolutions cruelles de traiter le lieutenant avec plus de rigueur. Toute la consolation des gens de bien était que M. Houël, ne soufrirait jamais cette écorne1 à son autorité, qu’il châtierait exemplairement ces mutins et que, par la loi du talion, il emprisonnerait ces geôliers et ces juges, qui avaient si iniquement accusé, jugé et condamné un innocent, sans qu’il eût aucunement la liberté de se défendre. Ces considérations arrêtèrent les plus zélés pour la justice, qui soupiraient continuellement après le retour du gouverneur, pour mettre sinon la paix, au moins apporter quelque ordre parmi tant de brouilleries. M. Houël retourna, après avoir fait condamner aux galères son témoin, pour la récompense de l’avoir servi. Il arriva dans la Gardeloupe dans l’octave de l’Ascension 16352. D’abord son lieutenant fut élargi. Chacun attendait de voir des punitions rigoureuses de ces fripons, qui avaient pensé perdre l’île par leurs violentes menées. Mais on leur donna une abolition3 générale, pour ce que sa sainteté avait concédé miséricordieusement à toute la chrétienté un jubilé pour procurer la paix entre les princes chrétiens4. Cette indulgence indiscrète, donnée contre l’attente de tout le monde, a fait soupçonner, ou plutôt croire à la plupart de ceux qui ont pris peine de raisonner sur cette afaire, que ces injustices avaient été commises par son ordre et qu’on avait donné un bien en apparence pour faire un mal en vérité. La lieutenance avait été un leurre pour pendre cet oiseau. Le temps s’écoulait assez doucement, quand on eut avis que M. de hoisy5, qui venait pour être lieutenant de roi dans S. Christophle en la place de M. de Poincy, était à la rade de la Gardeloupe, dans un vaisseau de roi, accompagné d’une lorissante jeunesse. Il fut reçu avec un consentement universel de tout le peuple. La Gardeloupe n’était pas le lieu où il devait faire son séjour mais bien à S. Christophle, qui est une île 1. 2. 3. 4. 5.

Atteinte. Erreur, il faut lire 1645. Un pardon. Jubilé non identiié. Patrocle de hoisy, un proche de la reine régente Anne d’Autriche, est fait lieutenant général du roi pour les îles en 1645. Il se heurte à son arrivée à l’hostilité de Poincy, gouverneur de SaintChristophe. 164

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bien habitée. Il s’alla présenter à la rade de cette île, il donna charge au lieutenant de ses gardes de porter sa commission pour être lue et reçue. Mais l’afaire ne succéda pas de la façon qu’il s’était imaginé, on le refusa tout net, pour ce que M. de Poincy croyait que le roi était très mal informé de ses déportements, qu’on ne pouvait pas lui ôter la charge, sans une cause très prégnante, que sa majesté ne prétendait pas dans une commission qu’il donnait à quelque serviteur en ruiner un autre et qu’ayant fait des dépenses excessives, pour la conservation des îles en général, et pour son établissement particulier, il devait être dédommagé, à quoi on n’était pas résolu. Toutes ces raisons furent cause pourquoi M. de Poincy ne voulut pas permettre que la commission de M. de hoisy fût lue, ce qui l’obligea à se remettre en chemin, pour retourner à la Gardeloupe, où les seigneurs de la compagnie lui avaient accordé de rester, supposé le refus de M. de Poincy, autant de temps qu’il serait nécessaire pour l’accommodement de ses afaires. Il vivait à la Basse-terre dans le logis qui avait autrefois appartenu au lieutenant général de l’île ; M. Aubert, en réputation d’honnête homme, y donnait ses ordres et ils étaient idèlement exécutés. Il commandait et il était obéi. Tout le monde avait autant d’amour pour sa bonté que de crainte pour sa grandeur. Il composait les diférends des habitants, sans aucune formalité de chicane, il recevait les vaisseaux et traitait les capitaines avec toutes les civilités possibles, à la réserve d’un nommé Manseld1, qui, pour une désobéissance formelle et un discours téméraire, avait reçu un traitement de coups de cannes. Cette intrigue dans les afaires donna de puissantes pensées de jalousie à M. Houël, il s’en plaignit en particulier à ses amis et puis en général à tout le monde, qu’il n’exerçait pas la charge de gouverneur, de laquelle il avait une authentique commission, qu’un général ne se devait mêler de la police mais seulement de résister aux attaques des ennemis de la couronne de France, si l’ambition ou l’avarice les portait à vouloir ravir aux colonies françaises la possession de leurs biens, qu’il l’avait reçu charitablement comme hôte et non pas comme politique. Ces divisions demeurèrent longtemps étoufées, de part et d’autre, et chacun tâchait à fortiier son parti. Nous autres religieux nous ne fûmes jamais plus civilement courtisés, ni2 plus avantageusement pourvus de tout ce qui nous était nécessaire. Tous deux nous disaient leurs plaintes mais, en qualité de chrétiens et de pasteurs des lieux, nous tâchions d’étoufer ces dissensions de leurs cœurs et d’adoucir les aigreurs de leur esprit, qui ne pouvaient rien produire que de funeste. Dans la conjecture de ces temps, M. de hoisy fut assez mal conseillé de faire une ordonnance, par laquelle il défendait à tous les habitants, de quelque qualité et condition qu’ils fussent, de sortir de son île sans congé donné de sa main, scellé de ses armes, ce qui préjudiciait notablement aux libertés des immunités ecclésiastiques et principalement 1. Jean Mansel ou Manfeld, capitaine de navire d’origine dieppoise. Il comparaîtra devant les juges de Saint-Malo en 1647, après la plainte de hoisy. 2. “n’y”. 165

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au dessein, qui devait être exécuté dans trois jours, qu’avait un de nos religieux, nommé père Raimond Breton, de continuer à travailler dans la Dominique qui est une île remplie de Barbares à leur conversion ; nous nous opposâmes à l’iniquité de cette ordonnance et nous l’arrachâmes courageusement du poteau où le crieur l’avait attachée et, moi qui écris les lignes, j’allai chez lui à sa requête, pour lui rendre raison de la justice de mon fait. Il reconnut quoi qu’assez tard la faute qu’il avait commise et, oubliant tout le passé, il ne nous traita plus qu’avec des respects, dont le moindre était capable d’étoufer tous les plus vifs ressentiments d’un esprit ulcéré. Nous n’épousâmes pourtant aucunement son parti qu’autant qu’il était juste et, comme nous n’avions jamais léchi par la terreur des menaces, aussi nous n’avons jamais été gagnés par les amorces des promesses. La vertu, qui a toujours conduit nos actions, nous a enseigné que nous devions être médiateurs de la paix et non pas les allumettes de la guerre. C’eût été un grand avantage pour beaucoup de familles, si les divisions entre M. de hoisy et le gouverneur de la Gardeloupe eussent été aussi facilement apaisées mais elles augmentaient en vieillissant et on it une malheureuse levée de bouclier qui a pensé perdre l’île. Pour faciliter l’intelligence de ceci, il est à propos de savoir que M. de hoisy ayant été refusé pour général à S. Christophle par la résistance de M. de Poincy, il arriva dans cette île (je veux dire S. Christophle) ce qui se voit ordinairement dans les divisions civiles, les esprits étant partagés aussi bien que les cœurs, ils attendaient une occasion favorable pour partager leurs forces. Dans ce temps, M. de Poincy, qui tendait à la conservation et de ses intérêts et de son honneur, écartait adroitement tous ceux qu’il connaissait n’être afectionnés pour sa personne, parmi lesquels deux cousins de M. du Parquet1, gouverneur de la Martinique, se rencontrèrent, qui se réfugièrent dans cette île commandée par leur parent, à qui ils rapportèrent les violences avec lesquelles ils avaient été chassés de leurs biens, et de S. Christophle. Cet exil forcé it naître dans l’esprit de M. du Parquet un puissant désir d’une juste vengeance. Il communiqua son dessein au sieur Bontemps2, capitaine de roi, qui avait apporté M. de hoisy, par ordre de la reine régente, et qui vendait pour lors quelques traites3 à la Martinique. Sans délibérer plus longtemps, les voilà embarqués, [ils] arrivent dans la Gardeloupe, où ils proposèrent à M de hoisy le dessein qu’ils avaient pris de réduire l’île de S. Christophle, qui était rebelle, sous son obéissance, que deux capitaines, à savoir M. de La Fontaine et Camot4, résidant dans ce lieu lui prêteraient main-forte, que tous les habitants soufraient avec peine le joug trop 1. Jacques Maupas de Saint-Aubin, cousin de Jacques Dyel du Parquet, commandant par intérim de la Martinique en 1651. Jean Le Comte (1614-1654), cousin de Jacques Dyel du Parquet et gouverneur de la Grenade (1649-54). 2. Bontemps a amené hoisy sur son navire en 1645. 3. Dans l’original “traités”. 4. Louis Haussier, dit de la Fontaine et Antoine Camot, deux capitaines de Saint Christophe, reçurent une commission de gouverneur de Marie-Galante le 8 février 1647, mais ils n’exercèrent jamais leur gouvernement. 166

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impérieux de leur général, qu’en tout cas l’on pourrait facilement se saisir des personnes de ses deux neveux, Lonvilier et hreval1, et que le déplaisir de les voir dans une prison l’obligerait à un accommodement. Toutes ces espérances leur font lever l’ancre de la rade de la Gardeloupe [si bien] qu’ils mouillent aux Nieves (qui est une petite île toute contiguë à S. Christophle, habitée par les Anglais) environ à cinq heures du soir. La nuit, on équipe une chaloupe, dans laquelle le sieur du Parquet se mit, accompagné de ses deux cousins. Il va droit à la maison de M. de La Fontaine, un des premiers capitaines du quartier, qui monte toute la nuit à cheval, pour avertir ceux qu’il savait être afectionnés pour M. de hoisy, les troupes se grossissent, qui prennent les deux neveux de M. de Poincy et les mettent dans une chaloupe qui les porte aussitôt dans ce vaisseau de roi qui était encore à l’ancre aux Nieves. M. de Poincy apprend en même temps et l’enlèvement de ses deux neveux et la révolte de ses habitants. Ces deux nouvelles, également aligeantes, ne lui abattirent point le courage mais, sachant très bien que le retardement était l’unique faute qu’il pouvait faire dans cette rencontre, [il] monte promptement à cheval accompagné de ses gardes, suivi de ses plus idèles oiciers, et se mit à la tête de douze cents hommes. Cependant les sieurs de La Fontaine et Camot avec leur compagnie s’étaient saisis d’un tertre très avantageux pour bien incommoder les troupes de M. de Poincy mais leurs soldats, épouvantés par cette petite armée qui approchait en bel ordre et se déiant de leur faiblesse, se déilèrent malgré tout le courage que leur donnait le sieur de La Fontaine qui, ne voulant point passer pour un téméraire, it sa retraite assez heureusement dans les bois, où il a vécu avec son compagnon jusqu’à tant qu’il a rencontré la commodité d’un vaisseau lamand qui le passa à Flexingue et, de là, est retourné en France où, ayant reçu un nouvel emploi pour établir une colonie dans la Terre Ferme de l’Amérique, envoyé par M. le Baron d’Ormeil2 et étant descendu à terre pour reconnaître les lieux accompagné de vingt et deux hommes et d’un bon père capucin de la province de Paris nommé le père Paciique de Provins3, on ne sait ce qu’il est devenu, s’il est encore vivant ou s’il a été massacré des Sauvages. Le sieur du Parquet sachant que son dessein n’avait pas réussi, se réfugia dans la maison du général des Anglais, qui fut assez lâche de le livrer entre les mains 1. Robert de Longvilliers, chevalier, seigneur de Poincy (ca 1613-1666), neveu du commandeur de Poincy. En 1635 il est capitaine de la forteresse et habitation de Trois Rivières au Canada, puis capitaine à Saint Christophe, pour laquelle il obtient une commission de gouverneur le 3 juin 1644 pour trois ans. Le 16 mars 1648, il est commis gouverneur de la partie française de SaintMartin. Philippe de Lonvilliers écuyer, sieur de Treval, neveu du commandeur de Poincy. 2. En 1647, le baron de Dormeilles a le projet de coloniser la Terre Ferme. Mais devant les diicultés, il abandonne l’entreprise qui sera conduite par son lieutenant La Fontaine. 3. Le capucin Paciique de Provins (1588-1648) s’embarque en 1645 pour les Antilles. Commissionné comme préfet apostolique, il y visite les îles de la Martinique, de la Dominique et de Marie-Galante, avant de s’établir, pour quelques mois, à la Guadeloupe, où il rédige sa Brève relation du voyage des îles de l’Amérique. Cf. Paciique de Provins et Maurile de St Michel. Missionnaires capucins et carmes aux Antilles. Édition critique de B. Grunberg, B. Roux, J. Grunberg. Paris : L’Harmattan, 2013, 384 p. 167

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de M. de Poincy, qui le mit en prison et le garda pour en faire un échange dans l’opportunité de quelque occasion avec ses deux neveux. De grands maux suivirent ce remuement, mal conçu, mal digéré et plus mal exécuté. Premièrement on chassa de l’île tous ceux qu’on soupçonnait être partisans de M. de hoisy, on pilla leurs biens, on emporta leurs meubles et, après toutes ces pertes, ils étaient contraints de s’embarquer dans le premier vaisseau qui se présentait à la rade sans autre rafraîchissement qu’une grêle de coups de bâton. En second lieu, on it sortir les capucins qui étaient missionnaires dans S. Christophle pour deux raisons, pour avoir donné à manger à M. du Parquet gouverneur de la Martinique auparavant qu’il se fût jeté entre les bras du général des Anglais, et pour avoir paru à la tête des compagnies des sieurs La Fontaine et Camot et leur avoir départi la bénédiction lorsqu’ils étaient sur le point d’aller à la charge. M. de Poincy crut qu’il était1 très dangereux pour lui de soufrir des personnes dans son île si peu portées pour ses intérêts. En troisième lieu on donna longtemps la chasse à ceux qui s’étaient retirés dans les montagnes, on en tua quelqu’un par embuscade, on en it mourir quelqu’autre par justice, qui enin lassés de se voir des malheureux objets d’une vénerie si dangereuse, se résolurent pour la plupart d’expérimenter la clémence de M. de Poincy, dont les uns furent envoyés en France, les autres relégués dans quelque autre île habitée par les Français. J’ai fait cette digression nécessaire non seulement pour la connaissance de l’histoire mais encore pour rapporter une des sources de la division qui est malheureusement arrivée entre M. de hoisy et M. Houël mais pour une plus grande intelligence du sujet de la division. Il faut dire que M. Houël avait rendu quelques services à M. de hoisy, il l’avait assisté, lui étant en personne, de cent cinquante habitants tous bons soldats pour la conquête de S. Christophle, obligé à ce secours par le rapport d’un bon père capucin de la province de Paris2, qui criait à l’arme dans la Gardeloupe, assurant que tout était pris. De plus, il lui avait fourni une partie de ses nécessités dans la nouveauté de son arrivée, davantage il avait commandé à ses oiciers de la basse terre d’aller tous les soirs prendre les ordres dans son logis. D’un autre côté M. de hoisy avait surpris le premier capitaine du quartier, qui après le retour du logis de M. Houël, qui en était distant bien neuf à dix lieues, allait la nuit par toutes les cases des habitants le lambeau à la main et leur demandait pour qui ils tenaient. En second lieu, on avait cassé dans un conseil souverain la commission du capitaine de ses gardes, son cousin, par laquelle il pouvait exercer la charge de lieutenant de grand prévôt, après avoir été reçue, acceptée et actuellement exercée dans la facture du procès des neveux de M. de Poincy, dans le logis même de M. Houël. D’ailleurs M. de hoisy voyant que les divisions continuaient, demanda à la sollicitation d’un bon père capu1. “faisait”. 2. Les capucins aux îles viennent de deux provinces, la province de Normandie et la province de Paris. Il doit s’agir de Paciique de Provins. 168

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cin1, qui gouvernait sa conscience, une conférence pour terminer leurs diférends. M. Houël la refusa et it même poser des corps de garde à toutes les advenues de son quartier pour en défendre l’entrée à M. de hoisy. En outre le général it une loi dans sa maison, par laquelle on défendit de mal parler du gouverneur de la Gardeloupe, avec une injonction de peine aux transgresseurs. Enin M. Hoüel étant lassé de garder M. Lonvilier gouverneur de S. Christophle, un des neveux de M. de Poincy, toujours prisonnier chez soi, prit fantaisie de l’envoyer chez M. de hoisy. Celui-ci, qui ne le pouvait recevoir en sûreté pour ce que sa maison était très faible et très exposée aux descentes des vaisseaux, le renvoie avec commandement de la part du roi de le retenir. Le gouverneur de la Gardeloupe le refuse, ce qui fut cause que ce prisonnier eut la liberté. Je laisse à juger maintenant au lecteur qui a eu droit dans ce remuement, qui fut tel que je vais le décrire. Le jour étant pris auquel les habitants de la Gardeloupe, selon le projet qu’ils en avaient conçu, devaient mettre dehors de leur île le général M. de hoisy, ils s’en donnèrent des mutuels avis, ce qui était nécessaire, pour ce qu’il y en avait une partie qui était éloignée de l’autre environ neuf à dix lieues. Les oiciers donc de la Cabesterre, qui est un quartier de l’île qui regarde l’orient, partirent avec les plus déterminés de leurs soldats. Deux choses s’opposèrent à leur sortie. 1. Un de nos religieux, nommé le père Jean Baptiste du Tertre2, connaissant l’injustice de ce soulèvement, les alla trouver jusque dans le lieu de leur assemblée et, après leur avoir remontré en vrai père, il fut contraint pour émouvoir ces cœurs endurcis de se servir d’invectives, dans lesquelles il y avait toujours un mélange de sévérité et d’amour. Si on le faisait sortir par violence, il rentrait aussitôt avec le même dessein de les remettre dans leur devoir. Enin, comme il pressait les chefs de cette bande de révoltés de lui montrer, et à tant de pauvres abusés qui les accompagnaient, quelle personne les autorisait dans ce remuement et, ne trouvant aucune réponse de leur part, il dissuada un quartier de suivre de si mauvais capitaines qui allaient plutôt au gibet qu’à la guerre. 2. Dieu voulant mettre un empêchement à un attentat si déraisonnable, il it déborder les rivières de telle façon, par un petit déluge de pluie, que le chemin leur fut bouché ce jour-là. Cependant comme ils étaient attendus avec impatience, aussi surmontèrentils toute sorte de diicultés, et se joignirent, après beaucoup de fatigues, aux troupes de la basse terre, qui est le côté de l’île qui regarde l’occident où demeurait M. le général de hoisy. Ils se campèrent environ à une portée de mousquet de son logis, dans un lieu assez avantageux. Pendant que les oiciers de cette milice irrégulière songeaient à donner leur ordre et envoyaient partout leurs sergents pour faire prendre les armes à ceux qui n’avaient pas l’esprit séditieux, M. de hoisy eut la liberté d’écrire à M. Houël pour l’avertir qu’en qualité de gouver1. Probablement Paciique de Provins. Il reste aux îles jusqu’à l’été 1646. 2. Jean-Baptiste Du Tertre dit de Sainte-Ursule (1610-1687) est missionnaire dominicain de 1640 à 1648, puis en 1655. Il a rédigé deux célèbres Histoire, une première en 1654, puis la seconde en quatre volumes en 1667 et 1671. 169

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neur, il devait apaiser les remuements de ses sujets et qu’à faute de ne le faire pas il protestait contre lui de tous dommages et intérêts. Je ne sais pas la réponse de M. Houël, mais aussi je sais qu’il récrivit à notre révérend père supérieur à la basse terre une lettre par laquelle il le suppliait bien humblement qu’il tachât de faire quelque accommodement et qu’il procurât le contentement de ces habitants soulevés. Le bon père y travailla inutilement et c’était aigrir leur mauvais courage que de leur proposer le simple nom de la paix. Monsieur Houël ne se contentant pas d’une lettre, il crut qu’il devait envoyer une nouvelle ambassade, à savoir M. de Saboulies accompagné d’un père. Ce grand homme et de corps et d’esprit montra premièrement le billet signé Houël, par lequel il était enjoint aux habitants de mettre les armes bas au même temps que M. de Saboulies leur en ferait de sa part le commandement. Ceux qui espéraient proiter de leur sédition répondirent qu’ils étaient bien avoués1, qu’un billet qui provenait de la même main appuierait la justice de leur cause et partant qu’ils étaient dans le dessein de poursuivre leur entreprise jusqu’au bout. Ce sage et généreux capitaine, voyant qu’il ne gagnait rien par raison, usa de menaces, il attaqua de paroles les plus déterminés de ces troupes et leur dit que, puisqu’ils ne voulaient pas obéir à leur gouverneur, qu’il s’allait jeter dans la maison de M.  de  hoisy pour la défendre et qu’ils expérimenteraient à leur grand dommage ce que peut une petite troupe bien conduite contre un régiment destitué de bonne cause. Il ajouta qu’ils étaient des rebelles et qu’ils seraient traités de la punition des rebelles, qu’ils se ilaient une corde qu’ils ne pourraient rompre et, sous prétexte de chercher le repos, ils se jetaient dans un labyrinthe de maux inévitables. Ces menaces épouvantèrent les plus hardis, qui lui donnèrent charge de faire quelques traités avec M. de hoisy. Je ne me souviens pas bien des articles. Ce traité fut signé de part et d’autre et les copies en furent portées à M. Houël par le révérend père Jean Baptiste du Tertre, lequel ayant réussi très heureusement dans l’ambassade où il avait été compagnon, devait être reçu avec des témoignages d’afection tout particuliers mais à peine parut-il dans la chambre du gouverneur que, parmi une bande d’oiciers qui étaient tout fraîchement retournés de cette expédition, il fut attaqué avec des paroles rudes, mépris sanglants, des injures noires, des infamies insupportables. Monsieur Houël lui reprocha qu’il était un libertin, un valet d’apothicaire, qu’il ne s’était revêtu de son froc que pour cacher mieux les impiétés, qu’il l’avait appelé traître lorsqu’il dissuadait ses habitants de faire une bonne action. Ce bon religieux fut bien surpris quand il vit que non seulement la langue de ce furieux lui était injurieuse mais encore ses mains lui étaient cruelles, parce que soit pour faire des gestes qui exprimassent sa colère, soit pour contenter sa passion, tantôt il lui serrait les mains d’une étreinte violente, tantôt il lui présentait le bout de sa canne dans l’estomac et la poussait assez rudement. Le mauvais traitement qu’il it à ce bon père, sans sujet et pour l’avoir très 1. Autorisés. 170

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bien servi avec M. de Saboulies dans la conclusion de la paix pour laquelle il avait été envoyé, a fait naître de violents soupçons, qui ont passé en croyance dans tous les esprits que M. Houël avait procuré le soulèvement des habitants contre M.  de  hoisy et que, lorsqu’il envoya un commandement de mettre les armes bas, il s’imaginait que M. le général avait été honteusement chassé, pour ce qu’il y avait trois jours que les troupes de la Cabesterre avaient joint celles de la Basseterre, et que dans un intervalle assez long on pouvait faire beaucoup de méchancetés, et particulièrement celle qu’il souhaitait le plus, pour l’accomplissement de laquelle il savait que les habitants étaient furieusement portés. La paix étant faite, tous les plus déterminés de ces mutins allèrent trouver le gouverneur, où ils se rendirent si familiers et lui si complaisant qu’il voulut bien faire la débauche avec eux. Je ne puis dire les discours qui furent tenus dans ce déluge d’ivrognerie mais je sais que la veille de la Circoncision du Fils de Dieu, il se mit dans sa barque avec ses oiciers aussi gros de vin que de colère et, qu’étant arrivés la nuit à la Basse-terre, M. de hoisy, qui redoutait quelque chose de funeste d’un voyage si précipité et si peu attendu, s’embarqua avec toute sa famille dans une tartane1 de Portugais, qui était chargée de vin et de Nègres, et prit sa route vers la Martinique, où il fut reçu avec un général applaudissement de tout le peuple. Après cette sortie de M. de hoisy, on pilla tous ceux qui avaient soutenu son parti et ces rapines non seulement étaient tolérées, mais commandées, parmi lesquels les plus malheureux furent M. de La Ramée et La Roche2, l’un capitaine, l’autre aide-major. Le premier, après avoir tout perdu, fut chassé sans avoir la liberté de prendre quelque pétun pour payer son passage. Le second, après avoir été spolié [de] plus de vingt mille livres de tabac, fut réduit à cette honteuse extrémité que de servir d’esclave au gouverneur l’espace de vingt mois, point pour autre crime que pour avoir obéi en prenant les ordres de M. de hoisy, selon qu’il lui avait été enjoint. Ceux qui ont servi le gouverneur de la Gardeloupe ont été plus mal récompensés, parce qu’il y en a eu un capitaine pendu, un lieutenant passé par les armes, un sergent major exilé, quelques autres chassés honteusement de l’île et tout le reste rendu ennemis par des mauvais traitements, ain de n’avoir pas de témoin des ordres qu’il avait donnés pour le soulèvement de son peuple qui ne fût récusable, de sorte qu’il est aisé de conclure que ses serviteurs et ses ennemis sont également malheureux et qu’on rencontre aussi bien sa perte en exécutant ses ordres qu’en se rendant réfractaire à ses volontés. Pendant ces remuements malheureux, M. Houël avait traité avec M. de Poincy

1. Petit navire portant une voile triangulaire. 2. Nicolas Suillard, dit La Ramée, capitaine de compagnie de l’île à Goyave et pointe Saint-Joseph à la Guadeloupe ; Pierre La Roche ou Roche, Bordelais, aide-major à la Guadeloupe. 171

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pour faire échange de M. Du Parquet1, gouverneur de la Martinique avec ses deux neveux qu’il avait toujours gardés dans sa maison, ain que ces prisonniers lui eussent toute l’obligation de leur liberté. M. de Poincy, qui ne manque pas d’adresse, consentit aussitôt à cette proposition et envoya une lotte de douze vaisseaux, dans lesquels il jeta huit cents hommes commandés par M. de La Vernade, qui avait ordre de se saisir de la personne de M. de hoisy et de délivrer ses deux neveux. La lotte alla droit à la Martinique, où elle apprit que M. de hoisy s’était retiré. Les habitants irent des circonvallations2 autour de son logis et étaient bien résolus d’empêcher la descente des soldats de S. Christophle, mais quand ils entendirent la proposition qui leur fut faite de la liberté de leur gouverneur pour l’emprisonnement de M. de hoisy, ils consentirent à son enlèvement, et eux-mêmes furent assez lâches que de le livrer. Cette lotte passa à la Gardeloupe, où elle demanda les deux neveux. On donna M. Lonvilier, gouverneur de S. Christophle, et on retint hreval3 comme otage de la liberté du gouverneur de la Martinique et l’un et l’autre s’en retournèrent chez soi environ un mois après. Voilà donc M. de hoisy qui entre dans S. Christophle, non pas dans la pompe d’un lieutenant général pour le roi mais seulement en qualité de prisonnier et il demeura dans cette captivité jusque à ce que, trois compagnies s’étant mutinées qui demandaient leur général, monsieur de Poincy qui redoutait quelque chose de funeste de ce soulèvement et craignant que le peloton ne grossit par l’arrivée de beaucoup de mécontents, pour couper cours à leur dessein qu’ils avaient tramé à la ruine de ses intérêts, il crut qu’il était absolument nécessaire d’envoyer M. de hoisy en France, dans le navire du capitaine Manseld, qui reçut ordre aussitôt de lever l’ancre et de s’en retourner en France où il arriva assez heureusement à S. Malo. Retournons à notre Gardeloupe et voyons comme le gouverneur se comporte à l’endroit de ceux qui font des souhaits innocents pour le retour de M. de hoisy. Après avoir soufert qu’on eût emporté leurs meubles, pillé leurs biens, avec une lâche impunité, il s’attaque à leur personne. Parmi ceux qui expérimentèrent la rigueur de ses violences, il n’y en a pas eu de plus aligé qu’un vieil habitant nommé D’Orange4, qui avait soufert tous les travaux imaginables dans le nouvel 1. Jacques Dyel Du Parquet (1606-1658) est établi lieutenant général de la Martinique par son oncle Pierre Belain d’Esnambuc à partir de 1637. Il est ensuite nommé sénéchal de la Martinique à partir de 1643, enin il en devient gouverneur et sénéchal en 1647. En 1650, il achète l’île ainsi que Sainte-Lucie, les Grenadines et Grenade, puis en obtient le gouvernement et la lieutenance générale en 1651 et ce jusqu’à sa mort. 2. Grands fossés, tranchées. 3. Antoine de Longvilliers de Tréval, neveu de Philippe Longvilliers de Poincy. 4. Guillaume Dorange, Guillaume (1609-1674), originaire du Cotentin, est présent aux îles dès 1628. Desnambuc l’emploie pour coloniser Saint Christophe en 1629, puis il participe, sous les ordres de Charles Liénard, seigneur de L’Olive, à la colonisation de la Guadeloupe en 1635, où il s’installe et épouse Magdeleine Huguet, nièce de L’Olive. Lorsqu’il prend parti pour hoisy en 1646, Houël le fait mettre aux fers, puis l’expédie à la Barbade. À son retour, il part s’installer à la Martinique. Bien qu’exempté de toute corvée, dont le service militaire depuis 1672, il trouve 172

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établissement de la colonie française dans la Gardeloupe, qui avait fait un asile de sa case, où tous les malades étaient traités, les faméliques repus et qui, par la grandeur de ses charités continuelles et les services qu’il rendait à un chacun, avait gagné avantageusement le cœur et les afections de tout le monde. M. Houël, qui ne voulait pas soufrir d’accommodement que pour lui, ni d’estime que pour sa personne, ni de grandeur même dépendante que pour sa charge, regarda avec dédain ce pauvre D’Orange, et puis lui it une querelle de gaieté de cœur, lui imposant qu’il avait souhaité le retour de M. de hoisy en proférant ces paroles après la Nativité du Fils de Dieu, que Noël était passé mais qu’il reviendrait, pour ce que M. de hoisy s’appelle Noël. Sur cette imagination, il le mande et, après lui avoir fait mille reproches, lui donne sa case pour prison, avec défense expresse de ne nous jamais parler. Dans la contrainte de cet emprisonnement, nous fîmes pour lui ce que nous eussions fait pour un autre aligé, nous le visitâmes et tâchâmes d’adoucir les aigreurs de son esprit par des raisons que la charité nous fournissait et, par des compassions très grandes que nous témoignions avoir de ses peines. Ce prisonnier, qui avait un grand jugement, prévit bien qu’il fallait se résoudre à retourner en France et que ce retardement forcé était un des premiers pas de son voyage. C’est pourquoi pour pourvoir à la sûreté de sa famille, qu’il redoutait devoir être ruinée par son absence, il eût souhaité d’avoir un écrit par lequel son innocence fût déclarée et la violence de son persécuteur protestée et, parce qu’il fallait avoir connaissance des afaires et être avantagé d’un esprit de chicane, on crut qu’un Normand, nommé Delleville1, était capable de faire cette requête en bonne forme. On s’adressa à lui avec toute la coniance possible mais on fut malheureusement déçu, parce que, croyant avoir trouvé un ami, on rencontra un peride qui alla trouver M. Houël aussitôt que la proposition lui en fut faite et qui reçut ordre de faire la déclaration qu’on ne lui demandait pas, autant injurieuse qu’elle pouvait être. On l’apporta chez ce malheureux prisonnier selon la forme que cet esprit normand lui avait donnée. Les religieux ne la jugent digne que des lammes pour en faire perdre la mémoire par le feu, lequel arrêt fut aussitôt exécuté que porté. Cette déclaration, ou plutôt cette description de la vie de M. Houël toute supprimée qu’elle était par la prudence des religieux pour ce qu’elle était difamatoire et n’était pas propre à protéger un innocent, fut ardemment recherchée par le gouverneur de la Gardeloupe et, pour en trouver, saisit le prisonnier. Il it feinte de le vouloir faire embarquer dans un vaisseau. Deux oiciers, ou plutôt deux espions le conduisent à la Basse-terre, qui lui font en chemin mille questions et, forgeant des réponses quand il ne disait mot, ou bien retournant malicieusement le sens de ses paroles, devinrent deux faussaires et deux témoins plus détestables que ceux de sainte Suzanne. Étant dans ce quartier de l’île, Monsieur Houël l’aborde, la mort à Fort-Royal de la Martinique le 20 juillet 1674, lors de l’attaque de l’armée hollandaise. 1. Michel Bernard de Delleville, nommé lieutenant de roi à la Guadeloupe le 18 août 1646. 173

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il lui demande qu’il lui mette entre les mains ce libelle difamatoire que Delleville (c’est ainsi que s’appelait ce Normand) lui avait fabriqué. Ne l’ayant jamais lu, il répondit qu’il n’en avait pas. Pour ce juste et nécessaire refus, il reçut une grêle de coups de canne, que ce gouverneur lui donna, qui lui meurtrirent impitoyablement tout le corps de sorte que, se rendant partie et se portant pour son juge, il devint encore son bourreau. Dans ce transport de la colère qui avait porté ce lâche à briser ce pauvre malheureux, il le fait conduire au corps de garde, charger de fers aux pieds et aux mains, doubler les escouades, dans l’appréhension qu’il avait qu’il ne lui échappât, il crie tout haut qu’il le fera pendre, fait défense aux sergents de permettre l’entrée aux religieux. Dans la conjoncture de cette tyrannie, un religieux avait prêché le premier dimanche de Carême et, comme l’Évangile rapporte les tentations avec lesquelles le diable osa bien attaquer le ils de Dieu, il traita qu’on soufrait des tentations du côté du monde quand le petit était injustement opprimé par le grand. Le gouverneur qui était présent, saisi infailliblement d’un puissant remords de conscience et qui soufre un afront quand on lui dit une vérité, sortit de l’auditoire et de la messe, non pas avec un dessein de s’amender mais avec un désir insatiable de vengeance et, pour ce qu’il ne trouvait pas de prétexte assez spécieux pour s’attaquer à nous, il crut qu’il contenterait sa passion quand il maltraiterait le prisonnier, qui était notre bon ami, auquel il fait faire son procès, dans les intrigues duquel les pères sont enveloppés comme complices, pour ce que nous avions trempé dans une conjuration supposée de chasser M. Houël de son gouvernement et d’y en établir un autre en sa place. Après la déclaration de ce mensonge controuvé1, on assemble le conseil, qui est composé d’ignorants, qui n’ont ni d’autres voix, ni d’autres sentiments que ceux du gouverneur qui préside, où il fut décrété que le juge ordinaire serait délégué chez nous pour et aux ins de nous interroger sur soixante et tant d’articles, entre autres savoir si, dans la direction des consciences, nous n’avions pas porté les esprits à la rébellion. Le juge fut assez hardi de venir chez nous pour nous faire de très humbles excuses de ce qu’il procédait à l’exécution de la charge qui lui avait été donnée, qu’il était perdu s’il n’avait obéi, que son oice de juge lui était insupportable, pour ce qu’on ne lui permettait pas de suivre les lois dans ses jugements, mais seulement le caprice de M. Houël. Ces protestations nous irent relâcher de la résolution que nous avions prise de lui faire goûter du pain de notre chapitre, avec une sauce qu’il n’avait jamais peut-être mangé[e] et on l’eût prolongé à cet animal jusqu’à vitulos2, pour lui apprendre son métier. Le jour de Pâques arriva, auquel tout bon chrétien est obligé de recevoir son Créateur. Ce fut un jour de deuil pour notre gouverneur, pour ce qu’il était obligé à nous reconnaître pour ses pasteurs et à recevoir de nos mains le bénéice de l’absolution de crainte qu’il ne passât dans les esprits de tous ses habitants pour un athée. Je ne parle pas ici de ce qu’il fut ordonné mais seulement je dis qu’il 1. Inventé faussement. 2. Jusqu’au bout. 174

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dit des louanges de tous les religieux en général et donna en particulier des éloges plus relevés à ceux qu’il avait plus méchamment vilipendés par les horreurs de ses médisances. Nous adorions la majesté de Dieu du plus profond de nos cœurs dans un changement si peu attendu et cela nous it espérer que nous pourrions faire une bonne paix, par laquelle nous procurerions la liberté à deux prisonniers malheureux et non point coupables qui gémissaient, il y avait deux mois sous la pesanteur de leurs chaînes et qui n’étaient arrêtés, à ce qu’on disait, que pour nos intérêts. J’accompagnais1 notre père supérieur avec un dessein tout paciique mais cet homme nous proposa des conditions si indignes et nous traita avec des mépris si sanglants que nous retournâmes sans rien faire, notre humilité le rendit arrogant et il crut que, à cause que nous demandions un bon accord, il nous devait faire une plus rude guerre. Il poursuivit donc le procès de ces deux prisonniers, nos amis, tantôt d’une façon, tantôt d’une autre. Il déploya toutes les souplesses de la chicane, au moins celles qu’il savait, pour surprendre des esprits à notre ruine et, pour ce que la vérité est forte, il fut impossible qu’on trouvât la moindre chose dans les dépositions de ces deux accusés qui fût punissable même par la rigueur des lois. On ne cessait pourtant de nous menacer qu’on nous traînerait devant les tribunaux séculiers. Et nous, appuyés et sur nos innocences et sur l’immunité de nos personnes, nous les menacions que, si on se rendait toujours opiniâtre à nous persécuter, enin nous userions du pouvoir que Dieu et le S. Père nous avaient donné et nous serions contraints de fulminer l’excommunication et les retrancher comme membres pourris du corps de l’Église. Ces menaces, quoique justes, choquèrent puissamment notre ennemi, qui chercha des nouveaux moyens pour nous perdre. Il donna ordre de tuer nos volailles, d’ouvrir nos parcs, il empêcha que nous ne fussions payés d’un petit revenu que nous tirons annuellement de nos places que nous donnons à ferme aux habitants, il assomma de coups de bâton un homme à qui nous avions baillé une habitation aux mêmes conditions qu’aux autres, il lui it perdre et son travail d’un an et sa levée de tabac. Nous étions censurés jusqu’à la moindre de nos actions. C’était un crime de venir en ce temps-là à la confession et on était coupable, non seulement de nous avoir parlé, mais encore de nous avoir vus. Ce Barbare se vantait partout qu’il nous voulait réduire dans cette honteuse extrémité que de nous contraindre de lui demander du pain la larme à l’œil, nos réputations étaient déchirées et, après avoir fait une ininité de procès-verbaux de nos déportements2, il trouva que nos actions avaient une candeur que son envie, moins noire que sa malice, ne nous pourrait ôter. Nous plaignions cependant quantité de pauvres ignorants, qui, ou par une sotte crédulité, ou par une lâche crainte, connivaient3 malheureusement à l’injustice de ces procédures. C’est pourquoi, pour désabuser ces esprits, nous conclûmes 1. “j’accompagné”. 2. Notre mauvaise conduite. 3. Consentaient, en fermant les yeux. 175

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qu’il fallait paraître dans leur conseil à la première citation pour faire une apologie que nous avions préparée tout exprès et, pour ce qu’elle donne à connaître plus particulièrement l’état de nos afaires et la violence de nos persécutions, il ne sera pas hors de propos de l’insérer ici.

Apologie au conseil souverain de la Gardeloupe. Quoique ce soit une chose inusitée, messieurs, qu’un religieux plaide sa cause devant le tribunal de la justice séculière, si est-ce pourtant qu’elle n’est pas sans exemple, puisque l’histoire ecclésiastique m’apprend que le grand Saint Athanase1, très digne archevêque d’Alexandrie, défendit avec autant de zèle que de vérité devant l’empereur Constantin, son innocence malheureusement déchirée par la fureur de ses ennemis. Ce généreux prélat crut qu’il importait et pour la gloire de Dieu et pour le salut du prochain de se purger des crimes que la calomnie lui avait imposés, pour ce que le ministère qu’il exerçait demandait une grande pureté que ses ennemis lui voulaient ravir aussi bien qu’un grand zèle pour la défense de la foi qu’on faisait passer pour sédition. Il y a quelque chose de semblable dans le sujet dont je me trouve aujourd’hui obligé de parler. Pour ce que l’autorité de pasteur que nous avons reçue immédiatement du pape, qui est le père commun de la chrétienté et qui a autant de juridiction sur les habitants de la Gardeloupe que sur les citoyens de Rome, nous contraint à la pratique d’une haute vertu qu’on veut faire aujourd’hui passer pour un vice punissable. L’honneur de l’Église de Dieu et le devoir de notre charge veulent que nous fassions voir la simplicité de nos déportements à nu, ain que vous en ayez de meilleurs sentiments quand vous en aurez de meilleures connaissances. Il y a une chose qui me console grandement, c’est que je dois parler devant ceux que nous avons eu l’honneur de servir et qui n’ont jamais formé aucune plainte de l’exécution de notre charge. Tous ces messieurs qui m’entendent savent que lorsqu’il s’est agi du bien de leurs âmes, non seulement nous avons méprisé toutes les conséquences malheureuses que nous prévoyions très bien mais aussi nous avons passé jusque-là que de nous exposer à la disgrâce de la fortune et à la colère des grands, qu’une expérience malheureuse ne nous a fait reconnaître que trop funeste. En ce point nous avons idèlement accompli la volonté de Dieu, qui veut que nous préférions toujours le salut des âmes de nos ouailles, je dis même de nos frères, au repos de notre vie. Pour avoir procuré la sûreté, nous avons été puissamment assaillis et nous sommes restés dans le naufrage que nous avons fait éviter aux autres. Je ne murmure pas pourtant contre la providence de Dieu, qui ne jette ses élus dans les tribulations que pour les puriier et qui ne leur prépare des combats que pour leur préparer des couronnes. Je ne blâme pas la sévérité des uns ni la tromperie des autres, qui ont cru ne pouvoir gagner la faveur du monde que par notre perte et ne s’élever que sur nos ruines et notre oppression. J’accuse seulement notre malheur, qui nous a fait soufrir ce qu’il avait de plus cruel et de plus rigoureux et qui dans l’océan de tant d’amertumes ne nous a laissé que cette douceur que nous avons toujours goûtée avec une très grande satisfaction, [à] savoir que nous étions innocents. Mais pour ce 1. Athanase d’Alexandrie (ca 298-373), évêque d’Alexandrie qui combattit l’arianisme. 176

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qu’il ne suit pas de le dire mais qu’il le faut encore prouver, je l’entreprends, en nous purgeant 1. des calomnies qu’on nous impose, et 2. en vous montrant les maux qu’on nous a fait soufrir. Auparavant que de commencer, il est nécessaire de vous faire entendre le fondement de tant d’iniques procédures qu’on a faites pour nous confondre et pour nous perdre. Cela me contraint de rouvrir des plaies que le temps a fermées et à remettre sur le tapis l’afaire d’un pauvre malheureux qui a été repris sans avoir manqué, emprisonné sans sujet, accusé sans crime et condamné sans avoir été convaincu par les voies ordinaires de la justice. Dans la conjoncture de cette violence inusitée, je dis même parmi les Barbares, nous n’avons pu nous taire, et ce n’était pas notre devoir, vu même qu’on criait tout haut que ce criminel prétendu eût été sans punition s’il eût été sans afection pour les pères. S’il nous aimait, c’est qu’il n’avait pas remarqué dans nos actions aucun dérèglement qui fut capable d’être haï et qu’il s’était toujours très bien trouvé des avis que nous lui avions donnés pour la conservation de sa fortune et de sa personne également objets de l’envie, de sorte que la tendresse qu’il avait pour nous et le soin que nous prenions pour lui ne pouvaient être des crimes suppliciables, même par la rigueur des lois, puisque ni l’un ni l’autre n’était contre la gloire de Dieu ou le salut du prochain, de manière que nous étions obligés de dire nos sentiments en particulier de cette oppression et d’en parler en public comme d’une injustice manifeste, en pardonnant toutefois par charité au nom de son persécuteur. Eût-il été possible que nous eussions vu les consciences de nos ouailles ulcérées sans tâcher de les guérir ? N’eussions nous pas été estimés plutôt larrons que pasteurs, puisque nous eussions semblé conniver au vice par notre silence ? Cette raison seule, et non pas l’intérêt de l’amitié, nous obligea le premier dimanche de Carême à donner quelque consolation aux aligés et à plaindre le malheur de la vertu, qui n’est reconnue dans ce monde que d’injures, de disgrâces et de prison, en lâchant quelques mots rudes contre les oppresseurs des innocents mais je proteste devant Dieu, qui connaît seul les replis de nos cœurs et la pureté de nos intentions que ce fut pour les corriger amoureusement et non pas pour les jeter dans la fureur, ni pour les animer à des injustes vengeances. Une bonne cause a quelquefois de mauvais efets par l’indisposition du sujet qui reçoit son impression, ce qui ne se trouva que trop véritable dans cette prédication, pour ce qu’au lieu de couper le cours à l’injustice, ceux à qui la conscience remordait1 intérieurement, crurent que c’était les choquer2 que de les reprendre. Ils publièrent que nous étions des diables, que nos chaires nous servaient à contenter nos passions et non pas à prêcher la vérité, on resserra plus étroitement le prisonnier pour la défense duquel on s’imaginait que nous avions parlé, on donna charge à un tas de latteurs d’épier nos actions, de gloser nos paroles et d’étudier non seulement les mouvements de nos corps, mais encore les pensées de nos cœurs pour y trouver à redire. Cela ne nous empêcha pas d’agir à l’accoutumée, pour ce que nous n’avons jamais agi que vertueusement, sinon que quelque religieux cessa de prêcher, non par crainte qu’il eût de quelque violence mais par une très charitable prudence, 1. Causait des remords. 2. Ofenser. 177

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qui nous apprend à désister de la correction fraternelle quand on s’aperçoit que le pêcheur se cabre et devient plus méchant. Notre silence donc ne nous peut condamner mais bien il nous justiie, puisqu’en parlant et en nous taisant nous avons fait toujours notre charge. C’est ici le fondement de tant de calomnies qu’on a inventées contre nous, et spécialement d’un enlèvement prétendu de M. Houël, gouverneur de la Gardeloupe, avec le dessein d’en mettre un autre en sa place. Pour détruire cette grosse batterie qui met nos ennemis en alarme et nous jette dans la persécution, il faut diviser les deux pièces qui la composent et parler premièrement de cet enlèvement pour dire par après quelque chose de l’entreprise de faire un autre gouverneur. Le droit porte que celui qui dénonce quand il manque dans ses preuves doit être rigoureusement puni, tant pour satisfaire à l’injure qu’il a faite à un innocent en le calomniant, que pour servir d’épouvantail à tant de langues serpentines qui piquent, mais d’une piqûre cruellement venimeuse, la réputation de leur prochain. À ce compte nos ennemis devraient être mis sur la roue, puisqu’ils ne disent que des mensonges sans vérité et n’apportent que des impostures sans preuve. Ils nous imposent que nous avons voulu enlever M. Houël, mais ils ne disent pas quand, avec qui, ni comment, quel navire était à la côte de l’île de la Gardeloupe, quel capitaine le devait conduire, qui était de l’équipage. Quoi, le devions-nous prendre au collet et le jeter dans un canot ? Avions-nous des gens apostés pour une si hardie exécution ? Avons-nous fait quelque assemblée pour en délibérer  ? Nous sommes-nous transportés dans les cases pour y obliger les habitants ? Avons-nous bien été les boutefeux de la guerre, après avoir été les trompettes de la paix ? Dans quel lieu devait-il être conduit ? Était-ce parmi les Espagnols ou parmi les Sauvages ? Quelle apparence à tout ceci ? Mais il y a eu des prisonniers qui l’ont déposé. Qui est-ce ? Est-ce celui qui est maintenant libre ou bien celui qui reste encore dans les fers  ? Nous savons que le premier après une ininité d’artiices avec lesquels on a tâché de le surprendre, après de grandes menaces pour l’étonner, après de belles promesses pour le gagner à notre perte, on n’a pu tirer jamais de sa bouche que cet enlèvement dont on nous accuse fût véritable. Nous savons que le second a protesté devant une bonne compagnie qu’il n’avait rien à dire contre nous et qu’il désavouait devant Dieu et devant les hommes tout ce que la violence de la torture, dont il était malicieusement menacé, arracherait de sa déposition forcée qui nous pût être désavantageux. Qu’est-ce qu’ils diraient pour le témoignage de notre innocence s’ils nous étaient confrontés, puisqu’étant dans les prisons de nos ennemis, mangeant de leur pain, recevant leurs visites, entendant les paroles de quelques personnes apostées qui les poussaient à notre ruine, ils parlent de telle sorte à notre défense. Réfutons maintenant l’autre partie de l’imposture, qui est que nous avons voulu mettre un autre gouverneur dans la Gardeloupe, à savoir M. de Saboulies, et on tâche de le prouver par l’afection que nous lui avons portée. Nous avouons franchement que nous avons aimé M. de Saboulies et nous ajoutons que ce n’a pas été tant pour la gloire de sa naissance, l’ingénuité de son naturel, comme pour l’éclat de sa vertu. La probité se fait respecter partout où elle se rencontre, et, en cela, nous n’avons pas suivi nos inclinations particulières mais le sentiment général de tous les gens de bien. Les bêtes ont 178

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révéré la vertu dans ces anachorètes1 qui ont rempli les déserts de la grandeur de leurs mérites, aussi bien que de leurs miracles, et on voudrait que des religieux l’eussent à mépris dans un grand capitaine. Nous ne nous sommes pas dépouillés de toute humanité, quoique nous soyons revêtus d’un habit de religion et la sainteté de notre institut ne nous oblige à autre chose sinon à corriger ce que nous avons de mauvais et à cultiver ce qui nous reste de bon, de sorte que comme nos amitiés étaient fortes, elles étaient aussi justes et raisonnables, et nous n’avons jamais eu dessein de les étendre que jusqu’aux autels. Si cela est, comme il est très véritable, je m’étonne de la sottise de ces esprits qui s’imaginent que l’afection ait pu être la cause d’un crime, puisqu’elle n’était fondée que sur la vertu. De plus, comme on nous accusait à la Gardeloupe d’avoir eu dessein de faire ce gentilhomme gouverneur de l’île, il s’équipait pour faire un voyage en France et il passa à notre rade lorsque deux malheureux qui n’avaient pas d’autre crime que d’être enviés des méchants, étaient aux fers. Il apprit cette nouvelle et cependant l’a-t-on entendu murmurer contre ces procédures peu raisonnables ? A-ton remarqué dans ses déportements qu’il eût pris à tâche d’arracher ces prisonniers des mains de leurs ennemis et des siens ? Pouvait-il disposer du vaisseau ou de l’équipage à cet efet ? Un homme seul était-il capable de forcer des sentinelles en grand nombre, des corps de garde renforcés, ou d’occuper une île tout entière pour s’en faire gouverneur ? A-t-on2 jamais lu des choses semblables dans les romans qui font métier de faire croire des impossibilités ? Il était obligé à faire de tels eforts, si ces prisonniers, à ce que disent nos calomniateurs, devaient être les principaux instruments de l’usurpation de l’île. D’abondant, ce gentilhomme a le cœur si généreux qu’il serait très marri3 de faire une lâcheté. Quoiqu’il soufre les méchants avec peine, il n’entreprendra jamais de les punir sans commission. Il regarde deux choses, dans toutes ses procédures, et la conscience et l’honneur. La première l’empêche de faire une méchante action selon Dieu, la seconde de commettre une lâcheté selon le monde, l’un et l’autre le rendent et bon citoyen et bon homme, puisqu’il est toujours innocent dans ses projets et raisonnable dans l’exécution de ses desseins. C’est donc à tort qu’on nous accuse de l’avoir voulu faire gouverneur de la Gardeloupe, puisqu’il ne voudrait jamais rien faire contre sa conscience et qu’il serait très marri d’occuper une île sans commission. L’indignité de cette dernière action ternirait la gloire de celles qu’il a faites par le passé et il ne voudrait pas mettre ses amis en peine pour se mettre en repos, ni s’élever par leur abaissement. On nous objecte en troisième lieu que nous avons manqué de respect à l’endroit de notre gouverneur. Mais qui sont ceux qui nous accusent d’irrévérence, ceux qui en commettent à chaque moment, ou qui demandent des respects incivils ? Nous n’ignorons pas, Dieu merci, que les puissances temporelles sont ordonnées de Dieu, qui les a élevées sur les têtes de leurs sujets pour procurer leur bien commun et leur servir de modèle de vertu et, en reconnaissance de leur prééminence et de leur oice, on leur doit et du respect et de l’amour. Non seulement nous avons conservé ces lumières pour notre 1. Religieux qui vivent dans la solitude, ermites. 2. “a on”, sic. 3. Fâché. 179

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conduite particulière mais encore nous les avons communiquées au public et nous pouvons dire sans vanité, s’il se voit aujourd’hui oicieusement servi, que cela ne procède pas tant de son adresse que de la disposition de ses habitants à laquelle nous les avons portés. Nous ne doutons pas aussi de ce que Tertulien1 écrit dans son Apologétique, quand il répond aux objections des gentils, qui se plaignaient que les chrétiens ne sacriiaient pas pour le salut des empereurs. Ce grand homme, le plus docte de l’antiquité, montre que les chrétiens étaient plus afectionnés au salut des empereurs que tout le reste de leurs sujets, pour ce qu’ils les servaient plus idèlement durant la guerre et les honoraient plus respectueusement durant la paix et que, dans l’un et l’autre temps, ils ofraient au véritable Dieu des sacriices ininiment plus eicaces, et des prières plus ferventes. Nous tâchons de faire le même, nous avons prié Dieu pour notre gouverneur pendant qu’il soulevait le monde contre nous. Quand il a parlé de notre sortie, nous avons sollicité le Ciel pour la continuation de sa charge. Lorsqu’il nous a nommés par mépris des aumôniers de bande, nous lui avons réparti par vérité qu’il était le gouverneur de la Gardeloupe. Et si nous avons appris, je ne dis pas par quelle voie, qu’on redoublait nos persécutions, nous avons redoublé nos vœux et nos sacriices. Voilà comme nos services et nos respects ont été mille fois plus véritables que les compliments de ceux qui lui disent à chaque moment, monsieur, votre serviteur, et qui, de la même langue avec laquelle ils prononcent ces paroles complimenteuses ou véritablement menteuses, prononceraient sa sentence si la fortune lui était contraire. Je n’en veux qu’une marque, tout le monde sait quel bruit a fait une certaine requête que la plus noire conscience et l’âme la plus déloyale de l’île avait composée, sans y être contrainte que par une malice invétérée qui la porte à mal faire. Si monsieur Houël avait été convaincu des forfaits qui y étaient contenus, un seul suisait pour le perdre. Toutes ses actions y étaient syndiquées2, ses intentions interprétées, ses procédures condamnées, sa façon de gouverner blâmée. Sa justice passait pour une oppression, ses desseins pour des trahisons, sa prudence pour des artiices. Enin une grande partie de sa vie, qui y était dépeinte au vif selon le sentiment de ce beau faiseur de requêtes, n’était qu’une entresuite de crimes noirs, d’oppressions injustes et d’un orgueil insupportable. Dieu voulut qu’elle tombât entre nos mains. Des autres moins soucieux de l’honneur de monsieur le gouverneur l’eussent aussitôt publiée et, si nous n’eussions toujours eu le désir de maintenir selon notre pouvoir son autorité, ce ne nous eût pas été une chose bien diicile que d’imbiber le peuple de ces malicieuses impressions contenues dans la requête. Nous n’avions à faire autre chose sinon que de ne la supprimer pas mais nous la brûlâmes, pour témoigner que celui qui l’avait faite méritait aussi bien les lammes que son écrit. Jugez par là, messieurs, si nos respects sont véritables et nos amours sans aucun mélange d’aversion. Vous me direz que, si cela est vrai, nous ne devions pas le menacer, ni ses oiciers, d’excommunication. À cela, je vous réponds ce que les docteurs nous enseignent, à 1. Tertullien (ca 155-ca 230), auteur latin, converti au christianisme, qui écrivit notamment l’Apologétique (ou Apologie du christianisme). 2. Critiquées. 180

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savoir qu’il y a deux sortes d’excommunication, l’une qui est annexée indissolublement au crime qu’on commet, l’autre qui est laissée à la liberté des prélats pour s’en servir selon que leur prudence et leur zèle le jugeront à propos. Je ne dispute pas ici de notre puissance, pour ce que nous savons de qui nous la tenons, et jusqu’à quel terme elle s’étend, mais seulement je dis que celle que vous encouriez lorsque vous nous vouliez traîner misérablement devant vos tribunaux séculiers, et même sans être dénoncés, était de la première sorte. Quoi, nous eussions vu que vous eussiez été séparés du corps de l’Église comme des membres pourris sans vous en avertir ? Nous eussions vu votre ruine sans vous en retirer ? Votre blessure mortelle sans vous en guérir ? Que vous servirait d’avoir des pasteurs s’ils ne veillaient pour la conservation de vos consciences et le salut de vos âmes ? Quelles malédictions ne sont fulminées dans l’Écriture contre ces lâches endormis, qui par crainte ou par une vicieuse négligence laissent malheureusement périr ceux qu’ils peuvent corriger en les avertissant ? Nous savons notre charge et vous ne devez pas ignorer votre devoir qui est de vous retirer de la pente funeste d’un précipice qu’on vous montre. Je crois que c’est assez parlé pour notre justiication, il est à propos de dire quelque chose de la rigueur des peines qu’on nous fait soufrir. Auparavant que je commence, je vous prie de croire deux choses : la première est que je ne vous dirai le nombre ni la grandeur de nos soufrances, pour ce que ce serait ou en vouloir perdre le mérite, ou tout au moins le temps inutilement. La seconde est que je n’ai aucun dessein d’attirer vos compassions sur nos maux, pour ce que je ne voudrais pas vous mettre en peine, à cause que j’aime votre repos et que nous ne sommes pas marris de supporter seuls la grandeur de nos peines, pour ce que nous en voulons avoir seuls les mérites et les récompenses. Ceci étant supposé, j’ajoute que je ne veux point parler de tant d’injures et tant de brocards que les plus lâches de la Gardeloupe ont vomis contre notre innocence, par lesquels nous nous sommes vus si misérablement déchirés que la plupart des habitants, après avoir vilipendé nos personnes, sont encore venus en mépris de notre ministère, de sorte que nous avons été presque réduits à ce point que d’être pasteurs sans ouailles et missionnaires apostoliques sans aucune fonction apostolique. Je passe tout ceci de crainte de lasser vos patiences et pour m’épargner beaucoup de peine et je viens à une injustice manifeste qu’on a faite lorsqu’on a puni des innocents pour des coupables. Vous savez, et vous ne le pouvez ignorer, puisque vous êtes les conseillers de la justice de la Gardeloupe, que les fautes sont personnelles et que celui-là doit être puni qui a manqué, pour ce que l’ordonnance d’un supplice a deux ins, à savoir la compensation du dommage et l’épouvante pour les méchants, qui se doivent faire sages aux dépens d’autrui. Et cependant nous avons été contraints de déplorer le désastre de deux misérables qui ont été jetés dans une obscure prison, les fers aux pieds et aux mains, matés par la faim et brisés de coups de bâton, condamnés à un exil, obligés à une amende de deux mille livres de pétun, menacés de la mort et retenus encore aujourd’hui comme des esclaves, non pas pour leurs fautes particulières, mais bien pour celle des pères, des religieux, de leurs pasteurs. Quoi, devient-on misérable pour hanter des gens de bien ? Et apprendrait-on la sédition parmi ceux qui ne respirent que 181

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la paix ? Notre conversation est-elle si criminelle qu’elle doive rendre coupables ceux qui nous visitent ? Ne sommes-nous pas des personnes publiques et nous pouvons-nous rendre incommunicables sans injustice ? Parmi tant de vertus que nous faisons vœu de pratiquer, laisserons-nous la principale qui est la charité ? Nous n’aurions pas des entrailles de miséricorde pour les misères du monde et nous serions obligés de nous rire des soufrances de notre prochain, si nous voulions suivre le caprice insupportable de quelque personne. Et si nous avons manqué en tout ceci, pourquoi est-ce qu’on n’a pas puni les criminels et pardonné aux innocents ? Que nous eussions été heureux que de soufrir pour la justice mais je veux croire que nos péchés nous ont rendus indignes de cette gloire. Je me trompe, nous avons eu quelque part à la violence de la persécution, je ne dis pas de celle qui nous peut avoir été causée par beaucoup d’âmes vénales dont nous avons ressenti la fureur et dont Dieu connaît le mérite mais de celle que la personne la plus qualiiée de l’île a faite à tout le corps des missionnaires, en touchant sensiblement un de ses membres. Un jour que notre procureur s’était transporté au poids1 pour toucher quelque pétun que nos débiteurs lui avaient promis, non seulement on ne it pas payer, mais encore on l’attaqua témérairement avec des paroles si rudes et si méprisantes que j’ai horreur d’y penser et je m’assure2 que vous seriez étonnés de les entendre. Que d’injures ? Quels reproches ne lui it-on pas ? Ce fut dans ce lieu où tout le peuple était assemblé qu’on défendit à tous ceux à qui il appartiendrait de payer un petit revenu que nous recevons d’une place que M. de L’Olive, premier gouverneur de la Gardeloupe, nous a donnée, que les seigneurs de la compagnie nous ont conirmée par deux fois, jusque-là qu’ils nous ont laissés dans la liberté de la vendre si quelque violence ou quelque nécessité nous faisait quitter la mission que nous avons depuis 14 ans si bien méritée et si idèlement gardée. N’est-ce pas être usurpateur du bien de l’Église ? N’est-ce pas réduire à la nécessité de la famine des religieux qui ne subsistent que du travail de leurs mains, et d’un petit traic de leur place ? N’est-ce pas être cruel jusqu’à la rage que de leur ravir leur nourriture, au lieu de la leur fournir comme il est obligé, je ne dis pas par charité, mais encore par justice. C’était trop peu d’avoir été injuste en nous ôtant nos biens, il voulut être encore sacrilège en nous disputant le titre de missionnaires apostoliques et en nous attaquant jusque dans nos Églises en présence du S. Sacrement et presque sur les autels. Ce fut le jour de la Pentecôte, où le S. Esprit descendant sur les apôtres bannit la crainte de leur cœur et délia leurs langues pour leur faire dire des paroles de vérité, mais le diable, qu’on nomme ordinairement le singe de Dieu, it tout le contraire, pour ce qu’il tâcha par ses suppôts d’épouvanter les bons en les calomniant avec des paroles de mensonges. Notre père supérieur, ayant appris le mauvais traitement qu’on avait fait à l’un de ses religieux, en l’appelant par dérision un aumônier de bande, crut être obligé de lire devant le peuple dans notre église les bulles de notre mission pour lui apprendre quel était notre pouvoir et pour le désabuser d’une ininité d’impostures dont on trompait sa simplicité. Le gouverneur, qui croit qu’on le choque quand on se défend, it passer 1. Le poids public. Ici, lieu où l’on pèse le tabac, Cf. ci-dessous. 2. Je suis sûr. 182

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notre procédure si juste pour un artiice malicieux et, la messe étant achevée, envoya son aide-major demander à notre supérieur (le révérend père Armand de la Paix, qu’il nomme aujourd’hui par moquerie le père Armand de la Guerre) la bulle, on lui refuse, il insiste pour la voir, on lui repartit que ce n’était [pas] à lui à juger de sa validité. Vous savez, messieurs, ce qu’il nous dit, vous savez ce que nous lui répondîmes, nous gardâmes toujours une modération raisonnable et, dans la plus grande chaleur de la querelle qu’il nous avait faite de gaieté d’esprit, Dieu voulut que les témoins qu’il cherchait de tous côtés pour nous convaincre parlassent à notre justiication. Voilà comme la Providence du ciel dispose des langues de ses créatures, qui ne forment d’autres paroles que celles qu’elle désire. Tous les hommes deviennent des Balaams1 selon son bon plaisir, pour ce qu’ils ne peuvent donner des malédictions à son peuple quand il ne le permet pas. Après avoir violé la liberté de l’Église, on s’est attaqué aux immunités de nos personnes. Un juge civil, accompagné de son greier et d’un sergent, est venu chez nous pour nous interroger par l’arrêt de votre conseil, à ce qu’il disait, pour savoir si dans la direction des consciences nous n’avions pas porté les esprits à la rébellion. Je m’imagine que cet homme était saoul quand il forma son interrogatoire et qu’il y avait de la rébellion entre sa gourmandise qui le poussait à se remplir de vin et son estomac qui n’en pouvait plus contenir. Mais comment est-ce qu’il a parlé de conscience, lui qui n’en a pas du tout ? Comment est-il possible qu’il ait osé mettre le mot de direction ? Lui qui n’a pas d’autre Dieu que la volupté et d’autre conduite que la fureur de sa passion et la brutalité de ses appétits. S’il est vrai qu’un mal est d’autant plus rigoureux que le bien duquel il nous prive est souhaitable, il faut que j’avoue que, lorsqu’on nous a ôté le petit revenu de nos places qui contribuait à notre nourriture, nous ne nous en sommes pas mis beaucoup en peine, croyant très fermement que Dieu, qui repaît les petits oiseaux dans les bois, nous fournirait notre subsistance dans la Gardeloupe. Mais quand nous avons vu que la malice était venue jusqu’à cette extrémité que de vouloir soumettre nos personnes, sans être accusées d’aucun crime, à la juridiction de la justice séculière, nous avons eu besoin de toute notre patience pour ne murmurer contre la providence du Ciel, que nous adorons avec les plus profonds respects de nos cœurs, et pour n’user de notre autorité contre les violateurs des droits de l’Église, que nous défendrons jusqu’à l’épanchement de notre sang. La charité m’oblige pourtant à dire un mot à ce beau juge pour lui apprendre son devoir qu’il ignore. J’ai puisé ces lumières dans les ordonnances de la cour de parlement de Paris. Cette cour qui est le trône de la justice, l’autel de la miséricorde, le secours des aligés et le léau des méchants, nonobstant tous les privilèges de l’Église gallicane, a déterminé que, lorsque quelque ecclésiastique serait tombé par malheur dans quelque crime qui méritât une punition exemplaire, la justice séculière ne lui peut faire son procès que le propre juge du criminel ne soit présent. Elle ajoute qu’encore bien que l’ecclésiastique se soumît à cette juridiction séculière volontairement et sans contrainte, si est-ce pourtant qu’on ne pourrait procéder à l’information, pour ce qu’il n’est pas dans la liberté d’un par1. Prophète dans l’Ancien Testament, Cf. Nb, XXII-XXIV. 183

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ticulier de se déporter de la jouissance d’un privilège qui a été donnée à un corps en général. Que répondra notre juge à cette vérité, nous fera-t-il croire qu’il est plus savant que la cour de parlement de Paris ? Nous pourra-t-il persuader qu’il sera plus puissant que nos rois très chrétiens, qui conirment les immunités aux ecclésiastiques au jour de leur sacre ? Avait-il perdu l’esprit ? Non, il avait perdu la conscience, pour ce qu’il nous assura que s’il ne fût venu chez nous pour nous interroger, on lui eût ôté sa charge et que la crainte de son gouverneur lui avait fait perdre la crainte de Dieu. Est-ce parlé en athée ? Sont-ce là des procédures de chrétiens ? Et ce sont de telles gens qu’on recherche dans la Gardeloupe, des consciences prostituées, des âmes vénales. Dirai-je une chose autant éloignée de la raison qu’elle est véritable ? Des domestiques de M. le gouverneur, que nous avons servis avec tant de zèle et de charité, ont crié tout haut et demandé que nous fussions livrés entre leurs mains pour être rompus de bastonnades, ou déchirés à coups de fouet. Ah ! bourreau, qui est-ce qui te jette dans une fureur si enragée ? Sinon que tu connais que tu contenteras la passion de ton maître par ce traitement souhaité, mais pourtant bien peu souhaitable. Enin je dirais un dernier mal, si vous n’en étiez assez informés, qui nous alige peu pour être purement temporel, c’est que la haine de nos ennemis ne se termine pas dans nos personnes mais elle attaque tout ce qui nous appartient. On tue avec impunité, et j’ose dire, avec commandement, nos volailles, desquelles nous tirions quelque secours pour l’entretien de notre vie et cela avec tant de hardiesse et d’insolence qu’on les viendrait arracher de nos mains, si ces voleurs ne redoutaient plus l’eau bénite de notre Église que la correction de la justice de la Gardeloupe. Nous n’avons jamais parlé de ces violences, pour ce que nous avons cru que l’iniquité se lasserait à la in et que notre constance leur ferait connaître l’indignité de leurs actions. Mais je ne prends point garde que, pendant que je me plains, je vous ennuie et qu’il serait plus à propos de me taire que de vous faire un mauvais discours de la rigueur de nos soufrances. Il est pourtant vrai qu’une tristesse mise au large est plus supportable et que des juges équitables, comme vous êtes, sont bien aises d’être pleinement instruits de la vérité. Nous avons donc prêché et ce n’a pas été pour détruire, mais pour édiier. Nos respects à l’endroit de M. le gouverneur ont été sans feintise1 et notre amour sans mélange d’aversion. Le ressentiment des peines que nous avons endurées si longtemps a bien exercé notre courage et notre patience, mais il n’a jamais été si grand que de porter nos esprits dans aucune animosité déraisonnable et beaucoup moins à la rébellion, la vertu et notre faiblesse nous en eussent ôté le dessein, si nous en eussions formé quelqu’un. Nos ennemis doivent cesser de nous faire soufrir, pour ce que nous proitons de nos peines et ils ne seront jamais si opiniâtres à nous aliger que nous ne tâchions, avec la grâce de Dieu, à endurer plus courageusement. Une habitude bien invétérée devient coutume et cette coutume passe en nature. Or ce qu’on fait ou on soufre par nature, on le fait et on le soufre toujours avec plaisir. Je dis ceci pour avertir nos persécuteurs que ce qu’ils pensent faire tourner à notre ruine tournera à la in à notre établissement, que les secousses qu’ils nous donnent nous afermissent, que nous tirons toute notre gloire 1. Sans feinte. 184

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de leurs injures et que notre innocence paraît plus belle au milieu de leurs calomnies. Il n’y a pas de pauvreté qui nous fasse horreur, pour ce que nous sommes tellement accoutumés à soufrir la faim et toutes les misères imaginables depuis 14 ans que nous sommes vos très humbles serviteurs dans la Gardeloupe, par le refus peu charitable de M. le gouverneur, qui nous dénie pour notre entretien ce de quoi il est convenu avec sa majesté très chrétienne, que la nécessité est devenue chez nous toute domestique. Si les libertés de l’Église étaient conservées dans leur intégrité, le reste nous toucherait fort peu. Enin parmi une Iliade1 de maux qui nous accablent, il n’y a que les intérêts de Dieu que nous voyons méprisés qui nous touchent. Ah ! Messieurs, si vous avez résolu de nous perdre, au moins sauvez vos consciences et vos âmes. Nous pensons être les misérables victimes de votre colère mais que nous ne soyons pas les innocentes causes de votre damnation. Je vous dirai que le salut de vos âmes a été le seul motif de notre sortie de la France, où nous respirions un air plus doux que dans la Gardeloupe et, pour ce que les choses ne se conservent que par les mêmes causes qui leur ont donné l’être, je vous puis assurer que le salut de vos âmes est le seul sujet pourquoi nous y restons. Si vous voulez renoncer à votre bien, si vous ne vous mettez en souci du plus grand de tous les malheurs, si les félicités du paradis ne vous touchent point et si vous ne vous rendez au sang d’un Dieu épanché pour vous tirer de l’esclavage de vos péchés, nous devons sortir, pour ce que nous ne devons rester dans un lieu où il n’y a plus aucune espérance pour le Ciel. Mais si vous avez encore quelque rayon de piété, si quelque étincelle de vertu échaufe vos poitrines, pourquoi ne serez-vous contents de nos visites, de nos avis, de nos exhortations et de notre ministère ? Je suis assuré que vous en pouvez avoir d’autres, mais aussi je suis assuré que vous n’en pouvez avoir de plus afectionnés à votre service. Ou si vous êtes si passionnés pour notre sortie, pourquoi est-ce qu’on a empêché celle d’un religieux qui était envoyé en France avec l’obéissance de son supérieur, pour procurer quelque soulagement à nos nécessités ? Il y a quatre ans que nous n’avons reçu aucune chose et nous serons bientôt contraints de porter des habits de toile contre la sainteté de notre institut, qui veut que nous ne portions que de la laine. On nous refuse ce qu’on ne dénie pas au plus chétif de tous les habitants et nous qui avons accoutumé de mettre les autres dans la liberté des enfants de Dieu, nous sommes détenus comme des esclaves. Mon Dieu, verrez-vous plus longtemps de telles oppressions sans y apporter du remède ? Enin vous le voulez et votre justice se sert ordinairement de la malice de quelque serviteur rebelle que vous détestez, pour punir quelques petits défauts de vos enfants que vous aimez. Hélas, nous avons prêché tant de fois la paix et on ne nous livre que la guerre. Nous avons recherché nos persécuteurs de réconciliation et ils ont traité avec un orgueil insupportable. Nos soumissions les ont aigris et ils se sont armés contre nous de paroles de fureur, lorsqu’ils se sont aperçus que nous n’avions dans la bouche que des paroles d’humilité. Insolence qui ne se rencontre pas même dans les bêtes brutes, pour ce qu’un lion ne touche pas à un cadavre couvert de sang et de poussière et n’attaque pas même son ennemi lorsqu’il est sans défense. Ces gens ont été de mauvais philosophes, pour ce qu’ils ont cru que nous étions criminels, à cause que 1. Longue narration. 185

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nous voulions vivre en bonne intelligence, et que, si nous eussions été assez forts pour entretenir la sédition (qui est le crime dont nous avons été faussement accusés), nous n’eussions jamais été assez soumis pour vouloir traiter de la paix. Voilà le raisonnement d’un politique mondain qui ne sait goûter ce qui est de Dieu et qui se scandalise de la bonté de ses pasteurs. Que cet homme apprenne donc à la in que la sagesse du Ciel, ille de la charité, nous a conseillé de rabattre quelque chose de notre droit pour procurer un bien commun et que la violente oppression des innocents, après Dieu, a été la cause de cette paix recherchée très bien conclue en apparence, mais traîtreusement violée. Nous avons été bien aises de cette rencontre pour détromper votre simplicité, messieurs, dont on abuse pour couvrir de gros crimes et de noires malices. Cela vous obligera à examiner mieux les afaires qu’on vous propose, pour n’entreprendre d’oresen-avant aucune juridiction sur vos pasteurs, ni calomnier impudemment ceux qui vous servent avec tant de idélité. Si le gouverneur de la Gardeloupe avait agi dans beaucoup de ses violences en renard, il commença à se comporter en lion la veille de la Pentecôte, auquel jour il traita le syndic1 de notre mission (qui s’était transporté au poids général des pétuns, qu’on tient toutes les semaines) avec toutes les indignités imaginables, il it défense absolue à la plupart des habitants qui étaient là présents, de nous payer ce qui nous était légitimement dû. Il avança que nous n’étions pas des missionnaires, mais seulement des aumôniers de bande et que nous n’avions qu’autant d’autorité qu’il nous en donnait. Ce rapport nous ayant été fait, nous fûmes contraints le lendemain, qui était le jour de la descente du S. Esprit sur les apôtres, de déclarer au peuple l’authenticité de notre mission, que nous lûmes tout haut et interprétâmes en français à la barbe du gouverneur, qui n’eût jamais soufert cette lecture, s’il n’eût redouté que notre eau bénite n’eût chassé le mauvais esprit qui l’obsédait. Il eut donc patience par force jusqu’à la in de la messe et, à peine avait-il mis le pied hors de notre chapelle, qu’il envoie son aide-major nous demander la bulle de notre mission. Nous lui refusâmes tout net et, pour ce qu’il vilipendait nos personnes à la porte de notre église par des calomnies difamantes et qu’il avait suborné des témoins pour faire dans le même lieu des dépositions injurieuses à notre réputation, nous fûmes contraints de répondre à ces accusations avec tant de cœur et de hardiesse que lui-même pensa maltraiter ses témoins, qui par une crainte raisonnable d’émouvoir l’indignation de Dieu, ne déposaient rien qui fût conforme à ses espérances, ni aux désirs furieux qu’il avait conçus jusqu’à la rage de nous calomnier. Huit jours étant expirés, il it assembler son conseil, où il mit en délibération savoir s’il n’était pas à propos de nous mettre dehors. Ce n’était pourtant qu’une formalité, pour ce qu’il avait résolu ce qu’il devait faire, on avait déjà recueilli les voix et il commençait à dicter l’arrêt de notre sortie, quand un vaisseau ennemi parut avec le pavillon lamand qui, après avoir tiré sept ou huit coups de canon, enleva le vaisseau dans lequel nous devions être mis presque sans aucune résis1. Religieux chargé des afaires de la mission. 186

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tance. Le bruit de cette décharge étonna si fort notre président qu’il quitta le greier et tous ses assesseurs et [s’]éclipsa dans un seul moment, comme un éclair, des yeux de tout le monde pour se retirer dans sa maison. Cet enlèvement de vaisseau, dans lequel nous devions être mis, ayant fait qu’on n’avait pu nous nuire dans nos personnes, il fallut enin s’attaquer en dernier ressort ou par un dernier efort à nos amis, faire et parfaire le procès à ces deux prisonniers qui n’étaient aux fers que parce qu’ils étaient amis des pères et à qui on promettait la liberté s’ils voulaient violer la pureté de leurs consciences. Ces aligés n’avaient pas des âmes vénales, mais chrétiennes, des cœurs lâches, mais généreux. Ils aimaient mieux soufrir tous les tourments imaginables que de dire un mensonge pour noircir notre réputation. Sur leur refus, on garda quelque formalité de chicane, on lut leur arrêt, qui portait que l’un servirait trois ans les messieurs de la compagnie et l’autre, à savoir D’Orange, payerait deux mille de pétun pour être employé selon que le gouverneur jugerait bon être, c’est à dire à son proit, sans compter un Nègre acheté de M. Houël, qui lui fut repris par son premier maître contre toute sorte de droit. Après avoir soufert une petite guerre, la peste nous attaqua. C’était une espèce d’épidémie qui causait un mal de tête très violent, une débilité1 générale dans tous les membres, un vomissement perpétuel et qui, en trois jours, jetait un homme dans le tombeau. L’île de S. Christophle a été très aligée de cette sorte de maladie et pour ce que ce mal était contagieux, aussi était-il communicatif par le moyen des vaisseaux, qui pour la nécessité du débit de leurs traites vont d’une île à l’autre. Notre Gardeloupe en fut malheureusement infectée, pendant lequel temps nous ne relâchâmes rien des fonctions ordinaires de notre ministère et nous sollicitâmes les malades, nous enterrâmes les morts, comme nous avions auparavant accoutumé. Dans ce pieux exercice, notre révérend père Armand Jacquinot mourut, qui prit le mauvais air dans le vaisseau dans lequel il alla souvent administrer les sacrements. C’était un religieux très paciique, qui avait été à Paris dans le noviciat général de l’ordre des frères prêcheurs, lecteur en théologie, envoyé supérieur de la mission dans la Gardeloupe, qui avait reçu une continuation de sa commission, encore bien qu’il eût saintement importuné notre révérendissime de l’en démettre, et qui, après avoir reconnu l’esprit fourbe de M. Houël et les eforts qu’il faisait pour perdre ses religieux, lui avait courageusement résisté par parole et par écrit. Il mourut dans le plus fort de nos divisions avec le gouverneur de la Gardeloupe et alla trouver la paix et le repos dans le paradis qu’il avait souhaité plusieurs fois mais qu’il n’avait pu rencontrer dans la terre. Immédiatement après la mort de notre supérieur, M. Houël tomba malade d’une ièvre dans un temps où les remèdes pouvaient être peu utiles et très dangereux, savoir dans jours caniculaires. Malgré l’opiniâtreté de son esprit à notre perte et l’iniquité de sa chicane pour procurer notre sortie, nous crûmes être obligés, en qualité de pasteurs, de lui rendre visite et ne lui dénier ce que nous 1. Faiblesse. 187

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accordions à des personnes de moindre considération. Notre supérieur, qui était pour lors le révérend père Raimond Breton, établi dans cette charge par l’autorité du révérend père Armand, quand il se vit pressé de son mal, dont il redoutait une mauvaise issue, voulut bien prendre cette peine, avec des intentions toutes épurées des mauvais traitements que nous avions reçus de sa part. Mais, à peine étaitil entré dans sa chambre que ce malade se mit en une colère si furieuse qu’après l’avoir fait étinceler dans ses yeux, paraître sur son visage, enin elle éclata par sa bouche avec des paroles si aigres, des reproches si mortiiants qu’à moins d’avoir une charité extrême, je crois qu’il eût été impossible de les supporter. Notre supérieur ne demeura jamais sans réplique et ses réponses nécessaires pour évaporer une ininité d’injures, irritèrent son esprit de telle sorte que le gouverneur, qui ressentait la pesanteur des jugements de Dieu dans la pointe de ses douleurs, le pensa jeter hors de sa chambre, pour n’avoir plus longtemps la honte de se voir convaincu. Trois capucins de bonne fortune furent présents à l’indignité de ce traitement, qui lui déclarèrent après la sortie de notre supérieur que, si tous les malades étaient aussi fâcheux qu’il avait voulu paraître à l’endroit du révérend père Raimond, la couronne des missionnaires devait être très précieuse, pour ce que leur patience devait être héroïque. Le gouverneur, soit qu’il reconnût sa faute, soit que sa frénésie fût passée, donna ordre qu’on fît retourner, adroitement pourtant, ce bon religieux, qu’il traita tout autrement, avec des respects afectueux, avec des civilités extraordinaires. Parmi une ininité de discours qu’ils eurent ensemble, il témoigna le grand désir qu’il avait de faire une bonne paix, qui serait inaltérable à l’avenir. Par la grâce de Dieu, nous la conclûmes aussitôt qu’il en eût ouvert la proposition, pour ce que des esprits paciiques ne se plaisent guère dans les tumultes et qu’une paix, quoique mauvaise, vaut mille fois mieux que la guerre la plus avantageuse. Nous avons vécu toujours depuis apparemment dans le repos, encore bien qu’on censurât malicieusement nos actions et qu’on favorisât, non seulement d’une connivence criminelle, mais encore d’une complaisance afectée, ceux qui blâmaient l’innocence de nos déportements. Mais comme les plaies de la dernière division étaient encore toutes récentes et sanglantes, voilà pourquoi nous dissimulions adroitement les peines qu’on nous faisait indignement soufrir. Il faut avouer pourtant que M. Houël sait très bien dissimuler, que la feinte l’accompagne dans la plupart de ses pratiques et qu’il prend de diférents visages selon la diversité de ses afaires. Lorsqu’il nous minait sourdement, il reçut nouvelles de Paris, que M. de hoisy avait obtenu un arrêt de prise de corps sur une requête qu’il avait présentée, dans laquelle il déclarait une partie des violences qu’il avait endurées par la connivence ou plutôt par le commandement de M. Houël, et sa mère le suppliait de lui envoyer promptement des pièces justiicatives de son procédé. Il it faire aussitôt des procès-verbaux des vexations rigoureuses de M. de hoisy signées par la plus grande partie des habitants. Et lorsqu’il était en cervelle1 1. Était dans l’embarras, inquiet. 188

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à faire une recherche soucieuse de tout ce qui lui pouvait servir, il se souvint qu’il avait une lettre que notre révérend père supérieur, Armand de la Paix, lui avait écrite dans l’actuelle chaleur des troubles passés, par laquelle il lui mandait qu’il avait reçu la sienne et qu’il s’était employé puissamment, selon qu’il l’en avait prié, à procurer la paix entre M. de hoisy et les habitants, mais que cette gloire était réservée à M. de Saboulies. Or il était nécessaire pour l’authenticité de cette lettre d’avoir attestation des religieux qu’elle était de la main du révérend père supérieur et il savait qu’il nous avait toujours choqués en toute sorte de rencontres et par conséquent que nous ne serions guère disposés à lui faire ce bien. Il voulut pourtant tenter, il nous pria si afectueusement, il raconta les intrigues de ses afaires si pitoyablement, que sa fortune était sur la pente de sa ruine, qu’il n’avait rien de plus puissant pour se mettre à couvert des poursuites de M. de hoisy que l’attestation de cette lettre, qu’il y avait des ennemis qui n’étaient pas fort éloignés de son île qui se vantaient de vouloir être exécuteurs de cet arrêt, qu’étant chrétiens et religieux, nous fermâmes les yeux à tant de déplaisirs qu’il nous avait procurés pour les ouvrir à son repos et lui donnâmes volontairement ce qu’il nous demandait très instamment, avec une très humble prière que nous lui fîmes qu’il ne nous inquiétât plus pour la signature d’aucun papier. Il y a trois ans que nous n’étions restés que trois missionnaires dans la Gardeloupe pour subvenir aux nécessités spirituelles de la colonie française, qui n’est pas un petit travail, tant à cause de la distance des lieux qui sépare les Français les uns des autres, qu’à raison de la diiculté des chemins raboteux, montagneux, mal-unis. Cette disette d’ouvriers nous avait obligés d’écrire plusieurs fois en France à nos supérieurs, en Italie à notre père général, et à la congrégation des cardinaux de la Propagation de la Foi, quand enin nous apprîmes, l’an 1649 au mois d’octobre, les heureuses nouvelles de l’arrivée de trois pères et d’un frère convers1 tirés de la maison de S. Honoré, l’un en qualité de commissaire et de visiteur de la mission, les deux autres en celles de missionnaires apostoliques. Ils mirent pied à terre dans un temps où nous étions dans notre Gardeloupe, fort incommodés de cette maladie contagieuse de laquelle j’ai déjà parlé, moi réduit presque aux agonies, atteint de ce même mal, et les deux autres attaqués d’une ièvre intermittente, lesquels maux nous jetaient dans une impuissance d’assister les malades et d’enterrer les morts. Mais la providence de Dieu, qui est toujours admirable dans l’économie de sa conduite, ne nous avait aligés qu’au temps qu’elle savait bien que nous n’étions plus absolument nécessaires. Parmi les jubilations incroyables que nous ressentions de ce secours de religieux, ce mot de commissaire nous étonna, pour ce que nous redoutâmes avec raison que notre gouverneur n’eût écrit des lettres mensongères à Rome au révérendissime

1. Pierre Coliard, commissaire et visiteur de la mission, Philippe de Beaumont, Hyacinthe Guibert et les frères Charles Pouzet et Vincent Giraut, tous de la maison du faubourg Saint-Honoré de la Congrégation de Saint-Louis, arrivent aux Antilles en 1649. 189

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père général pour lui demander justice de nos déportements1, qui étaient pourtant, par la grâce de Dieu, irrépréhensibles. Nous crûmes que tout le point de l’afaire consistait à bien instruire le révérend père Colliard2, qui avait cette charge, de la vérité et lui déclarer ingénument l’origine de toutes les divisions qui avaient aigri l’esprit de M. Houël à l’encontre de nous. C’est ce que je is avec toute la naïveté que peut avoir un homme moribond muni des sacrements, qui, tirant un peu de force de mon extrême faiblesse, lui compose une courte narration des violences du gouverneur et de nos malheurs. Mais ce bon père, trop susceptible de diférentes impressions, crut moins nos vérités que les mensonges du gouverneur de la Gardeloupe, qui lui promit de lui donner main forte pour le faire recevoir commissaire et qu’il ne quitterait pas le quartier dans lequel il devait commencer l’exécution de sa charge pour le servir s’il en avait besoin. Nous étions très bien avertis de ces dangereuses promesses par quelques-uns de nos amis, c’est pourquoi pour obvier3 aux maux qui en pouvaient arriver, nous refusâmes de signer la commission du révérend père Colliard, pour des raisons puissantes que nous avions qu’il n’est pas nécessaire de déduire ici. Ce refus éluda le dessein de M. Houël, mit le père Colliard hors de pouvoir d’agir et nous procura le repos, de sorte qu’il it simplement sa charge de visiteur qui lui avait été donnée avec celle de commissaire. Pour prouver que nous nous sommes comportés avec une adroite prudence, il ne faut que dire que le révérend père Raimond, supérieur de notre mission, pour avoir signé d’abord la commission, a été obligé à demander par force la démission de sa charge, renouvelée par une patente du révérendissime père général, dont le père Colliard avait été le porteur, à la requête autant violente qu’injuste du gouverneur de la Gardeloupe. Sa vie était irréprochable, ses mœurs innocentes ; il avait toujours très bien rempli sa charge, il avait été infatigable à secourir les malades ; il avait soutenu lui seul le fardeau de la mission l’espace de deux à trois ans et, pour n’avoir voulu conniver4 lâchement aux malices turquesques de M. Houël, il était devenu l’objet de ses plus furieuses persécutions. Il avait recherché l’occasion de le mettre hors de son île, mais les supérieurs de ce temps-là s’y opposèrent et ne voulurent pas priver notre mission d’un ouvrier si fervent et si nécessaire. Notre commissaire pourtant se laissa léchir par les menaces que le gouverneur lui faisait de renouveler toutes nos peines, de rouvrir nos plaies, remettre les procès et les personnes de nos amis, qui avaient été déjà jugées, entre les mains de la justice et recommencer nos persécutions en même temps que le père Colliard serait sorti de son île. Cette rage protestée avec un ton de voix et une mine de furieux, épouvanta ce bon religieux, qui reconnut, quoique tard, le tort qu’il s’était fait, et à nous aussi, de s’être vanté de la commission. Le révérend père Raimond balança5 fort longtemps, savoir s’il devait deman1. Nos mauvaises conduites. 2. Pierre Coliard (1595-ca 1649) part aux Antilles en 1649 en tant que commissaire et visiteur de la mission. Il périt peu de temps après sur le chemin du retour lors d’un naufrage. 3. Prévenir, éviter. 4. Fermer les yeux, consentir. 5. Hésita. 190

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der sa démission. Ses plus chers amis ne lui conseillaient pas mais voyant que, s’il s’en retournait en France, la conversion des Sauvages, à laquelle il a toujours travaillé infatigablement, serait beaucoup ou reculée ou interrompue, il aima mieux se sacriier comme une victime innocente et à la fureur du gouverneur et au salut des âmes de ces pauvres Barbares, dans l’île desquels il a été relégué comme un malheureux exilé, avec défense de rester plus de quinze jours dans la Gardeloupe lorsqu’il nous viendrait voir pour quelque nécessité spirituelle ou temporelle. Après cette équipée, le révérend père Colliard ayant fait assez promptement ses afaires, reçu nos comptes, demandé des avis pour conserver cette mission, établi un autre supérieur et enlevé un frère convers pour lui servir de compagnon, malgré l’opposition de tous les religieux, il s’embarqua le lendemain de la Conception pour aller à S. Christophle, où il fut reçu de M. de Poincy avec toutes les civilités imaginables, d’où il it voile dans un navire de S. Malo, qui it naufrage à la côte d’Angleterre, à laquelle il fut jeté par la violence d’une furieuse tempête et brisé en mille morceaux. Il baptisa auparavant que de mourir un Sauvage1 naturel du pays qui se sauva à la nage et qui a demeuré un an et davantage dans notre couvent de S. Honoré à Paris. Ce bon père, après son départ, s’imaginait avoir fait une paix inviolable avec M. Houël, après lui avoir entériné2 toutes ses requêtes au désavantage de nos intérêts, mais il ne fut pas sitôt sorti qu’il it des vacarmes déraisonnables de ce que nous avions fait un mariage auparavant que d’avoir eu son aveu et son approbation. Voilà comme la superbe de ceux qui haïssent Dieu monte toujours. Ce saint homme ne se contentait pas d’avoir tyranniquement usurpé une autorité sur des personnes ecclésiastiques mais encore voulait commander sur les autels, quand il tâchait de rogner les ailes à notre puissance, sur laquelle il n’a aucune juridiction, et souhaitait d’empêcher des mariages, au nœud desquels nous ne trouvions aucun empêchement. Nous ne laissâmes pas pourtant de passer outre, en ayant observé toutes les cérémonies, autant que la brièveté du temps le pouvait permettre. Cette liberté le mit dans un désespoir et [il] s’en plaignait à tout le monde en particulier mais, soit qu’il redoutât de recevoir une sanglante confusion étant si mal appuyé, ou qu’il ne voulût apertement3 nous choquer, il n’eut jamais la hardiesse de nous en parler. Ces contraintes me irent longtemps soupirer après ma liberté et mon retour, dont j’obtins la permission et l’obéissance du révérend père Colliard, auparavant4 qu’il sortît de la Gardeloupe. Je m’embarquai à S. Christophle le lendemain de S. Jean Baptiste et nous abordâmes en France la surveille5 de l’Assomption de notre Dame. Dans ce voyage, je n’ai rien remarqué de particulier qu’un combat que nous 1. 2. 3. 4. 5.

Il s’agit de Marabouis, qui sera baptisé du prénom de Louis. “intériné”. Ratiié. Ouvertement. Avant. L’avant-veille. 191

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eûmes contre les Anglais à trois journées du Havre-de-Grâce, dont je is la description quand nous fûmes dans la liberté qu’on nous voulait ravir avec la vie. En voici la teneur. C’est une chose ordinaire, que ceux qui s’exposent aux hasards de la mer se doivent résoudre à expérimenter toutes les rigueurs qui ont de coutume de troubler notre repos et d’attaquer notre vie. La tempête les menace d’un côté et la guerre de l’autre. Le feu se met de la partie des assaillants et la terre, par la solidité de ses rochers et la pointe de ses écueils, au lieu de servir de refuge à ceux que les ondes agitent, ne leur prête son secours que pour les perdre. De sorte que tous les éléments qui sont si discordants dans leurs qualités, semblent s’unir pour concourir à leur ruine avec plus de certitude. Nous avons redouté quelques-uns de ces malheurs et nous en avons expérimenté les autres. Pour ce que nous avons été très avancés dans la Manche sans en connaître les terres que par l’expérience de nos pilotes et par l’industrie de la sonde et pour ce que nous rencontrâmes presque à trois journées du Havre-de-Grâce deux frégates qui irent beaucoup de bruit et peu d’efet. À cause que nous fîmes une contremine1 à leurs eforts par notre canonnade, qui les obligea de nous quitter, plus pour chercher leur sûreté que par feinte de nous venir attaquer une seconde fois. Ce fut le jour de S. Laurent, cet heureux martyr de l’Église, qui prostitua2 heureusement sa vie pour la défense de la foi, que des Anglais ennemis de notre religion, haïs de Dieu et du monde, et particulièrement des pestes de l’Église romaine3, portés ou sur les ailes de l’ambition, ou pipés4 par l’espérance du proit, ayant coniance en leur nombre et non pas en leur bon droit, ayant aperçu de loin notre vaisseau, eurent l’audace de nous venir reconnaître. Notre navire était de trois à quatre cents tonneaux, armé de trente pièces de canon, toutes de grand calibre, fait également pour la guerre et pour la marchandise. Pour celle-ci, il était très fort de bois et par conséquent assez lourd, à moins qu’il ne fût agité de la violence d’un gros vent. Pour celle-là, il était bien muni de poudres, boulets, lances et pot à feu5, grenades et autres instruments qui ne sont faits que pour donner la mort. Ce vaisseau, tel que je le viens de décrire, était commandé par le sieur Desparquet6, dont je décrirais avantageusement le courage, s’il n’était assez connu, et s’il n’avait fait paraître une résolution martiale dans toutes les rencontres qu’il a eues, depuis qu’il commande à la marine, contre les Espagnols, Dunquerquois, Turcs, et tous ceux qui ont eu la témérité de l’attaquer. Ce capitaine si généreux était secondé par un lieutenant que j’oserais dire également vaillant, dont la vertu s’est fait reconnaître dans une sanglante attaque des 1. 2. 3. 4. 5. 6.

Manœuvre pour déjouer une entreprise. Ofrit. Les Anglais sont considérés comme des hérétiques (“des pestes de l’Église romaine”). Trompés. Pièce de feu d’artiice, faite en forme de pot, et remplie de fusées. Desparquets, capitaine de navire originaire de La Rochelle. 192

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Dunquerquois, où lui seul, détaché de la lotte des terre-neuviers (ce sont les vaisseaux qui vont quérir la morue sur le grand banc), [il] soutint la décharge de ses ennemis et, après avoir perdu tout son monde, ne se fût jamais rendu s’il n’eût cru être obligé de se conserver pour tirer raison de ces pirates, qui, en enlevant le bien des marchands, afaiblissent toujours le soutien de la couronne de France. Davantage, nous étions conduits par un expérimenté pilote, qui faisait des commandements très à propos, tant pour éviter la furie de la décharge des canons, comme le tintamarre de la mousqueterie. On voyait de plus nos matelots attachés à leurs postes comme des colonnes sur leur fondement et nos soldats munis de leurs mousquets comme d’arcs triomphaux qui ne nous pronostiquaient que la victoire. Avec tous ces avantages, qui nous obligeaient à nous moquer de tous les eforts ennemis de la couronne de France, deux frégates, avec le pavillon anglais sur l’arrière et sur l’avant, eurent la témérité de nous venir reconnaître, mugueter1 et de commander de mettre notre bateau dehors pour leur porter notre commission. Nous nous moquâmes de leur rodomontade, avec des mépris qui étaient capables d’animer les plus lâches au combat. Les Anglais s’en sentent extrêmement piqués et on vit en même temps le capitaine de la plus grande frégate écumer de rage, frapper du pied et crier d’une voix à demi rauque cette funeste parole : “Qu’on mette feu partout”. Il n’était qu’à la portée de la voix où nous les avions souferts très longtemps. Nous endurâmes leur décharge avec patience, qui consistait en seize coups de canon et autant de mousquets. En même temps notre canon, qui était beaucoup plus avantageux que le leur, jouait avec notre mousqueterie, on vit tomber une ancre dans l’eau, on emporte les pièces de bois mêlées avec des jambes, le sang coule par les endroits où il n’avait accoutumé que de passer de l’eau et leur tillac se rougit d’une peinture qui n’était couchée qu’avec un pinceau de fer. La plus petite de ces frégates, voyant son amirale si maltraitée, eut crainte d’approcher de si près et redouta très raisonnablement de recevoir le même sort si elle tirait de la même portée, c’est pourquoi se mettant au large, elle tira ses canons avec plus de bruit que d’efet. Cette salve étant faite sans aucune blessure de notre côté, par la grâce de Dieu, ces navires ennemis crurent qu’il ne ferait pas bon de nous prêter le côté, pour ce qu’il était trop épineux, c’est pourquoi ils se résolurent de nous battre en hanche2, ils retournèrent sept à huit fois pour nous donner leur bordée, dont quelques coups donnèrent dans nos mâts, les autres dans nos voiles et fort peu dans le corps du vaisseau, encore ils n’en eleurèrent que la peau, le plus blessé fut un marmouset3 qui eut la tête cassée à notre avant. Notre capitaine, voyant cette surprise, commande qu’on mette promptement à l’arrière de notre navire deux pièces de canon de vingt-quatre livres de balle et deux dedans sa chambre de douze. Cela fut exécuté dans un moment, on fait bruire ces 1. Rechercher. 2. Hanche : partie arrondie du vaisseau qui, du lanc, s’étend à l’arrière. Ici, il s’agit de canonner le navire par la hanche. 3. Un petit garçon. 193

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quatre pièces de batterie chargées de balles à chaînes et d’autres morceaux de fer capables de briser les montagnes ; les ennemis s’en épouvantent et connurent à leur grand déshonneur qu’il fallait changer de dessein, quitter une prise prétendue, de crainte d’être pris, et nous laisser la liberté de voguer notre route, de peur de perdre celle de vivre. Ce combat, qui dura environ 7 ou 8 heures, étant ini, chacun racontait ses prouesses, comme on avait bien pointé un canon, combien de coups de mousquet on avait tirés, comme on était préparé de les recevoir à l’abordage, s’ils eussent eu le courage de s’y présenter. Enin nous vîmes la terre de France tant désirée, que nous saluâmes avec de très doux transports de joie, et pour ce que tous les biens viennent d’en haut, nous chantâmes aussitôt un Te Deum, pour remercier la divine Bonté de l’heureux succès de notre voyage.

CHAPITRE IX Des religieux qui ont été dans la Gardeloupe Comme il faut un courage généreux pour entreprendre le long voyage des Indes, je n’en trouve pas de plus propres que les religieux, lesquels, détachés des biens de la terre aussi bien que de leurs intérêts, sont plus disposés à travailler infatigablement pour ceux de Dieu et de la religion. Quatre pères du noviciat général de Paris de l’ordre des frères prêcheurs furent envoyés avec la colonie française qui était destinée pour habiter la Gardeloupe. Le révérend père Pelican, qui était le supérieur, soit qu’il se déplût parmi des misères presque insupportables et une famine extrême, soit qu’il crût faire plus de proit en France, par la ferveur et doctrine de ses prédications, suivit, six mois après son arrivée, un de ses religieux, qui ne pouvant subsister dans un climat si brûlant, avait par son retour recherché l’air tempéré de la France. De sorte que de quatre il n’en resta plus que deux, qui agissaient toujours en pâtissant et pâtissaient en agissant. La rigueur de la nécessité n’empêcha jamais l’ardeur de leur dévotion, ni la faiblesse de leurs corps abattus, la vigueur de leurs esprits. Ils reconnurent par expérience dans cette rencontre la vérité de cette sentence de l’Évangile, Non in solo pane vivit homo1, puisqu’en manquant de toutes choses, ils ne manquaient jamais de courage. Ces deux champions si généreux méritent que je les nomme, l’un s’appelait le révérend père Nicolas de S. Dominique2, qui est mort à Paris en grande opinion de sainteté, l’autre s’appelle le révérend père Raimond Breton, qui a travaillé l’espace de dix-huit à dix-neuf années et qui travaille encore infatigablement et à l’entretien du christianisme parmi les Français et à la conversion des Sauvages. Il entend parfaitement leur langue, il en a fait un dictionnaire pour en faciliter l’intelligence à ceux qui la voudraient apprendre. Je décrirais les merveilles de sa vertu et le 1. Lc IV, 4 et Mt IV, 4 : “l’homme ne vit pas seulement de pain”. 2. Nicolas Breschet ou de Saint Dominique († 1642) appartient à la première mission des dominicains de 1635. 194

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mérite de sa sainteté, s’il n’était encore vivant, et si je ne savais que son humilité reprocherait à mon afection l’exposition de ces louanges. Je me tais donc pour dire seulement que ce grand religieux, ayant demeuré quatre ans tout seul, travaillant sans cesse du corps pour sustenter sa vie et de l’esprit pour l’exercice de sa charge de missionnaire, eut la consolation de voir arriver à son secours le révérend père de La Mare avec deux pères et trois frères1. Ce docte et savant homme2, pour fuir les applaudissements de la France et pour éviter la charge de provincial, à laquelle il était destiné, importuna si fort le révérend père Carré, qui était pour lors commissaire de la mission, qu’il fut contraint, quoiqu’à regret, de lui accorder sa demande mais s’il ne recevait pas d’honneur dedans l’Europe, on lui en déferait assez dans l’Amérique, il était respecté de M. de Poincy, lieutenant pour le roi, et de tous les autres gouverneurs comme un apôtre et consulté de tout le monde comme un oracle. Il étonnait ses auditeurs par ses prédications, lesquelles, quoique très sublimes, étaient pourtant très intelligibles, et il se rendait d’autant plus croyable qu’il prêchait aussi bien par la sainteté de ses actions que par la force de ses paroles. On ne vit jamais rien ni de plus tempérant ni de plus sobre, il se contentait d’un morceau de cassave3 et d’un coup d’eau. La rigueur de cette abstinence l’atténua4 si fort qu’il ne traîna plus qu’une vie languissante, sa faiblesse n’interrompit jamais le cours ordinaire de ses sermons, qu’il faisait au peuple tous les dimanches et les fêtes, si indispensables que, même se sentant proche de la in, il se it porter dans la chapelle le jour de la Puriication de Notre Dame, où il dit adieu aux habitants et les exhorta pour la dernière fois à la vertu, avec des paroles si énergiques, avec un ton de voix si amoureux, avec des termes si expressifs des sentiments de son cœur brûlant d’une charité très ardente pour le salut du prochain, que tous généralement versèrent des torrents de larmes de leurs yeux. Enin la maladie le pressant vivement, il disposa des afaires qui le concernaient, il voulut être enterré en habit de frère convers trois heures après sa mort, de peur que le concours du peuple ne rendît ses funérailles plus augustes. Ce bon père n’avait5 pas encore expiré, quand il arriva deux pères religieux, le père Vincent Michel et le père Dominique Picard6, dont le premier mourut six semaines après son arrivée, l’autre, après avoir combattu quelques années contre les incommodités du pays, a ini ses jours dans la langueur d’une paralysie l’an 1646. La mission était bien afaiblie par la perte de tant de missionnaires, quand le révérend père Jean-Baptiste Du Tertre, élu supérieur après la mort du père de La 1. Nicolas de La Mare (1589-1642). Ce dominicain arrive en Guadeloupe en 1640 mais, gravement malade, il décède peu après. 2. Dans la marge [N.d.a] : “J’entends le père de La Mare”. 3. Dans la marge [N.d.a] : “C’est le pain du pays”. 4. L’afaiblit. 5. “n’était”. 6. Vincent Michel († 1641) décède peu de temps après son arrivée. Dominique Picart († ca 1646) meurt après 5 ans passés aux îles. 195

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Mare, se démit volontairement de sa charge pour représenter à notre commissaire dans la France les urgentes nécessités de la mission. Il retourna au bout d’un an à la Gardeloupe dans la compagnie du révérend père Armand de la Paix, qui avait la commission de supérieur, qui a vécu et qui est mort de la façon que j’ai dite dans le gouvernement de M. Houël. Deux pères, deux ans après, [à] savoir l’an 1644, furent tirés du même noviciat pour grossir le nombre des missionnaires, dont l’un1, battu l’espace de six semaines et abattu par les fatigues de la mer, relâcha à Brest, et moi qui écris ces lignes, [je] poursuivis le voyage avec toute la disette et toute l’incommodité possible, ayant été jeté comme un ballot de fortune sur l’orage, sans autre appui que celui de la providence de Dieu. Nous avions été les seuls ordinaires de la Gardeloupe et nous nous étions toujours acquittés idèlement de notre charge, mais j’ai appris que depuis que j’en suis sorti, M. le gouverneur y a introduit de sa propre autorité des révérends pères carmes de la province de Touraine2, des révérends pères jésuites et des augustins3, de telle sorte qu’il faut espérer une récolte très fructueuse où il y a tant de nobles ouvriers.

1. On ne connaît pas son nom. 2. Les premiers carmes sont arrivés en 1646. 3. Les augustins sont introduits en 1650 par Houël, fâché avec les religieux de nombreux ordres. Il a chargé son beau-frère, monsieur de Boisseret, de négocier avec les augustins réformés du faubourg Saint-Germain leur venue. Ils sont deux : Égide Gendron et René Labourdais. 196

SECONDE PARTIE Des mœurs des Sauvages1 CHAPITRE I De leur origine2 Nos Sauvages sont remplis de tant de rêveries touchant leur origine que ce n’est pas une petite diiculté de tirer même une vraisemblance de la diversité de leurs rapports. Toutefois parmi tant de diférentes opinions, ils ont tous cette croyance qu’ils sont descendus des Kalibis3, qui demeurent à la Terre-Ferme et qui sont leurs plus proches voisins, mais ils ne peuvent dire le temps ni le sujet qui les a portés à quitter leur terre natale pour s’épandre dans des îles assez reculées. Ils assurent seulement que leur premier père, nommé Kalinago, ennuyé de vivre parmi sa nation et désireux de conquêter de nouvelles terres, it embarquer toute sa famille et, après avoir vogué assez longtemps, il s’établit à la Dominique (qui est une île où les Sauvages sont en assez bon nombre) mais que les enfants, perdant le respect qu’ils devaient porter à leur père, lui donnèrent du poison à boire, dont il mourut de telle façon qu’il changea seulement de igure et devint un poisson épouvantable qu’ils appellent Akayoman et qui vit encore aujourd’hui, selon leur pensée, dans leur rivière. S’il est permis de tirer quelque vérité d’une fable, on peut colliger4 de celle-ci : 1. Que nos Barbares sont descendus des Kalibis, parce qu’outre qu’ils ont une conformité de langage, leur religion ni leurs mœurs ne sont pas diférentes. 2. Au commencement que l’île de la Gardeloupe fut habitée, c’était un commun bruit parmi les vieux habitants de l’île de S. Christophle que les naturels du pays avaient été chassés ou tués par les Kalibis et que, dans cette déroute générale, quelques-uns s’étaient échappés, qui s’étaient réfugiés au plus haut des montagnes pour se servir de l’avantage de ces lieux pour la sûreté de leur vie et pour la défense de leur liberté. Cela est vrai, parce que, dans le premier voyage que notre père it aux Sauvages, il y avait fort peu de temps que ces naturels du pays avaient surpris5 une petite Négresse qui était esclave, de la peau de laquelle ils avaient revêtu un arbre. Cette inhumaine cruauté mit les Kalibis dans la fureur, qui s’assemblent en même temps et, grimpant par des rochers inacces1. Comme l’auteur l’indique dans son avant-propos, il reprend, en partie, la Relation de Raymond Breton ; nous indiquerons, pour chaque chapitre de l’ouvrage de Mathias Du Puis, ceux correspondant à la Relation de Breton. 2. Cf. Breton, Raymond. Relation …, op. cit., II, chap. 1, p. 52-54. 3. Dans la marge [N.d.a] : “qui est un peuple de la Terre-Ferme”. 4. Conclure, induire. 5. Pris. 197

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sibles, ils arrivèrent à une case qu’ils investirent aussitôt. Les assiégés, qui étaient un homme, une femme et un petit enfant, après quelques faibles résistances furent pris, le mari fut rôti et mangé et la femme faite esclave avec son enfant. Quelques-uns pourtant disaient que ces montagnards n’étaient pas des habitants naturels mais bien des esclaves fugitifs appelés Alouagues1, peuple de l’Amérique qui, redoutant ou une servitude honteuse, ou une mort cruelle, avaient gagné les bois et la croupe des montagnes.

CHAPITRE II De leur mariage et de l’éducation de leurs enfants2 Des Sauvages ont de coutume de se marier avec leurs cousines germaines. Les pères ne contractent jamais avec leurs enfants. Ils ont autant de femmes qu’ils en veulent, par-dessus tous, les capitaines, qui font gloire d’avoir une famille populeuse pour avoir plus de crédit parmi ceux de leur nation et pour se rendre plus redoutables à leurs ennemis. Quelques-uns se marient avec la mère et la ille mais ceux-ci ne sont pas approuvés des autres. Un Sauvage qui a plusieurs femmes bâtit à chacune d’elle une petite cabane, dans laquelle le mari la visite, de telle sorte que, durant un mois (qu’ils comptent par une lune), il demeure avec une femme, un autre mois avec une autre. Celle qu’il entretient est obligée de lui apprêter toutes ses nécessités, elle lui fait du pain, elle le sert comme son maître, elle le rougit3 et, s’il faut aller en traite, elle l’accompagne dans ces voyages. Comme l’amour de leurs femmes n’est pas égal, leurs visites ne sont pas réglées. Ils laissent écouler des années entières sans en connaître quelques-unes et, si pourtant elles sont trompées par quelque artiice ou par quelque promesse d’un amant et si leur péché, qui a été fait dans les ténèbres, se manifeste de telle sorte qu’il vienne à la connaissance d’un mari, il les tue, sans que cette cruauté lui tourne à blâme. Ils veulent être aussi libres dans l’abandonnement de leurs femmes que dans leur choix mais, quand elles se voient aussi délaissées, elles ont la liberté de prendre un autre mari. Les femmes ne quittent jamais la maison de leur père après leur mariage, qui ont un avantage par-dessus leur mari, qui est qu’elles peuvent parler à toute sorte de personnes, mais le mari n’ose s’entretenir avec les parents de sa femme, s’il n’en est dispensé, ou par leur bas-âge, ou par leur ivrognerie. Ils évitent leur rencontre par des grands circuits qu’ils font et, s’ils sont surpris dans un lieu dans lequel ils ne s’en peuvent dédire, celui auquel on parle tourne son visage d’un autre côté, pour n’être pas obligé de le voir, s’il est obligé de l’entendre. Ils n’observent pas de cérémonies dans leur mariage, comme ils ne font pas l’amour pour se rendre agréables ou complaisants à leur maîtresse. Ils en épousent de deux façons, ou celles qui leur sont acquises par droit comme les cousines germaines 1. Les Indiens aroüagues (Arawaks). 2. Cf. Breton, Raymond. Relation …, op. cit., II, chap. 6, p. 65-67. 3. Elle l’enduit de roucou. 198

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ou celles qui ne leur sont point alliées, qu’ils demandent à leurs parents et qu’ils épousent immédiatement après leur consentement. Ces hommes se séparent des femmes qui ont conçu jusqu’à cinq ou six mois et se retirent avec les autres. À peine les enfants sont nés que leurs mères mettent leur main sur leur front pour l’aplanir et l’élargir tout ensemble. C’est dans cette imposition des mains que leurs enfants reçoivent, à leur avis, toute la beauté de leur visage et, parce que cette première igure imprimée dans la naissance de l’enfant changerait avec l’âge, voilà pourquoi les mères tiennent tant la nuit que le jour leurs mains appliquées dessus le front de leur petit. Quand l’enfant a 8 ou 15 jours, on appelle un parrain et une marraine, qui percent à leur illeul les oreilles, la lèvre d’en bas, le milieu du nez et passent un il au travers des trous, de peur qu’ils ne se referment. Après l’accomplissement de ces cérémonies, on lui impose un nom qui n’a aucune convenance avec ceux de l’Europe. Quand les enfants sont devenus un peu robustes par le lait qu’ils ont sucé des mamelles, on leur donne pour nourriture quelques patates ou bananes1, que les mères mâchent premièrement que de les mettre dans la bouche de leurs petits. À peine ont-ils atteint l’âge de six mois, qu’ils se vautrent dans la poussière et se roulent dessus la terre, et peuvent même marcher sans aucun appui. Ils mangent tous de la terre, non seulement les enfants, mais encore les mères et la cause d’un si grand dérèglement d’appétit ne peut procéder, à mon avis, que d’un excès de mélancolie, qui est l’humeur prédominante presque dans tous les Sauvages. Il semble qu’ils trouvent autant de délices à manger de la craie que du sucre. Ce n’est pas que les mères ne soient toujours en alarme pour tout ce qui peut arriver de funeste à leurs enfants et que leur amour ne détourne tous les accidents qui les menacent, c’est pour cela qu’elles s’en éloignent fort peu et que, dans tous les voyages qu’elles font, elles les portent toujours avec elles, ain d’avoir devant les yeux l’objet de leur souci. Quand ils sont devenus plus âgés, s’ils sont des garçons, ils mangent avec leur père, s’ils sont des illes, avec leur mère. Ils n’ont aucune civilité parmi eux, ils n’honorent leurs parents ni de paroles ni de révérences et, s’ils obéissent quelquefois à leur commandement, cela vient plutôt de leur caprice, qui leur persuade, que du respect qu’ils leur portent. Le libertinage s’entretient d’autant plus facilement parmi les enfants qu’ils sont moins corrigés. Quelquefois des mères abandonnées honteusement par leurs maris punissent dans l’innocence de leurs enfants le crime de leur père, comme si les fautes n’étaient pas personnelles. Mais ces pauvres désespérées consultent plutôt leur passion, qui est allumée, que la raison, qu’elles ont étoufée. On ne leur coupe pas les cheveux, si ce n’est au bout de 2 années, et pour rendre cette solennité plus célèbre, on fait un festin auquel on convoque toute la famille. C’est dans ce temps-là qu’on lui perce les oreilles et le reste, si la faiblesse du petit n’a point permis qu’on lui ait fait ce mal au commencement de sa vie. 1. Dans la marge [N.d.a] : “Racines et fruits de ces pays là”. 199

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CHAPITRE III De leur langage1 C’est une chose qui n’est pas peu diicile que la langue des Sauvages, soit pour sa prononciation, soit pour sa disette2, soit enin pour sa connaissance. Comme les choses se changent dans la fuite des temps, aussi elle n’est pas tout à fait semblable à celle de leurs ancêtres et, quoique plusieurs mots se rapportent dans un même son, ils ne se rapportent pas pourtant dans un même sens. Plusieurs la savent pourtant parfaitement et n’emploient pas davantage que 6 ou 8 mois à l’apprendre. Les femmes ont un langage tout diférent de celui des hommes et, comme ce serait un crime entre elles de parler autrement quand elles ne sont pas obligées de converser parmi les hommes, aussi elles se moquent des hommes qui se servent de leur façon de parler. Les vieillards aussi usurpent une façon de parler tout autre que celle des jeunes gens. Enin quand ils ont dessein de faire la guerre, ils ont un baragouin3 pour la persuader à ceux de leur nation, qui est fort diicile à apprendre. Il n’y a pas de langue plus disetteuse4 que celle-là. Ils n’ont point de mots pour exprimer ce qui ne tombe pas sur la grossièreté de nos sens corporels. Ils ne savent ce que c’est d’entendement, de volonté, et de mémoire, parce que ce sont des puissances cachées, qui ne se produisent au-dehors que par leurs efets. Ils ne peuvent nommer aucune vertu, parce qu’ils n’en pratiquent pas. Ils n’ont aucune connaissance des lettres, mais ils en sont pourtant capables. Ils ont l’esprit assez subtil, qui fait paraître son adresse dans la structure de leurs paniers, qu’ils font avec tant d’artiices, et dans tous les autres ustensiles qui regardent ou leur navigation ou leur ménage. Ils ont quelque grossière connaissance des astres mais les fables, qu’ils mêlent avec la vérité, en ôtent toute la certitude. Ils ont composé eux-mêmes une sorte de langue, dans laquelle il se rencontre de l’espagnol, du français et du lamand depuis que ces nations ont eu commerce avec eux mais ils ne s’en servent que lorsqu’ils négocient.

CHAPITRE IV De leur manger et de leur boire5 Les Sauvages n’ont pour tout pain qu’une racine6 qui est un poison très présent quand elle est nouvellement tirée de la terre, mais qui sert de nourriture quand elle est raclée, gragée7, pressée et étendue sur une platine de fer ou de terre, sur 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7.

Cf. Breton, Raymond. Relation …, op. cit., II, chap. 2, p. 55. Manque (de mots, d’idées), indigence ; une langue pauvre. Langage corrompu ou inconnu qu’on n’entend pas. Cf. note 10. Cf. Breton, Raymond. Relation …, op. cit., II, chap. 5, p. 63-64. Dans la marge [N.d.a] : “Elle s’appellent manioc”. Râpée. 200

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laquelle cette racine reçoit la dernière forme de pain de ces îles, qu’on appelle de la cassave. Plusieurs personnes ont été surprises1 de l’eau, ou pour mieux dire du jus qui sortait de cette racine, quand elle était à la presse, qui, la buvant en guise de ouïcou2, en sont mortes. Pour ce qui regarde les viandes qui leur sont le plus en usage, elles n’ont point de convenance avec celles qu’on mange dans l’Europe, ils ne se nourrissent que de burgots (qui est un coquillage de la mer), crabes, soldats. Ils ne mangent jamais de potage et point de chair, si ce n’est quelques oiseaux qu’ils jettent dans le feu avec leurs plumes et leurs entrailles, et quand ils sont plutôt grillés que plumés, ils les retirent, les boucanent et les mangent. Ils n’usent pas ni de lait, ni de fromage, ni de beurre. Ils ont horreur des œufs et de l’huile. Ils n’ont pas accoutumé de se servir de sel pour assaisonner leur mets. S’ils rencontrent de la graisse, ils la jettent, ils n’ont qu’une sauce générale, qui est faite avec des arêtes de poisson machiquottées3, des os rongés, grande quantité de piment (qui a assez de rapport dans ses qualités avec le poivre des grandes Indes), ils y ajoutent l’eau de manioc, qui perd son venin quand elle a bouilli, ils y mêlent de la mouchache4, qui est comme la quintessence de la farine qui a été faite de cette racine, qui est du poison, et puis ils font bouillir tout ce beau tripotage et il y saucent leur pain avec tant de satisfaction de leur goût qu’ils le préfèrent à toute la délicatesse des banquets des Sybarites5. Ils ont si peu de civilité, quand ils mangent, qu’ils dégoûtent facilement ceux qui ne sont pas accoutumés à leur façon de vivre. Ils mangent trois fois le jour ou, pour mieux dire, quand ils en ont la volonté, quand ils vont quelque part, quand ils retournent, quand on les invite et surtout quand ils en trouvent. Les femmes ne mangent qu’avec celles de leur sexe dans leurs petites cabanes, où elles se nourrissent de la chasse de leurs enfants, ou de leurs maris, si ce n’est que leur négligence ne les oblige à chercher elles-mêmes de quoi vivre. Ils font leur breuvage en deux façons, ou bien ils jettent ce pain de manioc dans un vaisseau6 rempli d’eau, avec laquelle ils font un mélange de patates, qui ont la vertu de la faire bouillir dans 14 ou 15 heures, ou bien ils mettent de la farine de manioc bien sèche et en petite quantité sur la platine échaufée par le feu qui est dessous, sur laquelle ils étendent un surcroît de farine qui est seulement pressée entre les mains et qui est encore humide. Ils y ajoutent dessus de la farine déliée, ain qu’elle puisse être retournée facilement et, après que cette sorte de cassave est cuite, ils l’enveloppent avec des feuilles et comme elle est encore humide, elle ne tarde pas à se moisir. Au bout de 6 jours ils la déploient et la pétrissent et, 1. Ont pris de l’eau. 2. Dans la marge [N.d.a] : “C’est une espèce de boisson du pays qu’on fait avec du pain”. L’ouïcou ou bière de manioc est préparée à partir des galettes de manioc (cassave) mâchées par les femmes du village. 3. Mâchées. 4. Farine de manioc. 5. Hommes qui mènent une vie molle et voluptueuse. 6. Récipient. 201

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lorsqu’elle est en cet état, ils peuvent faire du oüicou, pourvu qu’ils rencontrent de l’eau et ils le peuvent boire en même temps sans attendre qu’il ait bouilli. Ils font aussi quelquefois du vin d’ananas1 et de cannes de sucre, qui est la plus excellente de toutes leurs boissons.

CHAPITRE V De leurs débauches2 Leurs débauches sont fréquentes, pour ne dire continuelles, dans lesquelles ils s’enivrent jusqu’à la bêtise. C’est dans ces excès de boire qu’ils se souviennent des injures passées et qu’ils entrent en colère, que leur colère passe en fureur et que leur fureur éclate par des vengeances horriblement funestes. Ils font ces assemblées, qui ne tendent qu’à l’ivrognerie, pour plusieurs sujets. 1. Quand ils ont dessein de faire la guerre. 2. Quand leurs premiers enfants sont mâles. 3. Quand on coupe la première fois les cheveux aux enfants. 4. Quand ils sont en âge de supporter la fatigue de la guerre. 5. Quand ils veulent abattre un jardin nouveau. 6. Quand ils traînent à la mer un canot qui a été fait dans les montagnes. C’est pour lors qu’ils appellent leurs voisins, lesquels après avoir travaillé pendant quelques heures du matin, ils boivent tout le reste du jour. Toutes leurs débauches sont accompagnées de gaillardises, les uns jouent de la lûte, les autres chantent, ils forment une espèce de musique, qui a bien de la douceur à leur goût. Les bonnes vieilles tiennent la basse avec une voix enrouée et les jeunes gens le dessus avec un ton éclatant. Pendant que ces violons animés fredonnent, trois ou quatre des plus adroits des conviés se font frotter par tout le corps d’une gomme qui est extrêmement collante, pour faire tenir des plumes et paraître comme des coqs dans toute l’assemblée. Ils font mille postures et dansent d’une façon barbare, qui lasse plutôt qu’elle ne récrée. Cependant ce petit métier leur plaît si fort qu’ils passent quelquefois quatre jours et autant de nuits dans cette danse si pénible. La continuation de la danse n’empêche pas qu’on ne boive. Ils se remplissent le ventre de telle sorte qu’ils en ont mal à la tête. S’ils sont contraints de faire tomber de l’eau, ils sortent deux à deux et, quand ils rentrent, ils saluent la compagnie comme s’ils venaient de bien loin. Ils ne croient pas que l’ivrognerie soit un crime mais seulement un divertissement, d’où vient que les femmes boivent aussi hardiment que les hommes. Ils n’ont qu’une sorte de banquet, qui est plus civil et moins criminel. S’il arrive qu’un Sauvage ait pris une tortue, ou fait quelque autre bonne pêche, il prie quelques-uns de ses plus proches. Auparavant que le convié arrive, celui qui est le maître des cérémonies dans le carbet, balaie3 une partie de la case, il pend un lit, il supplie le parent de s’y asseoir quand il est venu, celui-ci, en gardant toujours sa gravité et le silence, s’y repose. En même temps tout le 1. Dans la marge [N.d.a] : “Qui est un très bon fruit”. 2. Cf. Breton, Raymond. Relation …, op. cit., II, chap. 9, p. 73-74. 3. Balaie. 202

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monde se met en peine d’apporter de quoi faire bonne chair à leur convié, une femme lui donne à boire, une autre du pain et une autre de la viande. Si la cassave est ployée, cela lui donne à connaître que quand il aura mangé selon sa nécessité, il doit laisser le reste. On entretient monsieur1 pendant qu’il mange et on ajoute à ces entretiens une petite harangue. Quand il a bien bu et bien mangé, il avertit ses hôtes qu’il est saoul et, aussitôt, chacun vient lui faire la révérence à sa mode en lui disant “tu es venu”. Après cette civilité, il parle indiféremment avec tout le monde et, après avoir fait boire et manger à la compagnie ce qui est resté de son repas, il dit adieu à tous en particulier et en général. Ils observent cette sorte de civilité à tous ceux qui les visitent en faisant un voyage, excepté qu’il faut que ce soit une personne de considération, pour être obligé de lui donner un lit et de peigner ses cheveux aussi bien dans sa sortie que dans son arrivée. Parmi les désordres de leurs débauches, ils retiennent toujours cette honnêteté, qui est qu’ils ne mangeront jamais rien sans inviter tous ceux qui sont dans leur compagnie et il arrive quelquefois qu’après le partage de la viande, il n’en reste pas pour celui qui le fait et, parce que c’est la coutume, ils se sont fâchés souvent contre notre père qui refusait son mets, de peur d’être trop à charge. Comme ils ont une grande libéralité à donner tout ce qui est en leur puissance, aussi ils se rendent extrêmement importuns à demander ce qui leur agrée. Mais je ne sais si cela procède ou d’orgueil ou de honte, de ne prier jamais d’une chose qu’on leur a une fois refusée.

CHAPITRE VI De leur beauté et de leur ornement2 Les Sauvages ont deux sortes de beautés, l’une naturelle et l’autre artiicielle. La première consiste dans la belle proportion de leurs membres, qui est si avantageuse que ce n’est pas une chose peu admirable de voir des corps sans défauts, nonobstant les grandes libertés qu’on leur donne et si peu de souci qu’on en prend dans leur enfance. Ils ont la tête droite, embellie de grands cheveux noirs, qui s’épandent dessus leurs épaules, si la nécessité de quelque voyage ou de quelque travail violent ne les oblige à les retrousser. Ils ont les bras nerveux, le corps gros sans excès, des cuisses potelées et des jambes fermes dans leurs démarches. Ils sont presque tous un peu camus et cela procède, à mon avis, de ce qu’on leur aplanit le front dans leur naissance. Ils paraissent être d’une couleur jaunâtre, peut-être à cause d’un excès de mélancolie qui les prédomine. Ils ne sont pas velus, comme les peintres ont accoutumé de les représenter dans leurs tableaux, parce que la plus ordinaire de leurs occupations est à couper avec un couteau tous les poils qui paraissent dessus leur peau, de sorte que ceux qui ont le moins de barbe sont ceux qui ont le plus de beauté. 1. “M.”. 2. Cf. Breton, Raymond. Relation …, op. cit., II, chap. 4, p. 60-62. 203

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Pour ce qui regarde leur beauté artiicielle, elle se peut rapporter à deux points, ou au roucou, qui est une espèce de peinture qui les rougit, ou aux aiquets1, comme cristal, rassade2, caracolis3 et autres qu’ils portent. Le roucou est un fruit d’un arbre qui a la coquille comme une châtaigne et le fruit enfermé tout rouge d’une petite farine qui l’environne. Ils la démêlent avec de l’huile et s’en frottent par tout le corps, ain d’être conservés contre l’ardeur du soleil et contre la froideur de la pluie. Quand ils vont à la guerre, pour donner plus de terreur à leurs ennemis, ils se font marquer la face de quelques traces de noir, qui est pris d’une pomme de junippa et qui se conserve l’espace de neuf jours, nonobstant tous les eforts qu’on pourrait faire pour ôter l’impression de cette noirceur. Entre tous les aiquets qu’ils estiment le plus, sont les caracolis, qui est quelque métal plus pur que l’airain et moins noble que l’argent. Il a cette propriété, qu’il est ennemi de toute sorte d’ordure et conserve son éclat parmi la rougeur du roucou et parmi la noirceur du junippa. C’est ce qui fait que les Sauvages l’ont en grande estime. Il n’y a que les capitaines ou leurs enfants qui en portent. On a cru que cela provenait de l’Espagnol, mais les Sauvages assurent du contraire et disent qu’ils les traitent4 avec leurs ennemis, qui s’appellent Aloüagues5, par le moyen de quelques intelligences6 qu’ils pratiquent avec ceux de cette nation, qui leur en font présent en reconnaissance de ceux qu’ils reçoivent. De savoir maintenant d’où ces Aloüagues les peuvent avoir, ils disent que les dieux qu’ils adorent, qui font leur retraite dans des rochers sourcilleux7 et des montagnes inaccessibles, [les] leur donnent, pour les obliger à porter un plus grand respect à leur souveraineté et les attacher à leur service. S’il est vrai, je m’en rapporte, il peut être pourtant que le diable peut bien abuser les faibles esprits de ces ignorants par cet artiice. La igure de ces caracolis est semblable à un croissant qu’ils pendent à leur col. Ils en ont d’autres qu’ils mettent à leurs oreilles et au milieu de leur nez. Ceux qui n’ont pas de ces riches atours mettent dans les trous de leurs oreilles, de leur nez et de leur lèvre d’en bas, ou une plume d’oiseau, ou un il de coton, ou enin quelques épingles, quand ils en reçoivent des Français. Outre ces caracolis, les femmes ont des colliers qui sont composés de cristal de pierre verte (qui ont une merveilleuse vertu pour empêcher la chute du haut mal8), de racine d’arbre et d’arêtes de poisson. Les hommes en portent tissus9 de dents de tigres et de chats, et de rassade, qui est faite de verre. Outre ces ornements, ils ont presque tous des lûtes et ceux qui ont tué dans une attaque quelques-uns de leurs ennemis font des silets de leurs 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9.

Parures. Espèce de petites perles de verre. Ornement métallique en forme de croissant. Le terme est absent du Dictionnaire de Breton. Échangent. Dans la marge [N.d.a] : “Peuple de l’Amérique”. Négociations. Élevés, hauts. L’épilepsie. Tissés. 204

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os et les portent comme des trophées de leur courage. Les femmes portent encore une espèce de bottine faite de coton, avec un artiice merveilleux, qui leur serre les jambes, non sans douleur. Ils sont découverts1 pour ce qui regarde le reste du corps et si quelqu’un parmi eux avait cette retenue que de cacher les parties que la nature ne veut pas être manifestées, il serait moqué avec menace, s’il n’arrachait ce qui le couvre.

CHAPITRE VII De leur religion2 Il n’y a pas de peuples si barbares dans leurs mœurs, ni si obscurcis dans les lumières qui sont données avec la nature, qui n’aient quelque espèce de religion. Nos Barbares, encore bien qu’ils n’aient rien d’humain que la igure, si est-ce pourtant qu’ils reconnaissent des dieux qu’ils adorent. Ils ne font jamais de vin ni de débauches qu’ils ne choisissent toujours le plus délicat de leur pain et la plus agréable de leur boisson pour leur ofrir. Ils croient fermement qu’ils encourraient autrement leur disgrâce et que leurs majestés, se voyant méprisées, leur enverraient des châtiments et leur feraient soufrir des peines insupportables. Il ne faut apporter de preuve plus certaine qu’ils ont une religion que celle-ci, à savoir qu’ils ont parmi eux des Sauvages qui se consacrent au culte de leurs dieux dès leur bas âge. De savoir maintenant s’ils sont prêtres qui sacriient, ou médecins qui guérissent, ce n’est pas une petite diiculté. Il faut dire plus probablement qu’ils sont des magiciens et voici comme ils font leurs sortilèges. Quand les Sauvages ont dessein de faire la guerre, ou qu’ils voient que quelques-uns de leurs parents sont malades, ils appellent leur boiaiko3, qui est celui qui a été ofert aux dieux, ain qu’il consulte le sien (parce qu’ils en ont tous un en particulier) pour savoir si la guerre aura un bon succès, ou si la maladie aura une mauvaise issue. Il fait éteindre tout le feu, où le sorcier doit faire son charme et fait préparer et de quoi boire et de quoi manger. Ceux qui l’ont appelé demeurent dans sa compagnie. Il prend du pétun dans sa bouche, qu’il jette dans les airs en fumée (qui est sans doute le pacte pour le faire venir). Aussitôt le diable arrive et répond avec une voix de Jean des Vignes4 aux demandes qu’on lui fait. Si on lui parle de la guerre, il prédit si l’entreprise sera heureuse ou incertaine, si [c’est] de la maladie de quelque moribond, il pronostique sa mort ou sa vie. Après la réponse, ce dieu gaillard boit d’autant du sacriice qui lui a été ofert, on entend ses mâchoires qui se remuent, un gosier qui avale, une bouche qui gargarise, les vaisseaux qui se vident et ces pauvres abusés croient que leurs dieux se remplissent le ventre de leurs biens au lieu qu’ils ne font que remplir leurs oreilles d’illusion, parce que le lendemain ils 1. 2. 3. 4.

Ils sont nus. Cf. Breton, Raymond. Relation …, op. cit., II, chap. 3, p. 56-59. Il s’agit du boyé. D’une voix mal avisée. 205

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trouvent leur sacriice dans le même état dans lequel il avait été ofert. Ils estiment cette tromperie le plus grand des miracles de leurs dieux. Cette momerie1 n’est jamais plus plaisante que quand ils se rencontrent plusieurs boiaiko, qui font venir chacun leur dieu dans un même lieu et, pour un même sujet, on entend des débats qui se font entre ces divinités. Pour se purger des calomnies qu’on leur impose, ils disent l’un à l’autre : “tu as menti, ce n’est pas moi qui suis cause de la maladie de ce misérable, c’est toi-même, tu n’es que trop pernicieux pour lui causer ce mal, tu lui en as voulu, et dans toutes les rencontres tu lui as nui”. “Voyez l’impudent, répond l’autre, si tu ne passais pour un méchant imposteur, on aurait sujet de donner quelque croyance à tes mensonges”. Et puis la querelle passant de la langue aux mains et de la parole aux efets, ils s’entregourment2 si furieusement que tous les assistants en tremblent. Les Sauvages croient que leurs dieux ont été des hommes et les diables leur assurent que c’est une vérité. Ils forgent une nouvelle fable, quand ils adorent un nouveau dieu. La plus grande aussi bien que la plus méchante de toutes leurs divinités, c’est l’Iris3. Un de nos pères, qui avait fait amitié avec le boiaiko de cette Iris, lui demanda un jour d’où provenait qu’il avait un tel dieu ; il répondit que son père en avait deux, qu’il lui en avait laissé un comme en partage et qu’il avait donné une déesse à sa femme, que son dieu était un jour entré dans le corps d’une femme et qu’il avait parlé par sa bouche, qu’il l’avait portée plusieurs fois par-dessus le soleil sans être éblouie des éclatants rayons de ses lumières, qu’elle avait vu de belles terres inhabitées découpées par rochers, qui servaient de sources à de claires fontaines. On peut recueillir de ce discours que les dieux des Sauvages sont des diables, puisqu’ils entrent dans les corps des femmes et qu’ils parlent par leur bouche. Ce n’est pas sans peine qu’on arrive au malheur d’être prêtre ou prêtresse de ces fausses divinités, parce qu’il faut jeûner longtemps et qu’il faut s’abstenir de quelques viandes, pour leur témoigner qu’on n’a pas d’afection pour les choses qu’ils n’aiment pas. Un jour, le révérend père Raimond fut averti qu’on devait faire venir le diable dans une case qui était voisine à la sienne. Il prit résolution d’y aller pour contraindre le diable de s’enfuir et pour désabuser ce pauvre peuple. Comme il marchait un tison dans la main par faute de lambeau et de lampe, dont ils n’ont pas l’usage, voici les femmes qui sortent toutes éperdues et viennent au-devant de lui, qui, entrecoupant leurs paroles de colère, disaient qu’il les voulait perdre, que leur dieu entrait déjà dans la fureur, qu’il ne se plaisait que dans les ténèbres et haïssait extrêmement la clarté. Notre père répond courageuse1. Mascarade. 2. Ils se battent. 3. Autre nom de Joulouca, l’arc-en-ciel. C’est une divinité qui se nourrit de poissons, de lézards, de ramiers, de colibris, Cf. La Borde. Relation de l’origine, moeurs, coutumes, religion, guerres et voyages des Caraïbes, sauvages des îles Antilles de l’Amérique faite par le Sieur De La Borde, employé à la conversion des Caraïbes, étant avec le R. p. Simon jésuite et tirée du cabinet de Monsieur Blondel. Publié dans le Recueil de divers voyages faits en Afrique et en Amérique, par Henri Justel, Paris, 1674, p. 9. 206

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ment et qu’il ne redoutait aucunement sa colère et que la puissance d’un dieu qu’il fallait adorer en pure vérité était plus forte que tous les artiices d’un diable qui les trompait. Les femmes repartirent1 que, s’il avançait davantage, il serait cause que leurs maris et elles seraient maltraitées. Notre père s’en retourna pour deux raisons. La première, qu’il ne savait pas encore bien la langue pour les détromper de la folie de leur superstition. La seconde, que de deux pères jésuites qui avaient assisté à ces prestiges, l’un était mort et l’autre avait été extrêmement malade et les Sauvages avaient cette croyance, que leurs dieux les avaient ensorcelés. Les diables se nichent encore dans l’os d’un mort qu’on tire du sépulcre et qu’on enveloppe dans du coton. Il rend des oracles de cet os quand on l’interroge et dit que c’est l’âme du mort qui parle. Ils se servent de cet os parlant pour ensorceler tous ceux contre lesquels ils ont conçu quelque rancune. Cela se fait en cette sorte, ils prennent ce qui reste du boire et du manger de leur ennemi, ou quelque autre meuble2 qui lui appartient et, quand ils l’ont enveloppé avec cet os, on voit aussitôt qu’il perd sa vigueur ordinaire, une ièvre lente le mine, l’étique3 le saisit et [il] meurt en langueur, sans qu’on puisse apporter quelque remède pour le recouvrement de sa santé. Notre père en a vu un, lequel se voulant venger du meurtrier de son frère, se méprit et tua un innocent pour un coupable. Les parents de celui qui avait été si malheureusement assassiné, sans considérer qu’il y avait eu dans cette mort plus de malheur que de malice, se résolurent à la vengeance, ils rougissent du coton du sang du meurtri et le mettent avec cet os de mort, on voyait l’autre déchoir à chaque moment de son embonpoint, de sorte qu’après avoir traîné une vie langoureuse l’espace de deux ans, il mourut dans le dessein qu’il avait de venir recevoir le baptême à la Gardeloupe, où notre père était pour lors. Ils s’imaginent, quand il arrive une éclipse de lune, que Maboïa la mange, ce qui fait qu’ils dansent toute la nuit, tant les jeunes que les plus âgés, les hommes que les femmes, et il faut que ceux qui ont commencé continuent jusqu’au point du jour. Pour tout violon, ils n’ont qu’une calebasse, dans laquelle il y a quelques petits cailloux enfermés. Celle qui la remue tâche aussi d’accorder sa voix grossière avec ce tintamarre importun. Cette danse est diférente dans son principe de celles qu’ils font quand ils s’enivrent, parce que l’une procède de superstition, l’autre de gaillardise. Il faut aussi rapporter à une espèce de superstition les jeûnes qu’ils observent pour divers sujets, quand un garçon entre dans l’adolescence, quand les enfants ont perdu leur père ou leur mère, quand un mari a perdu sa femme, ou bien une femme son mari, quand ils ont tué quelques-uns de leurs ennemis dans la guerre, quand ceux qui sont nouvellement mariés ont un garçon pour leur pre1. Répliquèrent. 2. Objet. 3. La consomption. L’hectique est une ièvre qui provoque une diminution lente et progressive des forces et du volume de toutes les parties molles du corps. 207

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mier enfant. C’est ici le plus solennel de leurs jeûnes, ils passent quelquefois 5 ou 6 jours sans manger ni boire. D’autres, plus robustes, se contentent pendant 9 ou 10 jours d’un peu d’eau. S’ils ne faisaient ces rigoureuses abstinences, ils seraient tenus pour des lâches. Je ne sais si c’est par religion qu’ils s’abstiennent de manger de quelques animaux, comme porcs, poules, œufs et des plus délicats poissons. Venons maintenant à l’espérance qu’ils donnent de leur conversion. Quand ils entendent parler de la création du monde, de la mort d’un dieu, de la sainteté de nos sacrements, de la sublimité de nos mystères et de notre religion, ils témoignent tant de satisfaction qu’ils se privent même du repos pour ne se pas priver du plaisir qu’ils ressentent à écouter ceux qui en parlent. Les pères non seulement soufrent qu’on instruise leurs enfants, mais encore ils les envoient à l’école à notre père. Mais parce qu’ils s’aperçoivent que quelques insolents de leur nation méprisent les cérémonies qu’ils voient faire dans nos églises lorsqu’ils viennent en traite à la Gardeloupe, voilà pourquoi ils ont honte d’apprendre de peur d’être moqués de leurs amis. Ce n’est pas que notre père n’en ait baptisé quelques-uns, entre autres une ille âgée de douze ans, laquelle, entre autres pratiques de dévotion, se confessait avec tant de sentiment1 et un si grand repentir de ses petites fautes qu’il était tout évident que dieu n’est pas accepteur de personnes et que la grâce adoucit les cœurs les plus barbares. De plus, il a baptisé un petit enfant qui était extrêmement malade et qui reçut la santé du corps après avoir reçu la vie de l’âme. L’année 1645, les révérends pères capucins ont mené un Sauvage en France, qui a été baptisé à Paris avec assez d’éclat2. Il est retourné parmi les Sauvages et il y a grand danger qu’il n’oublie les belles instructions qu’on lui a données. Je trouve trois causes qui mettent obstacle à la conversion des Sauvages. La première est qu’ils ont été maltraités par les chrétiens, on les a chassés de leurs habitations et de leurs îles, on leur a fait la guerre, on en a tué dans les attaques, on en a blessé d’autres, on leur ôte encore aujourd’hui la liberté, après leur avoir ôté leurs biens, de sorte que le nom de chrétien leur est un nom d’aversion et de haine et on [n’]est pas en assurance parmi eux quand ils se souviennent de leurs pertes, et des plaies qui ne sont pas encore bien fermées sur leur corps, parce qu’ils sont extrêmement vindicatifs. La seconde vient du côté de nos gouverneurs, qui mettent empêchement à une si sainte entreprise, sous prétexte d’une maxime d’État. Ils disent qu’ils seraient contraints à la guerre, si la fureur de ces brutaux passait jusqu’à cette extrémité que de massacrer un père, qu’ils sont obligés de pourvoir au repos de leur peuple plutôt qu’à la propagation de la foi. Belle raison, ils ne voient pas qu’ils s’opposent au dessein de Jésus-Christ, qui a envoyé ses apôtres prêcher la vérité de l’Évangile à toutes créatures. Qui dit tout n’excepte rien. Ils font tort à la gloire du sang du ils de Dieu, puisqu’ils empêchent qu’il ne soit appliqué à des pauvres âmes qui gémissent sous la tyrannie du diable, qui semble se retrancher parmi cette nation, quoiqu’on l’ait chassé du monde. Ils font 1. Passion. 2. Il s’agit de Marabouis ; cf. supra. 208

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tort à tant de braves religieux qui feraient paraître leur zèle et leur ardente charité dans l’instruction de ces ignorants. On a fait des ordonnances par lesquelles on nous défendait de sortir des îles sans la permission des gouverneurs. Nous nous sommes moqués de cette injustice, parce que nous servons un plus grand maître qu’ils ne sont et, quand il s’agit de sa gloire, la charité, qui est prudente, nous anime à nous raidir contre la vanité de leurs eforts. La troisième cause vient de la nécessité que nous soufrons, outre que la grâce est fondée sur la nature, nous avons besoin de quelques commodités pour gagner l’amitié de nos Barbares par des petits présents et c’est ce qui nous manque. Nous avons souvent écrit en France à nos supérieurs que nous étions dans de grandes disettes et que nous ne pouvions plus subsister sans quelque charité mais soit qu’ils eussent des occupations plus pressées, soit qu’ils crussent que nous nous plaignions à tort, nous n’avons pas senti leur secours. Les gouverneurs, qui sont obligés de nous nourrir par obligation de contrat passé avec sa majesté dans le don qu’elle leur a fait de ces îles, nous ont toujours délaissés, parce que nous n’avons jamais voulu latter leurs crimes aux dépens de notre conscience et que nous avons jugé que de se taire quand on voit une injustice scandaleuse et manifeste, c’était lui donner un aveu tacite. Dans cet abandon général, nous avons été contraints de recourir au travail de nos mains et d’employer le temps à l’exercice de nos corps que nous devions employer à celui de notre ministère et, nonobstant toutes les peines que nous avons prises, tout le gain que nous avons fait a été seulement pour nous empêcher de mourir de faim. J’espère que ceux qui nous envoient ici auront égard à ces raisons et comme ils ont autant de prudence que de richesses, ils en feront des moyens pour procurer la gloire de Dieu et le salut de nos Barbares. Ils ont assez de crédit pour étoufer les tyrans et les tyrannies qu’on exerce contre notre innocence, qui éclateraient plus funestement si on n’avait pas de crainte de tomber par notre chute et de s’ensevelir dans nos ruines.

CHAPITRE VIII De leur commerce et de leur exercice1 S’il y a jamais eu nation qui ait été nécessiteuse dans toutes les choses que la nature a données abondamment à toutes les créatures, ça été celle de nos Sauvages. S’il fallait couper du bois pour faire une habitation, ils n’avaient que des haches de pierre, s’ils voulaient aller à la pêche, ils n’avaient que des hains2 de caret (qui est l’écaille de tortue) et, s’ils avaient dessein de faire une pirogue pour aller à la guerre contre leurs ennemis, ils soufraient toutes les peines imaginables pour couper un arbre, pour le tailler, pour le creuser et lui donner la façon d’une pirogue. Cette disette de toutes choses les rendit désireux du commerce qu’ils exercent avec les 1. Cf. Breton, Raymond. Relation …, op. cit., II, chap. 10, p. 75 et chap. 8, p. 70-72. 2. Hameçon. 209

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Français qui les avoisinent et avec tous les navires qui passent devant leurs îles. On leur donne des haches, des serpes, des couteaux, de la toile et des hains beaucoup plus propres pour la pêche que les leurs et ils rendent des cochons, des tortues, du poisson, des fruits, des feuilles de caret, qui est une écaille, parfaitement belle, dont on fait les plus rares peignes de l’Europe. Quand ils sont suisamment fournis de ces meubles, ils ne se soucient ni de la cherté de l’or, ni de la beauté de l’argent, ni de la rareté des perles. Ils ne traiquent pas en assurance avec les navires, à cause que quelques-uns des leurs ont été enlevés à qui on a ravi la liberté et quelquefois la vie. Ceux qui leur font plus de mal sont les Anglais, contre lesquels ils ont la guerre, à cause qu’ils ont occupé une de leurs îles, qu’on appelle Antiguoy1, dans laquelle ils veulent rentrer. Ils ont fait à cet efet plusieurs équipages, ils ont appelé leurs voisins à leur secours, ils leur ont livré plusieurs combats dans lesquels les Anglais ont toujours reçu du désavantage. Ceux-ci, en vengeance de ces mauvais traitements, quand ils passent devant la Dominique, ils changent de pavillon pour se rendre méconnaissables et pour attraper ces misérables par ce stratagème dans leur vaisseau et les vendre, comme la plus chère de leurs traites. Voilà en peu de mots ce qui concerne leur commerce. Voyons maintenant leurs occupations journalières. Ils ne sont pas sitôt levés, ou plutôt sortis de leur tanière, qu’ils courent à la rivière pour se laver tout le corps, ils allument après un bon feu dans leur grand carbet, qu’ils environnent pour être échaufés par sa chaleur. Là chacun dit ce qu’il sait, les uns s’entretiennent avec leurs amis, les autres jouent de la lûte, de sorte qu’ils remuent tous ou la langue ou les doigts. Cependant le déjeuner s’apprête par leurs femmes. Après le repas, l’un va à la pêche sur la mer, l’autre travaille à son habitation dans le bois, ceux-ci s’occupent à faire des paniers, ceux-là des guibichets2 (qui est une espèce de crible pour passer leur farine), on en voit qui font des lignes pour pêcher en haute mer, quelques autres des ceintures de coton. Ceux qui sont les plus fainéants coupent les poils de leur barbe avec un couteau, les uns après les autres, ou bien ils arrachent de leurs pieds des chiques, qui sont comme des puces dans leur naissance, mais qui grossissent comme un pois quand elles se sont nourries dans quelque partie du pied et même du corps de l’homme quelque espace de temps. Pour ce qui regarde les femmes, elles s’exercent dans un travail plus pénible que leurs maris, elles vont chercher du manioc, qui est quelquefois bien éloigné du lieu de leur demeure, elles l’apportent sur leur dos par des chemins raboteux et, après lui avoir ôté la première écorce, elles le gragent sur une pierre découpée en façon de râpe, pour par après faire sortir le venin de ce manioc gragé par l’efort de la presse, puis elles en font de la cassave en l’étendant sur une platine de terre qu’on échaufe par le feu qu’on met dessous. Elles passent de cette action à une autre qui est moins pénible, elles peignent leurs maris trois fois le jour, elles les rougissent de ce roucou dont j’ai déjà parlé, elles ilent du coton tant le jour que la nuit, elles cultivent leurs jardins et, si on a dessein de faire la débauche, les 1. Antigua. 2. Hibichets ou tamis, pour passer la farine du manioc. 210

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femmes préparent le oüicou. Elles ont une connaissance merveilleuse des simples1, avec lesquels elles guérissent une ininité de maux, et tous les ulcères auxquels il faudrait appliquer le fer et le feu pour en arracher la corruption, étant frottés de la seconde écorce d’un arbre qu’elles connaissent, ou bien de la racine de quelques herbes qu’elles broient dans un mortier, se referment sans diiculté. Lorsque les maris vont en traite2 dans les îles, il n’y a que celles qui sont les mieux aimées qui les suivent, lesquelles ont soin de porter toutes les nécessités qui sont de besoin dans un voyage. Elles s’occupent encore à se faire des bottines de coton les unes aux autres, qui leur serrent si fort les jambes que c’est une merveille comme elles peuvent vivre avec cette continuelle incommodité. Enin ces services si grands qu’elles rendent à leurs maris et le travail pénible qu’elles endurent dans les occupations de leur ménage me font juger qu’elles sont plutôt traitées d’esclaves que de compagnes. Ce n’est pas que l’amour que les Sauvages leur portent ne soit très grande, mais n’étant fondée que sur la brutalité de leur passion, elle se passe comme un feu de paille, qui conçoit promptement sa lamme mais qui s’évapore aussitôt en fumée, parce qu’ils les quittent facilement et les tuent dans la moindre connaissance qu’ils ont de leur inidélité.

CHAPITRE IX De leurs capitaines3 Les Sauvages ont trois sortes de capitaines qui leur commandent. Les premiers sont ceux qui sont les maîtres de quelques canots ou pirogues. Les autres sont ceux qui ont des habitations en propre. Les troisièmes, ceux qui sont élus tels par suffrage, ou bien parce qu’ils ont fait paraître un grand courage dans leur guerre, ou bien pour avoir tué plusieurs ennemis. Ils ne font jamais élection de jeunes gens, quoiqu’ils soient ils de leurs capitaines, de crainte que le peu d’expérience qu’ils ont et beaucoup de témérité qui les transporte, ne leur soient préjudiciables, mais bien de personnes âgées, ain qu’elles ne soient pas moins suivies pour la maturité de leur conseil, que pour la longue connaissance qu’elles ont des armes. Quand les vieillards connaissent qu’ils ne sont plus capables de supporter le fardeau de leur charge, ni des courses pénibles qu’il faut faire assez souvent dans cet emploi, ils s’en déportent4 et n’acquièrent pas moins d’honneur par cette ingénue confession de leur faiblesse que s’ils avaient remporté des victoires. Ain que la pluralité de ces capitaines ne fasse mourir le respect qu’on leur doit, il n’y en a quelquefois qu’un seul dans une île mais il y en a deux à la Dominique, qui demeurent éloignés l’un de l’autre de peur que leurs autorités ne se choquent et que la jalousie ne le[s] perde. Leur puissance est pourtant limitée, en ce qu’ils ne commandent que dans 1. 2. 3. 4.

Plantes médicinales. Vont commercer. Cf. Breton, Raymond. Relation …, op. cit., II, chap. 11, p. 76. Ils s’en désistent. 211

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les afaires qui concernent la guerre, et s’ils outrepassaient quelquefois les bornes de leur autorité, on se moquerait d’eux. Mais voyons de la façon qu’ils entreprennent la guerre. Lorsqu’ils ont formé ce dessein, ou pour venger quelques injures, ou pour l’espérance du butin, ils font un vin, qui est une de ces débauches desquelles j’ai déjà parlé. Après que la fumée de leur oüicou leur a rempli la tête, ils haranguent leurs soldats pour les animer à la guerre, ils leur représentent leurs pères massacrés, leurs frères dans la servitude, leurs biens perdus avec leurs habitations. La in de tout leur discours n’est autre que de les émouvoir à la vengeance. Lorsqu’ils ne font pas de vin, ils choisissent le plus apparent de leur troupe pour aller dans toutes les habitations pour amasser des soldats, qu’ils appellent des mariniers1 ; aussitôt qu’il est entré, il parle au maître du carbet environ l’espace d’une bonne demi-heure ; l’autre, qui écoute et qui n’a répondu que oui, recommence un discours aussi long que celui de son compagnon et, selon qu’il trouve à propos, il promet d’être du parti ou bien il le refuse. On n’y contraint jamais personne, mais on tâche de leur persuader que c’est une chose utile ou nécessaire. Quand ils sont assemblés, auparavant que de donner aucun assaut, ils envoient visiter les places qu’ils veulent attaquer, pour découvrir quels lieux leur seront plus avantageux, et s’ils sont capables de résister à leurs eforts. Après que les espions ont fait leur rapport, ils marchent, ordinairement au point du jour, pour investir une case, ils font un bruit si épouvantable que ceux qui ne sont pas accoutumés à ce stratagème perdent le cœur et prennent la fuite. Quand ils trouvent de la résistance, ils tirent sans cesse des lèches empoisonnées, ou bien tâchent de mettre le feu aux cases avec du coton allumé qu’ils attachent au bout de leurs lèches et qu’ils décochent dessus les toits, qui ne sont couverts ordinairement que de roseau. Le feu fait sortir ceux que la crainte avait renfermés et aussitôt les Sauvages courent dessus et les massacrent avec leur boutou, qui est un gros bâton qu’ils portent en guise d’épée, ou bien ils les blessent avec leurs lèches et, si les plaies ne sont promptement pansées, les blessés meurent indubitablement. La mêlée étant inie, ils prennent tous le butin qu’ils peuvent emporter, sans que les capitaines puissent contraindre leurs soldats à un partage. Ils font un festin, après leur retraite, des corps de leurs ennemis. Ils mangent sur les lieux leurs pieds et leurs bras et, après avoir boucané ou rôti le reste de leurs corps, ils s’en retournent et portent en triomphe, dans une débauche qu’ils font après leur retour, toute leur conquête.

CHAPITRE X De leur maladie, de leur mort et de leur sépulture2 Les Sauvages sont fort peu malades et vivent longtemps. L’hôte de notre père, qui est un des capitaines de la Dominique, appelé le Baron3, a encore son père 1. Dictionnaire de Breton, “boüittoucou : un sujet, un marinier”. Ici, les Caraïbes d’une pirogue, Cf. La Borde, op. cit., p. 19. 2. Cf. Breton, Raymond. Relation …, op. cit., II, chap. 12, p. 79-81. 3. Cf. ci-dessus. 212

relation de l’établissement d’une colonie française dans la gardeloupe

et sa mère, et cependant il voit ses enfants jusqu’à la troisième génération. La maladie qui leur est la plus commune s’appelle pian1, qui est une espèce de cette maladie honteuse que nos Français appellent neapolitaine2, qui ne leur arrive pas de l’immondice de l’impudicité, mais de la corruption de leurs viandes peu succulentes et des ordures dans lesquelles ils se vautrent. Ils se guérissent avec quelques coquilles de mer qu’ils boivent après les avoir broyées, ou quelques écorces d’arbres dont ils se frottent. Quoique nos Barbares vivent longtemps et qu’ils aient beaucoup de femmes pour servir à la multiplication, ils sont pourtant en petit nombre, tant à cause qu’on les enlève pour en faire des esclaves et, qu’étant extrêmement adonnés à la vengeance, ils s’entre-tuent sans autre forme de procès. Ils haïssent leurs dieux autant qu’ils les craignent, parce qu’ils croient qu’ils sont les auteurs de tous les maux qui leur arrivent. Ce n’est pas qu’ils n’aient recours à leur puissance pour recevoir de l’allégement dans les peines qui les tuent mais on voit par là que c’est plutôt par contrainte que par religion. Les malades parmi eux ne sont pas traités plus délicatement que les autres et, si on leur prépare plus de feuilles et des écorces d’arbres, plus de racines d’herbes, c’est pour guérir le mal et non pas pour sustenter le corps. Notre père demandait un jour à un Sauvage s’il ne voulait pas visiter son grand-père, qui était malade à la mort, il lui répondit que non, parce qu’il lui ferait trop de pitié et l’excès de tristesse qu’il concevrait de la douleur d’une personne qui lui était si proche, le rendrait indubitablement malade. Passons à leur sépulture. Quand quelqu’un des leurs a été tué dans la guerre, ils se mettront plutôt en hasard de perdre la vie que de laisser leur mort dans le camp. Ils ne veulent pas qu’après avoir si bien servi sa nation, il soit privé de l’honneur de la sépulture. Lorsqu’un Sauvage est mort d’une mort violente ou naturelle, ils creusent une fosse en rond dans la terre, ils lavent le corps et le rougissent, ils lui frottent la tête d’huile et on lui peigne ses cheveux. Ils l’enveloppent après dans un lit nouveau, le descendent dans la fosse et l’accommodent de telle sorte que sa posture est semblable à celle d’un enfant dans la matrice. Enin on le couvre d’une planche, pendant que les femmes versent des larmes de leurs yeux et poussent des soupirs de leurs cœurs. Les hommes s’en approchent et, touchant doucement leurs bras, semblent vouloir adoucir la rigueur de leur tristesse. Ils entonnent tous ensemble une chanson pleureuse mais on ne sait s’ils pleurent en chantant ou s’ils chantent en pleurant et puis, poussant peu à peu la terre avec les mains, ils couvrent le mort et remplissent la fosse. Ces cérémonies étant achevées, on brûle tout ce qui appartient à ce mort, ou bien on le distribue à ceux qui ont assisté aux funérailles. Si le mort avait quelques esclaves pendant sa vie, on les tue, comme pour les sacriier à l’âme du défunt. Les plus proches parents en portent le deuil, en se faisant couper les cheveux, et jeûnent rigoureusement, non pas ain 1. Tréponématose endémique des zones tropicales ou équatoriales humides. Le pian provoque une infection cutanée pouvant entraîner très souvent des lésions osseuses. 2. Le mal de Naples, la syphilis. 213

mathias du puis

que cette abstinence soit utile aux morts, mais aux vivants, et qu’ils mènent une plus longue et heureuse vie. Ils croient avoir trois âmes, une au cœur, l’autre au bras et la troisième à la tête. Ils pensent que celle du cœur après la mort s’en va au ciel et que les deux autres se changent en Maboïa, c’est-à-dire le diable, qui est très méchant, parce qu’il les étrille souvent, lorsqu’ils manquent de lui porter le respect que son orgueil exige de leur aveuglement. Ils disent qu’un Sauvage fut tué un jour pour avoir commis quelque insolence, lorsqu’on consultait ce dieu menteur pour quelque chose de funeste qu’on redoutait. Sa superbe insupportable veut qu’on le traite avec plus de révérence. S’il arrive que quelque ami du défunt n’ait pu assister à ses obsèques pour un empêchement légitime, il va sur son tombeau et renouvelle la douleur des autres par les larmes qu’il répand. Quand ils savent que le corps à peu près est pourri, ils font encore une assemblée et, après avoir visité le sépulcre et l’avoir foulé aux pieds en soupirant toujours, ils s’en retournent pour faire une débauche et pour noyer leurs larmes avec leurs ennuis dans un déluge de oüicou. Ad Majorem Dei gloriam1.

1. “Pour la plus grande gloire de Dieu”. 214

Pierre Pélican

Coppie d’une lettre

Coppie d’une lettre du R.P. Pierre Pélican de l’ordre des Frères prescheurs, docteur en théologie de la Faculté de Paris et Supérieur de la Mission aux Indes Occidentales, envoyée au R.P. Jean-Baptiste Carré, Prieur du Noviciat Général du mesme Ordre des Frères Prescheurs sis à Fauxbourgs Sainct-Germain les Paris1. [f°85r] Mon très honoré et révérend père prieur très humble salut en notre seigneur Jésus-Christ Laudetur Jesus et metuant eum omnes ines terrae2 Ayant déjà fait entendre à votre révérence tout de qui était de notre embarquement avant que nous partîmes de France, je lui raconterai maintenant par le menu tout ce qui s’est passé depuis le jour que nous levâmes les ancres de la rade de Dieppe jusqu’à présent. De prime abord, je prierai très afectueusement votre révérence de vouloir commander quelques particulières actions de grâces à votre sainte communauté pour les assistances et bénédictions extraordinaires dont la bonté de Dieu nous a comblés pendant le cours de notre navigation. Elle a été si heureuse que tous les pilotes s’en étonnent et confessent que jamais ils n’en ont vu ni ouï de pareille car en cinq semaines et deux jours nous avons fait cette grande traversée de mer de quinze cents lieues sans aucun orage ou tempête qui nous ait menacés de danger et avec un temps le plus agréable qu’on eût3 pu souhaiter. Tous tant que nous sommes en attribuons la cause aux ardentes et fréquentes prières de toute votre sainte et religieuse communauté et de tant d’âmes pieuses qui sont sous la conduite de votre révérence et des vôtres, aussi vous en remercions-nous très humblement et supplions de les faire continuer ain d’avoir les grâces nécessaires pour travailler fructueusement au dessein de notre mission. Étant donc partis de Dieppe un dimanche vingtième de mai, le calme et la bonace4 nous accueillirent depuis l’heure de midi jusqu’au mercredi suivant et ensuite5 nous 1. BNF, Manuscrits français, 15466, fs. 85r-88r. Publié également dans : Bulletin de la Société d’histoire de la Guadeloupe. Basse-Terre. N° 52. Michel Camus [et al.] : Au début des Français à la Guadeloupe, lettre du p. [Pierre] Pélican [1592-1682, O.P.] au p. [Jean-Baptiste] Carré [O.P.] (18 août 1635), p. 5-19. 2. Ps, 67, 8 : “Que Dieu nous bénisse et qu’il soit crains de tous les lointains de la terre”. 3. “eut”, ajout au-dessus de la ligne. 4. Le calme de la mer. 5. “nous eûmes continuellement les vents favorables, excepté deux jours où après avoir passé le Tropique”, raturé. 217

pierre pélican

eûmes encore quelque bonace, mais ce n’était qu’à reprise et sans retarder beaucoup le voyage, nous vîmes alors ce que vous n’avez jamais vu, qui est que le soleil en plein midi ne faisait1 aucune ombre en l’opposition de nos corps parce que nous l’avions pour lors verticalement sur nos têtes. Ainsi favorisés des vents, nous aperçûmes terre un jour de dimanche, fête de saint Jean-Baptiste2, et la saluâmes avec les grands cris ordinaires aux vaisseaux qui arrivent au port. Le lendemain nous descendîmes à la Martinique mais il n’y eut que fort peu de gens qui mirent pied à terre n’étant pas, pour cette année, le lieu de notre résidence. Néanmoins [f°85v] messieurs nos capitaines m’accordèrent que j’y arborasse la croix, prétendant d’y venir un jour la cultiver et faire porter des fruits de la vie éternelle ès3 Sauvages qui l’habitent. Accompagné donc du révérend père Pierre de La Croix4 et de quelques-uns du vaisseau, au nombre de treize ou quatorze, nous allâmes à bord5 et aussitôt nous remerciâmes Dieu, prosternés en terre sur la rive, l’espace d’un Pater, d’un Ave et d’un Credo. Ensuite, étant relevés, prenant l’étole avec l’eau bénite d’une main et le cruciix de l’autre, nous entonnâmes le Te Deum laudamus, lequel nous poursuivîmes jusqu’à l’arbre sur lequel nous désirions attacher la croix. Là nous trouvâmes quelques Sauvages et un de leurs capitaines, en présence desquels et de leur consentement je montai à l’arbre et y attachai la croix avec trois clous, chantant l’hymne Salute Crux Sancta, etc., avec les oraisons de Notre-Dame, de notre glorieux père saint Dominique et de tous les saints, et ensuite nous chantâmes l’Exaudiat pour le roi et mîmes les leurs de lys avec son très auguste nom dessous la croix pour marque de sa conquête. De là nous conférâmes longtemps avec les Sauvages, qui étaient au nombre de quatorze ou quinze (leurs femmes cependant6 étant éloignées sans qu’aucune s’en osât approcher). On leur dit que nous chassions7 les Maboyards8, qui sont lutins et diables follets qui s’apparaissent à eux et quelques fois les battent assez rudement. Ils en furent fort aises et demandèrent si nous étions bien expérimentés pour le faire. Leur ayant été répondu que oui, ils nous en témoignèrent beaucoup de joie et de contentement. Sur ce, nous les priâmes de baiser le cruciix, ce qu’ils irent volontiers et même ce capitaine, dont nous avons parlé, en appela plusieurs pour baiser la croix comme lui. Cette action nous it concevoir de grandes espérances de la conversion de ces Sauvages, nous persuadant que ceux qui seront destinés à mission pour cette île leur feront un jour adorer la croix aussi bien de cœur que nous leur avons fait faire de bouche. Pendant que nous 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8.

“qu’une”, raturé. 24 juin. Aux. Pierre Griphon de la Croix, dominicain ; il fait partie de la première mission à la Guadeloupe (1635). Il rentre en France pour raison de santé avec Pierre Pélican. Erreur de l’auteur. Lire : “à terre”. Pendant ce temps-là. Le mot “chassions” est mal écrit. Une autre main l’a réécrit au-dessus. Les maboyas. 218

coppie d’une lettre

nous entretenions ainsi avec eux, on apporta du vin qu’on leur présenta et, pour les attirer à nous par douceur, on leur en it boire à la santé les uns des autres. Ils nous promirent qu’ils reviendraient nous voir mais je ne sais pas encore s’il faudra beaucoup s’y ier parce que symia semper symia1 et ainsi nous prîmes congé d’eux fort paisiblement. Les ayant quittés et remontés au vaisseau nous tirâmes2 à la Gardelouppe, lieu de notre résidence, et y abordâmes le mercredi suivant après l’avoir tournoyée3 l’espace de vingt ou vingt-cinq lieues pour trouver un lieu propre à mouiller l’ancre. Nous ne mîmes pas néanmoins pied à terre le jour même mais seulement le lendemain, qui était un jeudi, veille des apôtres Saint Pierre et Saint Paul4, où nous commençâmes de sanctiier cette île y célébrant la messe [f°86r] en actions de grâces d’un voyage si heureux. Nous appliquâmes trois messes l’une pour notre roi très chrétien et monseigneur l’éminentissime cardinal duc de Richelieu, notre fondateur5, la seconde pour monsieur le président Fouquet6 et messieurs de la compagnie de7 l’Amérique8 et la troisième pour votre noviciat et tous les bienfaiteurs qui nous ont assistés de leur charité en notre voyage. Après nos dévotions, nous considérâmes la beauté et la bonté de cette île et de prime abord nous l’avons trouvée comme un paradis terrestre, quoique néanmoins elle ne porte quasi rien de ce qui est en notre France, car nous n’y avons encore vu ni blé, ni vigne, ni arbre, ni animaux semblables à ceux de nos quartiers. Il y a canne de sucre en assez grande abondance, un nombre très grand d’arbres fruitiers, tous diférents en leurs espèces et dont les fruits de quelques-uns surpassent en douceur et suavité les plus exquis de l’Europe et notamment une espèce de pomme de pin qui porte sur sa tête une tige à guise de leurs et couronnes impériales9. Nous vîmes quantité de perroquets avec un plumage de diverses couleurs. Il y en avait de rouge, de vert et de bigarré sur les arbres et, par l’air, on voit quantité de petits oiseaux beaux à merveille lesquels en grosseur ne sauraient excéder le petit doigt de la main et dont la grandeur est proportionnée à cette grosseur10. Entre les mouches qui volent par l’air en ce pays, il y en a qui sont aussi luisantes comme des étoiles et, n’était que la clarté du soleil fait éclipser de beaucoup la leur, elles feraient en l’air ce que les étoiles au ciel. Si nous n’avons ni pain, ni vin en ce pays, outre celui qu’on porte de France, nous espérons néanmoins pouvoir garder aisément nos 1. “Un singe reste toujours singe”. Dicton latin “Simia semper simia est, etiamsi aurea gestet insignia” : un singe est toujours un singe, même s’il arbore des armoiries dorées. 2. Nous nous acheminâmes. 3. Tourné autour. 4. 28 juin. 5. À cause du rôle de Richelieu dans la fondation du noviciat. 6. François IV Fouquet (1587-1640), l’un des principaux associés de la Compagnie des îles de l’Amérique. 7. “la Marine”, raturé. 8. Les associés de la Compagnie des îles de l’Amérique, fondée en 1635 et liquidée à partir de 1648. 9. L’ananas. 10. Le colibri. 219

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règles et constitutions pour ce qui est de nos jeûnes et de l’abstinence perpétuelle de viande parce que l’on trouve ici des tortues de mer dont une seule suit pour la nourriture de cent hommes et dont la chair excède en santé celle des animaux de la terre. On les attrape sur le bord de la mer pendant qu’elles y pondent leurs œufs, qui sont en nombre parfois cinq cents, fort gros et nourrissants. Ils ne difèrent de ceux de poules, sinon en la coque, laquelle ils ont fort tendre. On prend encore des porcs1 et vaches de mer2 qui ont de la chair, des os et du sang semblables en goût, bonté et nourriture à ceux de la terre. Nous avons encore parfois des baleines et d’autres poissons d’une monstrueuse grandeur, desquels on coupe et tranche pour manger en toutes sortes de façons. Surtout nous usons plus ordinairement de certains lézards aussi gros que la jambe, lesquels sont fort sains et savoureux. Ils font aussi des œufs fort bons, un peu plus gros que ceux de pigeons, qu’ils pondent sur la rive de la mer comme les tortues. Le coton et le pétun croissent encore ici en abondance et plusieurs autres choses que je ne manquerai d’écrire à votre révérence [f°86v] sitôt que nous aurons pris loisir de nous reconnaître. Messieurs nos capitaines ont pris chacun le lieu de leur habitation, qui n’est pourtant éloignée l’une de l’autre que de la portée d’un mousquet. À celle de monsieur de L’Olive3 nous fîmes une procession le jour de la Visitation de NotreDame4, qui fut le quatrième de notre arrivée au même lieu. Il a fait dresser un fort qui est bien clos et environné proche d’une rivière douce. On nous menace de la descente des Espagnols vers la in du mois de septembre et de quelques attaques des Sauvages, mais nous ne craignons ni les uns ni les autres5, voire espérons gagner par douceur les Naturels de cette île sans beaucoup de diicultés, étant peu en nombre et assez bien nés pour des Sauvages. Nous fîmes dresser dans ce fort, le dimanche huitième de juillet, une croix d’un beau bois rouge et fort dur de la hauteur de quinze pieds, laquelle nous saluâmes et honorâmes d’une seconde procession. Quant à notre demeure, nous sommes logés sur un petit fort qui est à la vue de la mer tout contre monsieur de L’Olive. Il nous y faut accommoder6 tout ce qui est nécessaire pour notre logement mais d’autant qu’il espère transférer sa demeure plus haut à un lieu plus commode qui est éloigné de deux ou trois lieux de celui où il est à cause d’une rivière d’eau douce où les barques peuvent entrer aisément, il diférera de nous bâtir le convent7, désirant nous avoir toujours à ses côtés, et proches de lui partout où il sera, et8 ainsi nous a-t-il promis que, transférant sa résidence au lieu susdit, il nous ferait bâtir un petit monastère qui revien1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8.

Marsouins. Lamantins. Charles Liénard de L’Olive (ca 1600-ca 1645), gouverneur de la Guadeloupe de 1635 à 1640. Le 2 juillet. “mais nous ne craignons ni les uns ni les autres”, souligné dans le texte. Arranger. Le couvent. “et”, au-dessus de la ligne. 220

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drait à celui qu’ont les révérends pères capucins en l’île de Sainct Christophle, où il m’a fallu faire un voyage, et à peine y avons-nous pu arriver étant sans cesse battus des vents contraires l’espace de quinze jours. Les révérends pères capucins1 nous ont reçus avec une extrême charité dans leur convent, qui est bâti sur la croupe d’une montagne où il faut plus de demiheure (à bien marcher) pour y monter. Ils ont fait venir en leurs jardins des raves, naveaux2 et fèves blanches et des pois verts et communs. Il y a en ce pays quantité de grives et de rats, lesquels empêchent que les grappes de raisin ne puissent venir à leur maturité, car, dès qu’elles sont un peu grosses et formées, ils les mangent et privent ainsi du fruit qu’on espérait. Sans cette engeance, on pourrait avoir de très bons vins car en trois mois les révérends pères capucins ont vu les grappes pendantes aux ceps de vigne que fraîchement ils avaient plantés. On tient que les rats font tort à cette île chaque année pour plus de trente mille écus. C’est dans cette île de Sainct Christophle que j’ai commencé à m’accoutumer au pain nouveau de ces quartiers qu’ils appellent cassane3. Il est formé de gaufres épaisses d’un tiers d’un doigt, rond, plat et large comme une plateine4 [blanc5]. Vous savez déjà qu’il n’est pas [f°87r] de froment, ni de seigle, mais de racines lesquelles, ayant été bien pilées et séchées, s’en fait une masse qui passe ici pour du pain. Le terroir de cette île, bien qu’il soit sablonneux, est néanmoins fertile puisque dans trois mois, ou pour le plus tard en six, il vous rend les sements6 avec une moisson fort plantureuse. Le plus souhaitable allégement que nous avons en ces quartiers, c’est la bonté des eaux. Elles sont si salutaires que jamais elles ne vous nuisent soit qu’on en boive ès plus grandes ardeurs, sueurs et travaux extraordinaires. De plus encore, elles sont si légères qu’elles s’évacuent plus par transpiration qu’autrement ce qui est une providence de Dieu, pour sans danger pouvoir rafraîchir les poumons, l’estomac, voire toutes les parties du corps que les chaleurs excessives font incessamment suer autant à minuit qu’en France en plein midi le jour de saint JeanBaptiste. Durant le séjour que j’ai fait en cette île, j’ai disposé les catholiques à recevoir la confrérie du Saint Rosaire et en ai laissé la direction aux révérends pères capucins avec la méthode nécessaire pour l’observance des statuts d’icelle. Cependant j’ai distribué quelques douzaines de chapelets aux uns et aux autres et même aux Nègres et Négresses de l’île, qui les ont reçus avec une grande dévotion. Les révérends pères capucins en ont déjà baptisé un assez bon nombre et de plus encore ont converti quelques hérétiques. Dieu nous fasse la grâce d’avoir la même bénédiction qu’eux en notre île de Gardelouppe, où étant de retour proche 1. 2. 3. 4. 5. 6.

Il s’agit vraisemblablement de Hyacinthe de Caen et Marcien de Caudebec. Les navets. La cassave. Une platine, ustensile comportant une surface plane. Il y a ici un blanc. Les semences. 221

pierre pélican

la fête de notre père saint Dominique1, j’ai trouvé que les révérends pères Nicolas de Saint Dominique2 et le révérend père Remond Breton avaient converti six hérétiques, ce qui m’a singulièrement réjoui, voyant sitôt nos petits travaux porter fruit, la gloire en soit à Dieu. Nous nous trouvons ici grandement courts et de calices et d’ornements et de mille petites nécessités, dont je vous envoie le rôle3 ain que ceux qui viendront l’année suivante en soient bien garnis. Le principal est4 que votre révérence ne manque point d’envoyer des ouvriers car il nous sera impossible de subvenir à ceux qui déjà sont ici et qui s’embarqueront les années suivantes à Dieppe. Ils doivent être robustes et résolus à supporter un peu de chaleurs pendant les six mois que le soleil se pourmène5 sur nos têtes. Il y fait si chaud que les Sauvages y sont nus comme la main et les Français avec la chemise et caleçons. Un peu d’accoutumance avec autant d’amour de Dieu nous rendront bientôt ces chaleurs supportables et à ceux que votre révérence nous enverra. Or ain qu’ils puissent ajouter ou diminuer à ce que nous avons fait dans le vaisseau pendant la navigation, je lui raconterai ingénument toutes les particularités. Bien que le capitaine du vaisseau ne fût pas catholique et qu’à peine se pouvait-on remuer ou entendre en icelui à cause de la multitude de gens qui s’étaient embarqués au nombre de trois cent soixante6, néanmoins nous avons fait tous nos exercices le mieux qu’il a été possible sans les discontinuer. [f°87v] Après un peu de sommeil que nous tâchions de prendre au bruit et tintamarre des continuels entretiens, des passages et des services des matelots, nous disions nos matines et ensuite faisions notre oraison mentale comme au noviciat, excepté qu’après avoir passé le tropique, où le soleil nous était vertical, il nous l’a fallu diviser et en transférer une partie en autre temps, les chaleurs ne pouvant nous permettre de continuer sans interruption toute l’heure accoutumée à la méditation. Entre matines et l’oraison, nous sonnions l’Angélus avec la clochette et le disions à haute voix ain que tous les catholiques nous imitassent et le disent en leur particulier. L’oraison inie, nous faisions dire les prières publiques, lesquelles étaient ordinairement pour le matin les litanies du saint nom de Jésus, les antiennes de la Vierge  : Sub tuum praesidium confugimus, de notre père saint Dominique  : Magne Pater Sancte Dominice, trois fois Domine Salve fac Regem avec les collectes et celles du roi. Quelque temps après, nous faisions ordinairement la prédication, quand les vents nous le permettaient. Si c’était en jour de dimanche, nous faisions l’eau bénite, nous chantions l’Asperges et l’évangile du jour, après lequel suivait le prône7, où nous recommandions très expressément notre roi très chrétien, mon1. 8 août. 2. Nicolas Breschet ou de Saint Dominique († 1642) appartient à la première mission des dominicains de 1635. 3. La liste. 4. “est”, écrit au-dessus mais d’une autre main. 5. Se promène. 6. Cf. ci-dessus, André Chevillard, chap. IV. 7. Instruction chrétienne faite le dimanche à la messe paroissiale. 222

coppie d’une lettre

seigneur l’éminentissime cardinal duc, monsieur le président Fouquet et messieurs de la Compagnie, et puis nous allions converser avec les autres, catéchisant les uns, conirmant les autres et tâchant d’instruire avec douceur et charité tous ceux qui étaient en notre compagnie. Après midi, nous sonnions l’Angélus à la même façon que le matin et disions les six Pater, six Ave et six Gloria comme au noviciat pour gagner ces rares indulgences que les saints pères nous ont données. Bientôt ensuite nous faisions l’examen de conscience et récitions le chapelet, ce qu’étant fait, nous recommencions nos pratiques et conversations mutuelles pour gagner les uns à Jésus-Christ et y afermir les autres. Plusieurs fois la semaine en ce temps-ci, nous faisions dire le chapelet à haute voix par cœur dessus et entre deux tillacs1. Sur les trois heures, nous disions les vêpres, lesquelles nous chantions s’il était jour ou veille de fête. Pendant les octaves2 de la Pentecôte, nous chantâmes avec grande solennité le Veni Creator sur les huit heures du matin et, après icelui, je faisais la prédication. Sur le soir, nous chantions les complies et le Salve. Après le souper, nous en faisions autant des litanies de Notre-Dame, lesquelles étaient suivies des mêmes antiennes et collectes pour le roi qui se disent le matin après celles du nom de Jésus. Je donnais ensuite la bénédiction et aspergeais le vaisseau de part et d’autre, ce qu’étant fait, on sonnait pour la troisième fois l’Angélus et ainsi nous inissions la journée. Outre les prédications ordinaires et fréquentes en chaque semaine, j’ai prêché encore les octaves du Saint Sacrement. Les trois révérends pères prêchaient aussi sans interruption, quand le vent nous le permettait, et avaient chacun en leur prédication matière diférente, l’un faisant sur les 4 ins de3 l’homme, l’autre sur les sacrements et l’autre sur les commandements. Ce qui nous a fait grandement peine durant notre navigation ç’ont été [f°88r.] été4 les blasphèmes, qui jour et nuit retentissaient à nos oreilles. Nous avons fait au-delà de notre possible pour les faire cesser mais nous n’avons jamais pu en venir entièrement à bout. Je ne vous parlerai point de notre disposition5, qui n’est pas des meilleures, mais il ne s’en faut pas étonner, puisque c’est la coutume de tous ceux qui n’ont jamais navigué d’être un peu éprouvés de la mer. Le révérend père de La Croix est alité6 d’une petite ièvre lente. Je crois que nous reprendrons tous nos forces sitôt que nous aurons un peu séjourné avec repos à notre petite habitation, d’où de par tous les trois révérends pères Nicolas de Saint Dominique, Raymond Breton et Pierre de La Croix nous prions Dieu incessamment pour votre révérence, que nous saluons très afectueusement, comme aussi tous nos très chers pères et frères, nous étant très afectionnement recommandés à vos saints sacriices et prières, et aux leurs. Je me signe et proteste7 pour tous quatre à jamais. 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7.

Ponts. Les huit jours qui suivent la Pentecôte : du 29 mai au 4 juin 1635. Mot rayé illisible. Les “4 ins de l’homme” sont la Mort, le Jugement, le Paradis et l’Enfer. Sic. État de santé. “aluté”. Assure. 223

pierre pélican

Votre très humble, très afectionné et très obéissant religieux en Jésus-Christ, frère Pierre Pélican, supérieur de la mission des Indes, ord. prad1. De la Gardelouppe ce 28 août 1635.

1. Ordine praedicatorum, ordre des dominicains. 224

TABLE DES MATIÈRES Introduction......................................................................................................5 Auteurs ............................................................................................................ 9 Établissement de l’édition ............................................................................... 18

PHILIPPE DE BEAUMONT LETTRE À MONSIEUR C.A.L. ESCUYER SEIGNEUR DE C.F.M. ETC. DEMEURANT À AUXERRE Lettre du Révérend Père Philippe de Beaumont de l’Ordre des Frères Prescheurs, ancien missionnaire apostolique dans les Indes Occidentales ; écrite à Monsieur C.A.L., Escuyer Seigneur de C.F.M. etc. demeurant à Auxerre. Où il est parlé des grands services rendus aux Français habitants des Îles, Antîles, par les Sauvages, Caraïbes et Insulaires de la Dominique............ 21

ANDRÉ CHEVILLARD LES DESSEINS DE SON ÉMINENCE DE RICHELIEU POUR L’AMÉRIQUE Épître et licences .............................................................................................39 PREMIÈRE PARTIE Des desseins de son éminence de Richelieu pour l’Amérique ..................................45 CHAPITRE I Les missions des frères prêcheurs aux diverses contrées du monde ...........................45 CHAPITRE II Desseins de son éminence de Richelieu pour l’Amérique ....................................... 53 CHAPITRE III Bref de sa sainteté et les soins de monsieur le cardinal pour les missions .................54 CHAPITRE IV Embarquement de la colonie et son heureuse arrivée aux Indes .............................56

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CHAPITRE V La colonie est troublée par les Sauvages .............................................................. 60 CHAPITRE VI Paix des Français avec les Sauvages.....................................................................63 CHAPITRE VII L’état déplorable de la colonie. Secours de missionnaires fort à propos ....................65 CHAPITRE VIII Voyage du révérend père Raymond à la Dominique avec  le  frère  Charles et les diverses pratiques du diable par la bouche des boyés et des rioches des Sauvages .....69 CHAPITRE IX Retour de nos missionnaires de l’île de la Dominique et la mort précieuse du révérend père de La Marre, supérieur et docteur de la faculté de Paris ...................73 CHAPITRE X Arrivée de religieux missionnaires de France. Lettre du révérendissime père général de l’ordre de saint Dominique. Patente de la congrégation des cardinaux....75 CHAPITRE XI Nouveaux troubles dans les îles : deux lettres de monseigneur le gouverneur à ce sujet ............................................ 79 CHAPITRE XII Luthériens, calvinistes et autres prétendus réformés convertis par le père Armand. Sa mort glorieuse à ce sujet ................................................................................82 CHAPITRE XIII Miracle de l’auguste sacrement de l’autel. Mabohia le confesse par les boyés et les rioches. Trois divers prodiges ...................... 85 CHAPITRE XIV Voyage d’Inouach, Caraïbe. Efets merveilleux de la divine providence ................. 90 CHAPITRE XV Continuation de cette matière ............................................................................92 CHAPITRE XVI Mutuelle façon d’agir des barbares envers les vaincus Sauvages d’Acaoüaïou convertis .............................................. 97 226

CHAPITRE XVII Remarquable éducation d’Aroüabahly, son entrée au bercail...............................100 CHAPITRE XVIII Auramou, Aloague, reçue dans la bergerie ......................................................... 103 CHAPITRE XIX La manière d’instruire les Sauvages, les esclaves noirs, et de catéchiser avec fruit ......106 SECONDE PARTIE Des missions des frères prêcheurs ès îles de l’Amérique. Où il est traité des derniers sentiments de Luther, de Calvin et de leurs disciples pour la religion prétendue réformée. Des conversions fréquentes des calvinistes, luthériens et autres religionnaires prétendus réformés .................................................. 111 TROISIEME PARTIE Du naturel, religion, mœurs et funérailles des Sauvages, Caraïbes, Galibis, Aloagues et Oüarabiches ........................................................123 CHAPITRE I De la religion des Sauvages : Caraïbes, Aloagues, Galibis, Samaïgotes, Ariotes et Oüarabiches..........................123 CHAPITRE II Naissance des hiches des Sauvages ..................................................................... 124 CHAPITRE III De l’éducation des Sauvages et de leurs mariages ................................................125 CHAPITRE IV Du grand vin, ou de la réjouissance d’ouycou des Sauvages et de ce qui s’y passe ...... 126 CHAPITRE V De la police Sauvages, et de leurs guerres........................................................... 128 CHAPITRE VI De la mort et dernière cérémonie des Sauvages .................................................. 129 Des Nègres ou Mores esclaves dans l’Amérique .................................................... 131

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MATHIAS DU PUIS RELATION DE L’ÉTABLISSEMENT D’UNE COLONIE FRANÇAISE DANS LA GARDELOUPE Épître et avant propos ................................................................................... 141 PREMIÈRE PARTIE CHAPITRE I De l’établissement de la colonie française à la Gardeloupe ...................................145 CHAPITRE II De la famine .................................................................................................. 148 CHAPITRE III De la guerre des Sauvages ................................................................................. 151 CHAPITRE IV Des malheurs qui arrivèrent après cette guerre ....................................................154 CHAPITRE V De Monsieur de Saboulies ................................................................................155 CHAPITRE VI Du Gouvernement de Monsieur Aubert ............................................................ 157 CHAPITRE VII Le voyage du révérend père Raimond aux Sauvages ............................................158 CHAPITRE VIII Le gouvernement de monsieur Houël .................................................................161 CHAPITRE IX Des religieux qui ont été dans la Gardeloupe ..................................................... 194 SECONDE PARTIE Des mœurs des Sauvages .................................................................................. 197 CHAPITRE I De leur origine ............................................................................................... 197 CHAPITRE II De leur mariage et de l’éducation de leurs enfants ............................................. 198 228

CHAPITRE III De leur langage.............................................................................................. 200 CHAPITRE IV De leur manger et de leur boire ....................................................................... 200 CHAPITRE V De leurs débauches ..........................................................................................202 CHAPITRE VI De leur beauté et de leur ornement...................................................................203 CHAPITRE VII De leur religion ..............................................................................................205 CHAPITRE VIII De leur commerce et de leur exercice ................................................................ 209 CHAPITRE IX De leurs capitaines ...........................................................................................211 CHAPITRE X De leur maladie, de leur mort et de leur sépulture ............................................. 212

PIERRE PÉLICAN COPPIE D’UNE LETTRE Coppie d’une lettre du R.P. Pierre Pélican de l’ordre des Frères prescheurs, docteur en théologie de la Faculté de Paris et Supérieur de la Mission aux Indes Occidentales, envoyée au R.P. Jean-Baptiste Carré, Prieur du Noviciat Général du mesme Ordre des Frères Prescheurs sis à Fauxbourgs Sainct-Germain les Paris ................................................................................. 217

229

L C   L’H Dernières parutions Approche cognitive du créole mArtiniquAis ranboulzay 1 / révolution 1

Bernabé Jean

Les créoles sont de véritables laboratoires propres à activer les recherches, notamment en ce qui concerne la genèse des langues. Ce travail est dédié à une redynamisation concrète de l’ensemble des créoles, à partir de la découverte de leurs ressources et potentialités lexicales. Suscitera-til une prise de conscience chez les locuteurs dont la pratique est constamment menacée par la décréolisation, phénomène trop souvent ignoré, méconnu, minoré, voire nié. La méthodologie de cette recherche, peut être mise à profit pour l’étude de toutes les autres langues. (23.50 euros, 242 p.) ISBN : 978-2-343-05925-9, ISBN EBOOK : 978-2-336-38076-6 Bilinguisme créole-frAnçAis en milieu scolAire guAdeloupéen récit d’une expérience

Durizot Jno-Baptiste Paulette

Bilinguisme créole-français en milieu scolaire guadeloupéen est un récit d’expérience riche d’une réflexion sur l’identitaire et l’éducation à la pluralité linguistique. Il capte l’attention des créolistes sur le devenir culturel et scolaire des langues créoles dans la zone américano-caraïbe. La conception de ce devenir se lit dans les ateliers de langues que l’auteure propose à l’École de mettre en place. (20.00 euros, 206 p.) ISBN : 978-2-343-04555-9, ISBN EBOOK : 978-2-336-37729-2 révolutions cArAïBes les premières lueurs (1759-1770)

Lara Oruno D.

Cet ensemble d’études consacrées à la Méditerranée des Caraïbes décrypte les années 1759-1770. Elles constituent le prologue d’un processus de révoltes, de destruction du système esclavagiste, l’affirmation d’une volonté d’indépendance qui balaient le champ d’îles et les portions continentales, sonnant la fin du vieux monde colonial aristocratique. Avec la guerre de Sept Ans débute une séquence historique dans la serre chaude des Caraïbes. (40.00 euros, 424 p., ) ISBN : 978-2-343-05946-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-37430-7 le chAnt du divers introduction à la philopoétique d’édouard glissant

Norvat Manuel

L’œuvre d’Édouard Glissant est réputée difficile. Il convoque à sa guise la littérature et les autres domaines de la création, mais aussi les sciences et les savoirs de l’humain : histoire, anthropologie, sociologie et philosophie. D’où parle Glissant, de quel point de vue, de quel territoire de la pensée et de la création ? C’est un plain-chant articulé autour du souffle du Divers, une «philopoétique» d’où s’énoncent les ritournelles conceptuelles et intuitives d’une vision du monde. (Coll. Ouverture Philosophique, série Arts vivants, 35.00 euros, 344 p.) ISBN : 978-2-343-04832-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-37367-6

esclAves, cAfé et Belle-mère, de Brest à sAint-domingue l’amiral le dall de tromelin une correspondance coloniale inédite (1769-1851)

Roussel Claude-Youenn

Quand en 1770, le marin du Roi, Brestois, Mathieu Marie de Dall de Tromelin, épouse Anne Pierre de Chambellan, il ignore que l’héritage de sa femme, à Saint-Domingue, va engendrer des tourments qui marqueront leur vie jusqu’à l’indépendance de la Grande Île. Cette correspondance inédite nous éclaire sur Saint-Domingue et la marine de Louis XVI, mais aussi sur les pratiques sociales de planteurs à l’aube de l’effondrement de l’économie coloniale de l’île. (SPM, 32.00 euros, 330 p., ) ISBN : 978-2-917232-27-9, ISBN EBOOK : 978-2-336-37326-3 louis pierre dufAÿ conventionnel abolitionniste et colon de saint-domingue (1752-1804)

Benzaken Jean-Charles – Préface de Marcel Dorigny

À partir de documents d’archives, l’auteur a reconstitué l’itinéraire de Louis Pierre Dufaÿ, collaborateur fidèle de Sonthonax et Polverel qui ont mis en place une politique anti-esclavagiste dans un contexte particulièrement difficile de guerre raciale à Saint-Domingue (aujourd’hui Haïti). Le résultat est surprenant et très contrasté : il n’est ni le diable que décrivent les colons attachés au maintien de l’esclavage ni l’apôtre que soutiennent les abolitionnistes, même si l’abbé Grégoire le cite parmi «les hommes courageux qui ont plaidé la cause des malheureux Noirs et sangs-mêlés». (52.00 euros, 672 p., Illustré en noir et blanc) ISBN : 978-2-917232-21-7, ISBN EBOOK : 978-2-336-37409-3 flux et lAngues en milieu urBAin créole étude de sociolinguistique urbaine à fort-de-france

Labridy Lorène

Cet ouvrage questionne le rôle et la place des langues à la Martinique et plus spécifiquement à Fort-de-France. L’île voit arriver sur son sol des milliers de migrants étrangers qui transitent ou s’installent. De plus, des migrations ont lieu à l’intérieur de l’île, la ville restant incontournable malgré un effort croissant de décentralisation. De ce fait, en plus du français et du créole, les langues en présence s’affrontent, s’entremêlent, cohabitent. (Coll. Espaces discursifs, 21.00 euros, 214 p.) ISBN : 978-2-343-05204-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-37340-9 lA pArole indomptée - pAwòl An mAwonnAj Suivi de memwa Baboukèt - mémoire de la muselière essai sur jean-paul sartre, paul laraque, franck laraque, manno charlemagne, richard Brisson, jacques stéphen Alexis, jean-claude martineau, rené depestre et dany laferrière (français haïtien)

Tontongi

Même quand il n’est pas une traduction d’un texte à l’autre, ce livre est bilingue pour avoir mis en rapport d’égalité et de parité les deux langues parlées par les Haïtiens. L’auteur essaie de montrer l’équivalence de compétence entre les deux langues dans leur univers parallèle. Le choix des textes n’est pas innocent, car la littérature, comme Sartre l’a démontré, n’est pas innocente : elle participe du projet de société. (Coll. Critiques Littéraires, 28.00 euros, 292 p., Broché) ISBN : 978-2-343-05393-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-37286-0 l’AmBivAlence identitAire dAns lA société mArtiniquAise essai psychanalytique d’une aliénation

Nonone Josette

Aujourd’hui, la Martinique se trouve dans une dépendance économique et sociale. L’AfroMartiniquais se trouve partagé entre le contexte franco-européen et le milieu afro-antillais. Cette contradiction émane aussi de situations de confrontation, d’où se dégage souvent un ressenti

de « fatalité », voire de «malédiction», entraînant «un sentiment de culpabilité collective», celui d’oser défier l’ordre social en place. Cette recherche vise à analyser le dilemme de la dépendance à partir de l’énoncé des malédictions, puis des considérations historiques, suivies d’une perspective psychanalytique. (17.50 euros, 180 p.) ISBN : 978-2-343-03807-0, ISBN EBOOK : 978-2-336-37068-2 l’entreprise BeAuport à lA guAdeloupe un exemple d’aménagement territorial et de transformation sociale

Gauthiérot Murielle - Préface de Marie-Laure Troplent

Au pays de la canne à sucre, l’entreprise Beauport n’intéressait personne depuis la fermeture de l’usine. Murielle Gauthiériot démontre que Beauport n’est plus une cathédrale morte mais un observatoire pour étudier l’interaction entre aménagement territorial et transformation sociale. Elle raconte le «Tout Beauport» et nous entraîne dans le système de la plantation industrielle. Sa méthode consiste en une expérimentation graphique à partir des cartes du territoire de Beauport et une analyse de la structuration socioprofessionnelle à l’intérieur de cette entreprise. (22.00 euros, 212 p.) ISBN : 978-2-343-04493-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-36968-6 mArchAnds et négociAnts de couleur à sAint-pierre (1777-1830) milieux socioprofessionnels, fortune et mode de vie (tome 1)

A. Louis Abel

Décrire et observer les marchands et négociants de couleur pierrotins revient à examiner des milieux socioprofessionnels composés d’hommes et de femmes qui se renouvellent au gré des crises sociales, politiques et économiques. Marchands et négociants de couleur à Saint-Pierre de 1777 à 1830 est la première étude socioculturelle consacrée à des milieux professionnels d’une ville antillaise coloniale. (Coll. Chemins de la Mémoire, série Histoire des Antilles, 31.00 euros, 302 p.) ISBN : 978-2-343-04926-7, ISBN EBOOK : 978-2-336-36774-3 mArchAnds et négociAnts de couleur à sAint-pierre (1777-1830) milieux socioprofessionnels, fortune et mode de vie (tome 2)

A. Louis Abel

Décrire et observer les marchands et négociants de couleur pierrotins revient à examiner des milieux socioprofessionnels composés d’hommes et de femmes qui se renouvellent au gré des crises sociales, politiques et économiques. Marchands et négociants de couleur à Saint-Pierre de 1777 à 1830 est la première étude socioculturelle consacrée à des milieux professionnels d’une ville antillaise coloniale. (Coll. Chemins de la Mémoire, série Histoire des Antilles, 35.00 euros, 642 p.) ISBN : 978-2-336-30579-0, ISBN EBOOK : 978-2-336-36773-6 conscience (lA) collective chez pAtrick sAint-éloi à travers 30 titres de chansons

Okenga Viviane

Cet ouvrage rend hommage à Patrick Saint-Éloi, chanteur français originaire de la Guadeloupe qui a grandement contribué à populariser le zouk. Initiateur du «zouk lov», son nom restera attaché au groupe Kassav’ auquel il a appartenu. Les textes analysés dans ce recueil sont parmi les plus importants de son répertoire et dénoncent des maux qui minent la société : l’immigration, le racisme, la dépravation des mœurs, la perte des valeurs, le réchauffement climatique, la paresse... (Coll. Harmattan Cameroun, 17.00 euros, 168 p.) ISBN : 978-2-343-02244-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-36714-9 chronologie Approfondie de l’AffAire sénécAl

D.Lara Oruno - Espaces Caraïbes III

Au cours des recherches concernant Léonard Sénécal, il a fallu constituer un axe de références chronologiques qui a été sans cesse enrichi. Cette documentation qui fourmille d’informations

inédites vient s’ajouter au corpus de textes publié par Oruno D. Lara dans Le Dossier SÉNÉCAL (Éditions du CERCAM). Ce dossier complet a été suivi de la publication de l’ouvrage Le rebelle écartelé. La Guadeloupe au XIXe siècle (Éditions L’Harmattan, 2013). Ce troisième volume d’Espaces Caraïbes se présente donc comme un complément indispensable aux travaux d’investigation permettant de comprendre Léonard Sénécal et son époque. (23.00 euros, 218 p.) ISBN : 978-2-343-04675-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-36156-7 mAno (lA) de orulA etnografía sobre ifá y la santería de la habana

Konen Alain - Proemio de Eusebio Leal Spengler ; Prefacio de Philippe Jespers

¿Qué es precisamente un acontecimiento retomado por la mano de un dios y qué es de la técnica de un humano que ha tomado la mano de ese dios? El autor explora esta singular «máquina» de pensar el destino - en el cual queda atrapada la mano del adivino - que es la adivinación Ifá. Propone para eso una descripción detallada de un ciclo ritual que empieza con la vida prenatal de un ser humano y termina con su muerte. (Coll. Recherches Amériques latines, 46.00 euros, 434 p.) ISBN : 978-2-343-04773-7, ISBN EBOOK : 978-2-336-36087-4 lettres à un Ami propos sur la conjoncture haïtienne

Douyon Frantz

Dans les Lettres à un ami, l’ami en question est un être générique s’intéressant à la chose haïtienne, au politique, c’est-à-dire la préoccupation des choses de la cité. Le livre contient quatre chapitres, «Démocratie et Lutte pour le pouvoir», «Développement et Culture», «Insécurité et Force de l’Ordre», «Le Créole, langue identitaire de l’Haïtien». Les «Lettres» esquissent des solutions pour une démocratisation véritable des mœurs politiques du pays dans le respect des droits naturels inaliénables de l’individu institutionnalisés dans un système judiciaire indépendant et crédible. (13.50 euros, 126 p.) ISBN : 978-2-343-01792-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-35699-0 esclAvAge (l’) est-il sAns fin ? nouvelles chroniques antillaises

Siganos André

Écrit sans langue de bois, sans parti pris ni complaisance, mais avec une rigueur empathique, cet ouvrage est le viatique indispensable de tous ceux qui veulent vivre ou travailler aux Antilles, comme de tous ceux qui veulent comprendre de quoi se nourrit le malaise identitaire antillais. Éclairées par un séjour de quatre ans aux Antilles, s’inspirant des événements nationaux les plus récents, ces pages détruisent bien des clichés et traversent les préoccupations actuelles. (19.00 euros, 192 p.) ISBN : 978-2-343-04251-0, ISBN EBOOK : 978-2-336-35628-0 hAïti mythe ou réAlité deux cents ans d’indépendance 1804-2004 Bourgeois Michel Malgré certaines contradictions, Haïti a célébré avec fierté en 2004 le Bicentenaire de son indépendance et son riche héritage révolutionnaire. Cet ouvrage met en parallèle ce passé prestigieux et resté mythique avec des réalités plus complexes quant à l’exercice de libertés si souvent revendiquées... car si durement acquises deux cents ans plus tôt. (25.00 euros, 238 p.) ISBN : 978-2-336-30371-0, ISBN EBOOK : 978-2-336-35329-6

L’HARMATTAN ITALIA Via Degli Artisti 15; 10124 Torino [email protected] L’HARMATTAN HONGRIE Könyvesbolt ; Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest L’HARMATTAN KINSHASA 185, avenue Nyangwe Commune de Lingwala Kinshasa, R.D. Congo (00243) 998697603 ou (00243) 999229662

L’HARMATTAN CONGO 67, av. E. P. Lumumba Bât. – Congo Pharmacie (Bib. Nat.) BP2874 Brazzaville [email protected]

L’HARMATTAN GUINÉE Almamya Rue KA 028, en face du restaurant Le Cèdre OKB agency BP 3470 Conakry (00224) 657 20 85 08 / 664 28 91 96 [email protected]

L’HARMATTAN MALI Rue 73, Porte 536, Niamakoro, Cité Unicef, Bamako Tél. 00 (223) 20205724 / +(223) 76378082 [email protected] [email protected]

L’HARMATTAN CAMEROUN BP 11486 Face à la SNI, immeuble Don Bosco Yaoundé (00237) 99 76 61 66 [email protected] L’HARMATTAN CÔTE D’IVOIRE Résidence Karl / cité des arts Abidjan-Cocody 03 BP 1588 Abidjan 03 (00225) 05 77 87 31 [email protected] L’HARMATTAN BURKINA Penou Achille Some Ouagadougou (+226) 70 26 88 27

L’HARMATTAN ARMATTAN SÉNÉGAL SÉNÉGAL L’H 10 VDN en face Mermoz, après le pont de Fann « Villa Rose », rue de Diourbel X G, Point E BP 45034 Dakar Fann 45034 33BP825 98 58Dakar / 33 FANN 860 9858 (00221) 33 825 98 58 / 77 242 25 08 [email protected] / [email protected] www.harmattansenegal.com L’HARMATTAN BÉNIN ISOR-BENIN 01 BP 359 COTONOU-RP Quartier Gbèdjromèdé, Rue Agbélenco, Lot 1247 I Tél : 00 229 21 32 53 79 [email protected]

Achevé d’imprimer par Corlet Numérique - 14110 Condé-sur-Noireau N° d’Imprimeur : 130553 - Dépôt légal : juillet 2016 - Imprimé en France

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